Afrique : pourquoi les violences ethniques (introduction du dossier)

6 min
Par Yann Mens

Hutus contre Tutsis au Rwanda et au Burundi, Kikuyus contre Luos au Kenya, Bétés contre Dioulas et Baoulés en Côte d’Ivoire, Bamilékés contre Bétis au Cameroun... Vue de loin, la politique africaine apparaît étrange et exotique. Les factions qui s’affrontent au sud du Sahara semblent porter plus souvent des noms d’ethnies que des étiquettes de partis, de mouvements ou de fronts. Des ethnies dont les traditions et les rivalités seraient figées depuis des temps immémoriaux.

Cette vision superficielle et fixiste a eu longtemps la caution des sciences humaines. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui où la plupart des anthropologues manient le concept d’ethnie avec moult pincettes tant il semble mal cerné, mais les clichés ont la vie dure. Et surtout une partie des Africains eux-mêmes brandissent les appartenances ethniques dans leurs affrontements politiques. Leur sincérité n’est pas (toujours) en cause, bien sûr. Faut-il pour autant accepter sans plus d’inventaire cette lecture culturaliste de la politique africaine ? Une lecture largement imprimée sur les sociétés du continent au moment de la domination coloniale.

Hiérarchie raciale

Car ce sont bien les administrateurs coloniaux qui pour l’essentiel ont figé la carte ethnique de l’Afrique, avec l’appui intellectuel des missionnaires souvent, et celui des anthropologues de l’époque qui l’ont peu à peu reprise sans trop y regarder. Les Français, les Britanniques, les Allemands, les Belges, etc. étaient alors soucieux de classer les groupes nombreux qu’ils devaient administrer sur les gigantesques possessions coloniales. Selon quels critères ? Ceux qui, dans leur esprit d’Européens du XIXe siècle, semblaient les plus aptes à fonder une identité collective stable : même langue, même territoire, même religion, même mythes, même mémoire... A leurs yeux empreints de hiérarchie raciale, pourtant, ces "peuplades non civilisées", proches de "l’état de nature", ne pouvaient mériter le titre de nations. Ils ont donc emprunté à la pensée grecque la distinction entre la supérieure polis, l’organisation en cités-Etats, et l’inférieure ethnos, la formation sociale des peuples qui étaient supposés ne pas avoir atteint le plus haut stade de sophistication politique 1.

Dans leur travail de classification, les responsables coloniaux ont généralement réutilisé des noms ou des termes en vigueur dans les régions concernées. Mais sans toujours percevoir le contenu précis que leurs informateurs africains donnaient à ces appellations. Et ce contenu était parfois péjoratif, tel le terme "bamana", volontiers employé par les commerçants musulmans juulas (dioulas) pour désigner les populations paysannes idolâtres qu’ils rencontraient le long des routes de leur négoce dans l’actuel Mali 2.

Parfois aussi, les vocables africains ne désignaient pas le type de communautés que les fonctionnaires coloniaux voulaient discerner. Ainsi, note Luc de Heusch, le groupe pastoral tutsi et la masse paysanne hutue "ne constituaient en aucune façon des ethnies, c’est-à-dire des groupes culturellement distincts. Partageant la même langue, les mêmes interdits, la même religion, Tutsi et Hutu étaient formés de deux classes sociales à vocation de castes, pratiquant une très forte endogamie" 3.

Dans certains cas, comme celui des Bétés de l’Ouest ivoirien, les administrateurs occidentaux ont créé artificiellement un territoire "ethnique" en fonction du découpage administratif correspondant aux villes coloniales et aux axes routiers. Comme l’observe Jean Pierre Dozon, le terme Bété ne désignait pas une communauté culturelle ou politique avant la colonisation, mais signifiait "paix, pardon". C’est-à-dire les mots que les populations adressaient aux colonisateurs conquérants 4...

