Italie : les catholiques ultras reviennent en politique

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Des groupes conservateurs ont fait irruption sur la scène politique dans le silence de la majorité des croyants. Ils trouvent des appuis au sein de la société sur les questions de moeurs.

Les élections d’avril dernier, remportées par la droite de Silvio Berlusconi, viennent confirmer ce qu’une foule d’observateurs avaient noté depuis plusieurs années : le catholicisme change de visage en Italie, suscitant au passage nombre de conflits qui agitent l’opinion publique et les médias de la péninsule. Il se radicalise en même temps qu’il se divise ; cette double mutation est particulièrement visible depuis l’arrivée au Vatican de Benoît XVI, mais ses racines remontent plus loin, aux années 1990 et à l’effondrement de la démocratie chrétienne, le mouvement qui avait dominé la vie politique italienne depuis 1945.

Comparé aux décennies d’après-guerre, qui avaient vu naître un compromis entre l’Eglise et les tenants de la laïcité (les socialistes et les libéraux), l’univers catholique italien paraît aujourd’hui à la fois plus éclaté et plus porté au discours populiste. Il a perdu l’unité qui était la sienne à l’époque où les laïcs étaient organisés au sein d’un mouvement de masse puissant, l’Action catholique, et représentés par le Parti démocrate-chrétien sur le plan politique. Aujourd’hui, l’Action catholique, frappée par la crise du catholicisme social et l’individualisme croissant de la pratique religieuse, est l’ombre d’elle-même. Quant au "vote catholique", il est éparpillé entre nombre de partis différents. Dans le sillage de cet effondrement, certaines voix se font désormais entendre plus clairement que d’autres. C’est le cas d’une fraction, minoritaire mais de plus en plus visible, organisée autour de mouvements comme Communion et Libération, et qui donne à voir un engagement politique nouveau : plus traditionnel dans sa conception de la foi, plus intransigeant dans sa critique de la modernité, plus défiant aussi à l’égard de l’islam.

La dispersion actuelle du monde catholique coïncide ainsi avec une polarisation culturelle croissante, qui a pris une ampleur telle que certains observateurs parlent d’une nouvelle guerre entre les "cléricaux" et les "anticléricaux". C’est ainsi, par exemple, qu’a été interprété l’épisode de janvier dernier, lorsqu’à la suite des protestations d’une partie des étudiants et des enseignants - qui l’accusaient d’intolérance et d’obscurantisme -, le pape a dû annuler in extremis sa visite à l’université de La Sapienza de Rome, où il devait tenir une conférence. Assurément, nous sommes loin des guerres culturelles que le pays avait connues à la fin du XIXe siècle et au début du xxe, lorsque les deux camps s’opposaient sur tout, à commencer par la légitimité de l’Etat (dont la création en 1861 scella le sort des Etats pontificaux et provoqua un conflit qui dut attendre les accords de Latran de 1929 pour être réglé). Contrairement au conflit d’il y a un siècle, le clivage actuel oppose en réalité deux "camps" très hétérogènes. Du côté des "cléricaux" se retrouvent, aux postes de commande, quelques évêques sous la houlette du très conservateur cardinal Ruini - jusqu’à récemment le président de la Conférence des évêques -, entourés d’une galaxie d’hommes politiques issus de la démocratie chrétienne, des mouvements catholiques les plus politisés et de ce qu’on appelle en Italie les "théoconservateurs", ou encore "athées pieux" : des intellectuels qui - à l’instar de Giuliano Ferrara, directeur du journal Il Foglio, ou de Marcello Pera, philosophe et homme politique de Forza Italia, la formation de Silvio Berlusconi - voient dans le christianisme moins une source spirituelle personnelle que le ciment culturel de l’Occident. Du côté des "anticléricaux", on retrouve surtout les diplômés et les couches sociales les plus dynamiques en termes économiques, mais c’est un "camp" encore plus dispersé que le premier et sans programme : la société italienne n’a jamais été très attachée à la laïcité à la française, et elle a oublié, pendant les décennies d’après-guerre, les passions anticléricales qui avait agité la péninsule au tournant du XXe siècle.

Ce qui choque le plus les tenants d’une séparation entre religion et politique, c’est le silence des catholiques modérés devant l’activisme de ce "nouveau catholicisme" antilibéral. Le débat sur l’immigration en offre de nombreux exemples : devant les propos souvent outranciers et aux accents xénophobes qui ont accompagné la récente campagne électorale, l’Eglise a paru complètement absente. L’indignation des critiques est compréhensible : comment se fait-il que les prêtres et les fidèles qui ne partagent pas les idées des leaders de ces mouvements catholiques laissent à ceux-ci le droit de parler au nom de tous les croyants ? La même question s’applique à la hiérarchie ecclésiastique : c’est un fait bien connu que la majorité des évêques se méfient en réalité de la politisation outrancière proposée par le cardinal Ruini. Ce dernier, pourtant, a bien occupé le devant de la scène. Ce qui constitue un phénomène nouveau. Jean-Paul II en effet, s’il soutenait les nouveaux mouvements catholiques, n’était pas un passionné de la vie politique italienne, et il arrivait au moins à contenir l’activisme des hiérarques les plus politisés ; sous Benoît XVI en revanche, le cardinal Ruini a semblé omniprésent, et ceux qui le critiquent restent très discrets.

