Rép. Démocratique du Congo : droit du plus fort contre droit du sol

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Entre changements des lois sur la nationalité et interventions armées étrangères, les Congolais rwandophones voient sans cesse leur citoyenneté contestée.

Citoyens de plein droit ou éternels étrangers ? Depuis plus de quatre décennies, des centaines de milliers de rwandophones vivant dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC) sont brinquebalés entre ces deux identités par une législation mouvante. La plupart de ces Tutsis et de ces Hutus sont pourtant nés sur le sol congolais et descendent de vagues d’immigration qui peuvent remonter à deux siècles. Les historiens en effet s’accordent pour dire que lorsque les colonisateurs belges arrivent dans l’est de l’actuelle RDC à la fin du XIXe siècle, d’importants groupes parlant le kinyarwanda vivent déjà dans la région. Ils sont notamment issus du royaume rwandais voisin qui a tenté de s’emparer d’une région alors mal contrôlée par les pouvoirs locaux. En se repliant, le royaume rwandais a laissé ces groupes derrière lui. Ce sont en majorité des Tutsis, vivant dans l’actuel Sud-Kivu. Mais le tracé de la frontière coloniale entre les territoires du Congo belge et du Rwanda, qui suit grosso modo la ligne de partage entre les différents pouvoirs précoloniaux, intègre aussi des poches de peuplement hutu (Rutshuru, dans l’actuel Nord-Kivu) (cf. la carte p. 38). Dans les années 1930 et 1950, les Belges font venir au Congo environ 85 000 rwandophones, Tutsis et Hutus, pour travailler dans les plantations et les mines. Ils veulent ainsi faire baisser la pression foncière dans leur colonie rwandaise. Et jugent ces travailleurs immigrés plus appliqués que les locaux. Puis en 1959, des affrontements interethniques au Rwanda provoquent un nouvel afflux de 120 000 Tutsis au Congo.

République démocartique du Congo : carte

Lorsque le Congo accède à l’indé­pendance en 1960, un grand nombre de rwandophones sont donc établis sur son sol. Et d’autres les rejoignent dans les deux décennies suivantes pour des raisons économiques, mais surtout en raison des vagues de violences intercommunautaires dans les pays voisins. La loi du tout nouvel Etat, cependant, accorde la nationalité congolaise aux seuls descendants des groupes et tribus arrivés sur le territoire du pays avant le 1er octobre 1908. A cette date - arbitrairement choisie -, le roi Léopold de Belgique, qui avait initialement fait du Congo son domaine privé, avait été obligé de le transformer en colonie de l’Etat belge.

Revirement législatif

Mobutu Sese Seko qui s’empare de la présidence congolaise par un coup d’Etat en 1965, va favoriser certains groupes rwandophones pour régner en divisant. Un Tutsi, Barthélemy Bisengimana, est nommé directeur du bureau de la présidence en 1969 et devient le "parrain" de sa communauté. Il obtient en 1972 une modification de la loi qui étend la nationalité congolaise aux immigrants arrivés du Rwanda et du Burundi avant 1960, ainsi qu’à leurs descendants. Dans la pratique pourtant, les intéressés ont souvent du mal à obtenir une carte d’identité du fait de la résistance des autorités locales non-rwandophones. Mais Bisengimana tombe en disgrâce auprès de Mobutu en 1977, ce qui provoque un nouveau revirement législatif quatre ans plus tard. Désormais, ce n’est plus 1960, ni 1908, mais 1885 qui est fixée comme date limite d’arrivée pour définir les groupes rwandophones qui ont droit à la nationalité congolaise. Cette date, qui correspond à la conférence de Berlin au cours de laquelle les puissances coloniales se sont partagé l’Afrique, exclut quasiment tous les rwandophones de la citoyenneté. Les élites de la communauté se replient alors sur l’économie, exploitant les vastes domaines agricoles acquis, parfois illégalement, du temps où Barthélemy Bisengimana était encore en cour.

Au début des années 1990, la vague démocratique des conférences nationales qui fait florès en Afrique touche le Zaïre. Contraint d’en organiser une, Mobutu y instille la division en insistant pour que les délégués des provinces soient des "autochtones". Une appellation qui provoque de longs débats et aboutit à la quasi-absence de rwandophones dans les délégations des provinces orientales (Nord et Sud-Kivu) au profit de membres des communautés non-rwandophones (Hunde, Nyanga, Tembo, Nande, etc.). La Conférence nationale décide de maintenir la date référence de 1885 pour définir les rwandophones qui ont droit à la citoyenneté et établit trois catégories pour les autres : transplantés, réfugiés, clandestins. Elle décide de lancer un recensement pour savoir où se classent les différentes populations concernées. Cette décision provoque la création de milices ethniques dans le Nord-Kivu, les unes pour défendre les rwandophones, les autres pour imposer l’application de la loi. La détérioration de la situation dans les pays voisins accroît les tensions : en 1992, les massacres interethniques du Burundi puis, en 1994, le génocide rwandais provoquent un nouvel exil de populations tutsies d’abord, hutues ensuite.

En 1997, le régime Mobutu s’effondre sous la pression d’opposants en exil, menés par Laurent Désiré Kabila et soutenus par les pays voisins (Rwanda, Ouganda). Mais Kabila et ses alliés se brouillent. Et en 1998, la guerre déchire le pays, surtout dans les deux Kivus. Un mouvement soutenu par le régime rwandais, le RCD (Rassemblement des Congolais pour la démocratie), se présente comme le défenseur des Tutsis. Une partie de ceux-ci se rangent à ses côtés, mais d’autres s’y opposent. L’image de la communauté tout entière est entachée par le comportement de ces "protecteurs" rwandais et ougandais qui s’emparent de richesses minières comme le coltan ou les diamants. Aux yeux de nombreux non-rwandophones, les Tutsis ne sont que des "agents de l’étranger". L’image des Hutus est plus contrastée : tantôt, ils sont considérés comme des Bantous, et donc ethniquement proche des non-rwandophones, tantôt ils sont perçus à l’inverse comme des rwandophones ennemis...