Bricolage colonial

Dans la pratique donc, les multiples critères censés délimiter de façon cohérente telle ou telle ethnie ne coïncidaient pas parce que les frontières linguistiques, culturelles, sociales, politiques, etc. des sociétés précoloniales n’avaient pas la pérennité et la stricte rigidité qu’auraient aimé y trouver les administrateurs coloniaux : dans une même région du continent, on parlait simultanément plusieurs langues, on pratiquait plusieurs religions. Et surtout, le passage d’un groupe social à un autre était souvent possible. Comme le résumait avec humour Jean Bazin : "On peut devenir Bamana parce qu’on boit de la bière et devenir Dioula parce qu’on entreprend de faire du commerce".

Résultat du bricolage colonial qui a voulu figer une histoire en mouvement perpétuel : des groupes dont les traits culturels, les trajectoires historiques et souvent aussi les langues étaient différents ont été enfermés dans la même catégorie ethnique. Telles ces communautés supposées Dogons qui ne se comprenaient pas alors qu’elles habitaient des villages distants de dix kilomètres 5. Arbitraires ou pas, les ethnies ont ainsi été institutionnalisées par la puissance coloniale et elles se sont cristallisées d’autant plus vite qu’elles se sont retrouvées en concurrence pour les ressources, désormais gérées par l’occupant étranger : travail, terre, éducation... Ainsi, les jeunes gens originaires de l’Ouest ivoirien ont découvert en émigrant vers les villes de la côte, au début du XXe siècle, que les postes de responsabilité confiés par les Français à des Africains étaient déjà occupés par d’autres ethnies du pays colonisées plus tôt. Leur frustration face à cette discrimination de fait a servi de terreau à la naissance d’une conscience ethnique bété. Une conscience qui, comme pour beaucoup d’autres groupes du continent, est donc née dans le monde urbain "moderne". Et non dans le territoire ethnique prétendument ancestral.

Cette compétition s’est poursuivie, voire aggravée dans les Etats africains après les indépendances. Car en dépit de la rhétorique unitaire contre toute forme de tribalisme, les régimes autoritaires qui ont alors pris le pouvoir étaient de fait souvent dominés par quelques membres d’une des factions ethniques en concurrence sous la colonisation. Par son soutien financier et militaire, la France a d’ailleurs conforté ces potentats, afin de garantir son influence au sud du Sahara, gage de sa puissance sur la scène internationale. Dans un contexte où l’expression démocratique était le plus souvent exclue, il n’est pas étonnant que pour les communautés qui avaient le sentiment d’être ostracisées par le pouvoir en matière de droits (fonciers notamment), d’accès aux emplois et aux équipements publics, l’identification à l’ethnie soit restée un instrument d’expression de leurs attentes et de mobilisation de leurs forces.

Base électorale

Cette puissance de l’identification a rejailli souvent lorsque, dans les années 1990, une partie des Etats africains ont commencé à organiser des élections compétitives. Des hommes politiques ont alors utilisé la bannière ethnique pour se constituer une base électorale. Soit en surfant sur le sentiment de frustration des collectivités marginalisées. Soit à l’inverse en essayant de serrer les rangs des groupes dont quelques membres détenaient jusque-là le pouvoir et qui étaient menacés par un vote sanction.

Dans tous les cas, ce sont bien des enjeux économiques, juridiques, politiques... liés à la concurrence pour les ressources de l’Etat colonial d’abord, postcolonial ensuite, qui sont la source principale des affrontements entre groupes ethniques. Et non pas des haines éternelles entre communautés figées dans la tradition. Des affrontements d’autant plus désespérés et violents que les ressources des pays africains sont rares.

  • 1. ( "L’ethnie en question" par Bernard Formoso, p. 16 in Ethnologie : concepts et aires culturelles, sous la direction de Martine Segalen, Armand Colin, 2001.
  • 2. ( "A chacun son Bambara", par Jean Bazin, p. 99 in Au coeur de l’ethnie sous la direction de Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, La Découverte, 1985.
  • 3. ( "L’ennemi ethnique", Raisons politiques, n° 5, février 2002, p. 63.
  • 4. ( "Les Bétés : une création coloniale", in Amselle et M’Bokolo, op. cit.
  • 5. ( Amselle et M’Bokolo, op. cit. p. 32

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