Entretien

"A l’europe, de donner des raisons de coopérer"

10 min
Robert Cooper Diplomate. Diplomate britannique, ancien conseiller spécial de Tony Blair pour la politique étrangère, Robert Cooper est chargé des relations internationales et des affaires politiques et militaires au Conseil de l'Union européenne. Il est l'auteur de La Fracture des nations, ordre et chaos au XXIe siècle (Denoël, 2004).

La puissance américaine sort-elle affaiblie de huit ans d’administration Bush, notamment du fait de l’échec subi en Irak ?

Ce n’est pas mon sentiment. Même si leur légitimité est affaiblie - et la légitimité est une composante essentielle de l’hégémonie -, les Etats-Unis restent envers et contre tout la clé de voûte du système international. Lorsqu’il s’agit de prendre une initiative sur le processus de paix au Moyen-Orient, cela dépend toujours avant tout de l’Amérique ; lorsqu’il s’agit de faire fonctionner l’Otan, cela dépend toujours avant tout de l’Amérique ; lorsqu’il s’agit de renforcer la présence militaire en Afghanistan, cela dépend toujours avant tout de l’Amérique ; et je pense que nul pays d’Europe n’envisage d’assurer sa sécurité sans elle... Partout dans le monde, qu’on le veuille ou non, ce que l’on écoute et ce que l’on observe - quitte à n’en pas tenir compte -, c’est ce que l’Amérique dit et ce que l’Amérique fait. Notamment parce que sur le plan militaire, les Etats-Unis jouissent d’une puissance sans rival. C’est une situation somme toute très confortable pour l’Europe et, à maints égards, pour le monde. Car si je n’ai rien contre les rivalités de puissances, je préfère qu’elles ne s’expriment pas en termes militaires. L’existence dans ce domaine d’un hégémon unique me séduit beaucoup - pour autant que ladite puissance n’utilise pas sa force de manière tyrannique.

N’est-ce pas précisément ce qu’ont fait les Etats-Unis de George Bush ?

Winston Churchill résumait parfaitement le problème, avec son ironie mordante : "Les Américains prennent toujours la bonne décision, une fois qu’ils ont épuisé toutes les autres possibilités". Cependant, ils sont capables d’apprendre de leurs erreurs. Quand l’administration va trop loin, le Congrès et la Cour suprême finissent par corriger le tir. C’est l’avantage d’un système politique ouvert et pluraliste : cela vous oblige à reconnaître vos erreurs, et parfois même à en tirer les enseignements.

Un tel géant, quand il est blessé, n’est-il pas plus dangereux ?

Cette situation a en effet des conséquences très ambivalentes. D’un côté, si l’on pense comme moi que cette puissance est plus bénéfique que nuisible pour le monde, il vaut mieux qu’elle ne se pense pas aussi invulnérable que l’Europe, par exemple. Car un certain sens de sa fragilité, ou un certain messianisme, est nécessaire pour avoir envie de maintenir le haut niveau de dépenses militaires dont nous avons besoin pour éviter l’émergence d’une grande puissance militairement rivale.

Cela étant, c’est vrai, les pays qui se sentent menacés ou qui ont le sentiment de devoir changer le monde sont potentiellement dangereux. La puissance américaine cependant est limitée d’une double manière. La première, c’est la société américaine elle-même ; il s’agit d’un pays démocratique. Il est clair que la campagne en Irak a eu un profond impact : à l’avenir, les Etats-Unis feront preuve de beaucoup plus de retenue dans l’usage de la force. La seconde contrainte, c’est que la puissance militaire est plus difficile à utiliser aujourd’hui qu’hier. L’Irak en fournit la parfaite illustration, nous rappelant à cette vérité élémentaire de notre monde : même le plus puissant n’est pas tout-puissant. Et, par l’une de ces ironies dont l’histoire est friande, c’est largement le fruit de l’un des plus grands succès de l’influence américaine : le principe d’autodétermination des peuples, prêché par le président américain Woodrow Wilson pendant la première guerre mondiale, a aujourd’hui triomphé. Cela rend singulièrement plus compliqué l’usage agressif de la puissance pour résoudre les crises internationales quand il s’agit de crises internes aux sociétés. L’impérialisme, fût-il pavé de bonnes intentions démocratiques, est en état de mort clinique. Car seuls les habitants d’un Etat, et non une puissance extérieure, peuvent, in fine, gouverner durablement leur pays.