Pour fondée quelle soit, cette critique manque toutefois l’essentiel, à savoir l’apparition d’un nouveau rapport de force au sein du monde catholique lui-même. La mobilisation des nouveaux mouvements catholiques a en effet radicalement réduit les marges de manoeuvre de tous les autres acteurs : les évêques, le clergé, les simples fidèles. A l’intérieur même de l’Eglise, les croyants individuels, tous ceux qui restent à l’écart des mouvements et des associations, éprouvent un isolement tel qu’on peut les comparer à une diaspora. La situation actuelle s’apparente donc moins à une structuration globale du "vote catholique" en faveur de la droite (même si les régions où la culture catholique est le plus solide, comme les régions du Nord, sont aussi celles où la droite devance le plus la gauche...) qu’à une "récupération" de l’étendard catholicisme par une minorité active. Dotés d’une grande capacité de mobilisation et réclamant une relation directe avec le Vatican, les nouveaux mouvements catholiques contournent le catholicisme institutionnel et l’essentiel de la hiérarchie - les paroisses, les diocèses, les ordres religieux - et font de la fidélité directe au pape lui-même la première et l’ultime vertu. Cette "avant-garde" s’est développée sous le pontificat de Jean-Paul II, mais son activité devient de plus en plus visible sous Benoît XVI. Deux manifestations récentes en témoignent : le Family Day sur la place San Giovanni à Rome et le rassemblement de solidarité avec le pape organisé en réponse à l’incident à l’université de La Sapienza. Conçues par le cardinal Ruini, organisées par des mouvements catholiques très proches de la papauté, ces manifestations ont été soutenues par de nombreuses personnalités politiques. Un autre exemple concerne le baptême de Magdi Cristiano Allam, un musulman reconverti au christianisme : c’est à l’initiative de Communion et Libération que le pape a décidé de le baptiser en personne, transformant ainsi un acte de foi individuel en un geste politique présenté comme une "réplique" au monde musulman.

Le retour du catholicisme intransigeant, puissant bien que minoritaire et aux accents qui font penser aux luttes contre la modernité du XIXe siècle, est donc moins l’oeuvre de l’Eglise institutionnelle dans son ensemble que d’une partie des catholiques laïcs. Les hiérarques semblent d’ailleurs souvent débordés par ce mouvement et peinent à trouver une réponse adéquate. D’où le malaise croissant chez les tenants de la laïcité et d’un catholicisme ouvert, visiblement déconcertés par ce qui s’apparente de facto à un alignement progressif de la hiérarchie de l’Eglise sur les positions de la droite italienne. La réalité est certes plus compliquée : les couches sociales qui constituaient jadis la base politique de la démocratie chrétienne ne se retrouvent entièrement ni dans la droite, ni dans les partis du centre, ni à l’intérieur du Parti démocrate de Walter Veltroni. Certains mouvements de laïcs, comme la communauté de Sant’Egidio, paraissent plutôt à gauche et entretiennent d’excellentes relations avec Veltroni. Et d’autres, comme l’Opus Dei, se gardent soigneusement d’intervenir dans le débat public, lui préférant des actions d’influence plus discrètes. Mais il n’empêche. C’est bien l’image d’un "ralliement" de fait de tous les catholiques à la minorité active conservatrice qui s’impose dans l’opinion publique.

Cette minorité active n’a aucun état d’âme dès qu’il s’agit de brandir le drapeau catholique dans l’arène politique. Et paradoxalement, elle permet à l’Eglise de trouver des appuis en dehors des seuls croyants, ce qui constitue la véritable nouvelle donne de la politique italienne. Une partie des citoyens voient en effet dans l’Eglise un rempart efficace contre une modernité inquiétante (immigration, multiculturalisme, mondialisation...), singulièrement dans le domaine des moeurs : défense du seul mariage hétérosexuel, avortement, euthanasie... C’est ce soutien plus large, d’ordre culturel ou "identitaire" plutôt que religieux, qui explique notamment le rejet par référendum en 2005 du projet de loi contre la procréation assistée ou le fait que le gouvernement Prodi ait retiré le projet de loi sur le pacs (en italien DICO) avant même son examen au Parlement. L’Eglise, de son côté, utilise le nouveau capital politique dont elle bénéficie aujourd’hui dans une partie de l’opinion pour négocier avec l’Etat dans des domaines plus classiques et qui la concernent très directement : égalité et financement des écoles catholiques, soutien de l’Etat aux oeuvres sociales de l’Eglise...

Le catholicisme italien change donc de visage : porté jadis par des cadres qui avaient reçu leur formation au sein d’un grand parti populaire (la démocratie chrétienne) ou d’un mouvement social (l’Action catholique) dans lesquels ils avaient appris à respecter les règles de la démocratie interne et l’importance du débat, il est désormais représenté par des mouvements dont la culture interne est très loin du modèle démocratique et où les mécanismes de représentativité sont faibles, voire inexistants. Cette mutation interne est d’autant plus puissante qu’il manque en Italie une culture catholique plus libérale. Les "théoconservateurs" italiens aiment légitimer leur activisme en rappelant la place publique qu’occupent les religions aux Etats-Unis. Ce qu’ils oublient de dire en revanche, c’est que le quasi-monopole dont jouit l’Eglise catholique en Italie contraste avec l’histoire du pluralisme religieux aux Etats-Unis. Et que le rôle public de la religion dans la sphère publique américaine trouve ses limites dans le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

La paralysie et la résignation des catholiques modérés augurent mal de l’avenir : elles risquent de rendre encore plus difficile la reconnaissance en droit du fait que l’Italie est désormais un pays multiculturel et plurireligieux. Les deux "diasporas" italiennes - celle des tenants de la laïcité qui s’inquiètent pour la politisation de la religion, et celle des simples fidèles qui voient des minorités radicales s’emparer de l’Eglise - semblent annoncer un nouveau clivage durable : d’une part, une "Italie laïque" coexistant avec l’Eglise officielle, de l’autre, des communautarismes culturels et religieux puissants, politiquement orphelins.

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