Disposition suspendue

La guerre prend officiellement fin en 2002, avec les accords de Sun City (Afrique du Sud) qui prévoient la création d’institutions transitoires dans lesquelles les postes sont répartis entre les factions belligérantes Le RCD obtient l’une des quatre vice-présidences de l’Etat. Une nouvelle loi sur la nationalité est adoptée en 2004 après des débats mouvementés. Désormais, une personne peut être congolaise par son origine si elle appartient à l’un des groupes ethniques et des nationalités qui allaient former le Congo au moment de l’indépendance en 1960, si son père ou sa mère sont congolais, si elle est née en RDC de parents inconnus, ou encore si elle est enfant d’apatride ou d’étrangers dont la nationalité n’est pas automatiquement héréditaire. On peut aussi acquérir la nationalité congolaise individuellement, par naturalisation. En revanche, la loi maintient l’interdiction de la double nationalité, en vigueur depuis l’indépendance. Cela touche de nombreux rwandophones qui détiennent aussi des documents d’identité rwandais ou burundais. Mais pas seulement : les Congolais découvrent qu’une partie des parlementaires non-rwandophones qui ont voté la loi de 2004 détiennent, eux aussi, un second passeport, européen notamment ! La disposition est donc suspendue...

Multiples interprétations

Tout l’enjeu de la nouvelle loi est dans son application, car le texte ouvre la voie à moult interprétations. Ainsi, la nationalité peut être refusée à des personnes qui ont travaillé pour un pays étranger ou qui ont commis des crimes économiques. Une réalité qui ne touche pas que des rwandophones, mais qui pourra être utilisée contre eux. Surtout, l’article 6 qui évoque les groupes ethniques et nationalités qui allaient former le Congo en 1960, n’en précise pas la liste. Or, ces groupes ont changé d’appellation et de lieu d’implantation au fil du temps. Par ailleurs, certains avancent que si des rwandophones étaient peut-être présents sur le sol congolais en 1960, ils ne constituaient pas à proprement parler des groupes ethniques puisqu’ils n’avaient pas de grands chefs tribaux (au niveau du territoire ou de la province). A de rares exceptions, l’administration coloniale en effet n’avait pas reconnu aux rwandophones de chefferies au-delà du niveau du simple village. En outre, comme l’appartenance d’un individu à un groupe ethnique n’est fixée par aucun mécanisme formel, la délivrance des cartes d’identité est sujette à d’interminables contentieux. Pour trancher, l’administration risque de s’appuyer sur l’avis de grands chefs tribaux. Et donc sur des non-rwandophones... Le pouvoir de ces chefs est d’autant plus porteur de conflits qu’ils détiennent une autre prérogative : ils contrôlent l’attribution des terres dites communautaires, qui forment encore la majorité des terres disponibles. N’ayant pas de chefs à eux, les rwandophones sont donc dépendants du bon vouloir de ces leaders non-rwandophones. Il ne leur suffira donc pas d’une carte d’identité pour bénéficier d’une citoyenneté effective tant que leur gagne-pain dépendra d’un potentat local. Et qu’ils continueront d’apparaître aux yeux d’autres Congolais comme des agents de l’étranger. Une suspicion entretenue par les discours d’hommes politiques populistes et par le comportement fort ambigu du Rwanda.

Zoom Soudan : Great Family, la plus grande tribu, celle des victimes

En avril dernier, au Sud-Darfour, de violents combats entre deux tribus nomades pour le contrôle d’une terre ont contraint à l’exil des milliers de personnes. Un hôpital de fortune est alors établi, vers Tulus. Ce type d’installation est désormais monnaie courante dans le Darfour. Chose rare cependant, ce ne sont ni des ONG internationales, ni l’ONU, ni des ONG islamistes qui sont à l’origine de sa création, mais une association locale indépendante, Great Family ("la grande famille"). "Nous sommes là pour aider tous les habitants du Darfour. Arabes comme non-Arabes. Qu’importe la tribu !" explique son fondateur, Mohammed Hassan, natif de Nyala, capitale du Sud-Darfour, et issu de la tribu arabe des Bani Halfa.

Créée il y a deux ans, Great Family a dû affronter bien des obstacles. "Notamment le regard des autres intervenants sur le terrain humanitaire." En effet, le gouvernement soudanais délivre des autorisations qui permettent de se déplacer et de travailler, tandis que les organisations étrangères, elles, accordent des financements. Tout habitant du Darfour qui veut s’investir de façon impartiale doit donc lever les soupçons qui pèsent sur lui, chez les uns et les autres. "80% des ONG dites locales sont manipulées par les services de sécurité soudanais", estime Mohammed Hassan. "Et les humanitaires étrangers le savent très bien. Il faut donc des mois, voire des années, pour gagner leur confiance". Il a obtenu des financements pour des tentes, du matériel médical et les salaires du personnel qu’il doit former, dont certains membres sont eux-mêmes victimes de la guerre. La petite ONG a créé cinq emplois. Ce chiffre devrait augmenter. "Great Family est et sera encore une source de revenus pour moi, et d’autres, appelés à travailler à mes côtés. Les problèmes existaient avant le conflit, ils existeront après. La guerre n’a fait que les mettre en lumière..."

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