Faut-il alors renoncer à toute intervention ? Existe-t-il une alternative au wilsonisme armé des néoconservateurs américains ?

Il faut rester modeste et décider au cas par cas. Mais, surtout, il faut être prêts à payer parfois le prix de l’ingérence. A cet égard, ce n’est pas l’Irak qui m’étonne ; c’est la relative stabilité et la relative qualité de gouvernement que connaît aujourd’hui l’Europe centrale après plus de quarante ans de communisme ; voilà l’exception ! En l’occurrence, il y avait pour rendre cela possible l’Union européenne, l’Otan et la mémoire conservée des expériences démocratiques de l’entre-deux-guerres. Le même genre de petit miracle paraît d’ailleurs susceptible de se produire dans les Balkans, parce que la communauté internationale - et l’Union européenne au premier chef - a accepté d’y prendre en grande partie la responsabilité de la reconstruction de l’Etat, aux côtés des Bosniaques. Aujourd’hui, la stabilité de la région s’explique par la perspective d’une adhésion à l’Union européenne, aussi lointaine soit-elle. Voilà une forme d’alternative, qui n’a rien à voir avec l’impérialisme au sens classique. C’est ce que j’appelle l’empire volontaire de l’Union européenne : pour pouvoir adhérer, de nombreux pays acceptent de modifier leur Constitution et de réécrire leurs lois.

Mais quid du Rwanda hier ou du Darfour aujourd’hui ? Faisons un rêve : en 1994, les puissances occidentales interviennent et empêchent la poursuite du génocide au Rwanda. Et après, que faire ? En général, nous organisons des élections. Mais comment penser que cela peut suffire à réparer un tissu social et politique à ce point déchiré ? Si nous étions intervenus au Rwanda, nous y serions encore, avec selon toute vraisemblance d’immenses problèmes à résoudre. En avons-nous vraiment la volonté et la capacité ?

Ce sont les questions difficiles face auxquelles l’Europe ne doit pas abandonner les Etats-Unis. Mais, pour cela, nous avons besoin dans l’Union d’armées mieux équipées, ce qui signifie y consacrer plus d’argent, ou apprendre à le dépenser mieux en cessant nos enfantillages - chacun voulant son tank, son hélicoptère... Pour cela, nous avons aussi besoin de systèmes permettant de déployer efficacement des policiers, des médecins, des comptables, des avocats, etc. Et cette Europe plus capable, plus active, serait un partenaire plus solide pour les Etats-Unis et donc plus influent.

L’Europe a-t-elle la moindre chance de devenir un jour suffisamment unie et forte en politique étrangère pour être crédible et écoutée ?

Je participe à la diplomatie européenne depuis environ vingt-cinq ans. Croyez-moi, la situation a beaucoup changé. Notre politique étrangère est bien plus cohérente, bien plus unie, bien plus active qu’elle ne l’était. Et c’est notre intérêt manifeste. Le monde de demain sera un monde de grandes puissances continentales : l’Inde, la Chine, les Etats-Unis, la Russie, peut-être l’Union africaine, peut-être l’Amérique latine... Si elle veut compter, l’Europe doit se rassembler, et elle progresse dans cette voie. La création de la politique européenne de défense et de sécurité a joué un rôle très important de ce point de vue : tant que l’Europe se contentait de déclarations communes, la nécessité de se mettre d’accord était somme toute secondaire. C’est une autre paire de manches quand il s’agit de décider du déploiement de troupes ou de l’envoi de missions de police. Et cela produit a un effet d’entraînement ; l’habitude de monter des opérations communes aide à forger un consensus.

Les Etats-Unis sont-ils prêts à accepter une Europe plus active, qui serait aussi un partenaire plus contraignant, alors que l’Irak a révélé des divergences fondamentales entre les deux rives de l’Atlantique ?

Je ne crois pas que l’Irak ait bouleversé la relation transatlantique ; la qualité et l’intensité du dialogue sont d’ailleurs redevenues ce qu’elles étaient avant 2003. Car l’alliance entre l’Europe et les Etats-Unis reste la plus importante de toutes pour chacun des deux partenaires. Et notamment pour Washington. Fondamentalement, les Etats-Unis demeurent une société européenne. Même les habitants de Californie parlent des langues du Vieux Continent - que ce soit l’anglais ou l’espagnol. Ils ont la même religion, étant entendu que les Américains sont des croyants plus zélés que nous. Et, en terme de sécurité, l’Europe n’est certes plus la principale préoccupation des Etats-Unis, qui s’est déplacée au Proche et Moyen-Orient. Mais n’est-ce pas aussi notre souci premier ?

La proximité culturelle peut-elle suffire à entretenir une relation transatlantique vivace ?

Nous vivons dans un monde où la plupart des crises naissent moins des rivalités entre Etats que de l’ébranlement des sociétés en voie de modernisation. C’est notamment la grande incertitude à propos de la Chine. Pour le moment, au regard d’une histoire de l’ascension des grandes puissances pavée de sang, Pékin se comporte conformément à son mot d’ordre d’ascension pacifique. Mais la modernisation entraîne des ruptures majeures au sein de la société et le développement s’accompagne souvent de la montée du nationalisme. Nous ne sommes donc pas à l’abri de mauvaises surprises...

En tout état de cause, un monde comme celui-là n’est pas de ceux qu’une puissance unique, aussi colossale fût-elle, peut maîtriser seule. Et les Etats-Unis en ont conscience. J’ai été très frappé par un récent discours de John McCain. Il faisait référence au rôle de Washington dans le monde en 1945 et à l’internationalisme libéral qui guidait alors la puissance américaine, avec le plan Marshall et la création des grandes institutions internationales. Le candidat républicain affirmait à la fois que le rôle des Etats-Unis était de poursuivre dans cette veine et que, cette fois, ils n’y parviendraient pas seuls.

Après leur échec en Irak, les Etats-Unis seront-ils donc plus enclins à renouer avec leur fibre internationaliste libérale qu’avec leur fibre isolationniste ?

Pourquoi tant se soucier de l’Amérique que nous aurons dans les prochaines années ? La bonne question, à mes yeux, est davantage : quelle Amérique voulons-nous et comment l’obtenir ? Il est très confortable de reprocher aux Etats-Unis leur ivresse militaire, en oubliant qu’il appartient aussi à l’Europe d’essayer de construire un monde où l’Amérique aurait toutes les raisons d’être une puissance coopérative. Si nous voulons que l’internationalisme libéral l’emporte, il nous faut trouver les moyens de montrer aux Etats-Unis que le renforcement des institutions internationales est essentiel à leur sécurité et à leur prospérité.

Vous avez écrit : "Il n’y a pas d’autre solution que de gérer les relations internationales par les institutions"...

Oui, les Nations unies ne fonctionnent pas merveilleusement bien, mais elles sont indispensables. Je suis, par ailleurs, très impressionné par l’OMC (Organisation mondiale du commerce), qui a joué un rôle fondamental dans l’ascension pacifique de la Chine. Dans un autre registre, le grand défi de ce siècle sera le changement climatique ; il nous faut créer une nouvelle institution dans ce domaine. Nous devons aussi essayer de renforcer les organisations internationales de sécurité. L’histoire des quatre derniers siècles a été celle de l’invention et de la consolidation des institutions nationales, qui ont apporté aux populations plus de liberté et de sécurité. Je suis convaincu que ce type de processus peut de la même manière contribuer à civiliser les relations internationales. La création de l’UE est le meilleur indicateur de ce qui peut être accompli, et des difficultés qui nous attendent en chemin.

Comment convaincre les Etats-Unis de cette nécessité ?

Il ne s’agit pas de se lancer dans une grande réflexion sur l’architecture de la planète, mais de résoudre les problèmes un à un. Et il me semble que l’essentiel, de ce point de vue, est de changer la relation des pays riches avec les pays du Sud. Sur ce plan, la Chine et l’Inde sont essentielles. Ces pays se trouvent dans l’étrange position d’être à la fois de grandes puissances et des nations en développement. Si nous pouvons assurer durablement une relation de partenariat avec ces géants, nous aurons créé un leadership coopératif au Sud susceptible de favoriser l’intégration de l’ensemble des pays sous-développés au système international ; et nous aurons réduit la fracture la plus grave du monde contemporain. ??????? ??????

Propos recueillis par Sandrine TOLOTTI

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