Birmanie : aider la population ou punir la junte
Alors que la junte entravait, en mai, l'organisation des secours après le passage du cyclone Nargis, lacommunauté internationale a entretenu la confusion sur ses priorités, entre humanitaire et politique.
Le cyclone tropical Nargis qui s’est abattu sur la Birmanie les 2 et 3 mai derniers a choqué l’opinion publique internationale. Le terrible bilan - près de 140 000 morts et disparus - a frappé les esprits, tout comme l’attitude de la junte au pouvoir. De mémoire d’opérateurs humanitaires en Asie du Sud-Est, jamais l’aide internationale à une catastrophe naturelle n’avait été autant retardée : absence d’évaluation rapide du nombre de sinistrés ; obstruction dans la délivrance des visas aux personnels humanitaires ; refus, au nom d’une souveraineté sourcilleuse, de toute opération caritative massive conduite par des étrangers, etc. Pire encore : plutôt que de mettre en place un minimum d’aide aux victimes, la junte a utilisé les moyens de l’armée et de l’administration pour organiser un référendum sur une nouvelle Constitution qui vise à pérenniser son influence politique. L’indifférence de la hiérarchie militaire au sort des populations est venue ajouter au lourd discrédit - national et international - du pouvoir birman, nourri par l’incarcération durable du Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi et par la répression sanglante des manifestations pacifiques de moines et de citoyens en septembre 2007.
Dans ce contexte très sensible, les diagnostics portés sur la situation humanitaire après le cyclone ont parfois été tronqués. Les observateurs et donateurs étrangers ont globalement sous-évalué l’auto-organisation des secours par les populations elles-mêmes, tout comme l’ampleur des réserves alimentaires disponibles dans le delta de l’Irrawaddy et ses alentours frappés par Nargis. Certains risques, celui des épidémies surtout, ont en revanche été surévalués, tandis que les aides envoyées sur le terrain étaient parfois inadéquates (équipes médicales trop nombreuses alors que les blessés étaient rares, insuffisances des moyens de transport et de terrassement). Plus globalement, le catastrophisme médiatique, mêlé au cynisme de la junte, a généré un sentiment d’urgence "suprême" qui a politisé l’intervention internationale, au risque de provoquer une distorsion des principes juridiques. Ainsi, la crainte de voir le nombre de victimes grossir encore après le cyclone 1 a convaincu des pays, de bonne foi, et d’abord la France, de demander au Conseil de sécurité d’adopter une résolution imposant à la junte l’acheminement immédiat de l’aide internationale, au nom du principe de "responsabilité de protéger" consacré par l’ONU en 2005. Cette initiative, susceptible de déboucher en dernier recours sur l’usage de la force militaire, ainsi que l’évocation d’un "véritable crime contre l’humanité" fondé sur la non-assistance à personne en danger, montrent bien le degré d’exaspération qu’a suscité le régime birman. Elle n’en était pas moins juridiquement inappropriée. La "responsabilité de protéger", en effet, n’envisage pas formellement la carence d’un gouvernement ou son manque de volonté à porter assistance à sa propre population en cas de catastrophe naturelle. Elle n’est applicable que pour les actes de génocides, les crimes de guerre ou contre l’humanité. De plus, aucune disposition ne prévoit un droit de contrôle international des mécanismes de distribution des secours. Quant à invoquer les fondements de l’article 223-6 du code pénal français pour punir la non-assistance à personne en danger (ce que fit Bernard Kouchner dans sa tribune intitulée "Morale de l’extrême urgence", publiée dans Le Monde du 19 mai 2008), c’est oublier que la négligence coupable n’est pas assimilée à l’intentionnalité dans tous les systèmes de droit, et notamment dans la Common Law anglo-saxonne. Notons d’ailleurs que si la junte n’a pas averti à temps la population de l’ampleur du cyclone qui arrivait alors qu’elle disposait des informations appropriées, la communauté internationale ne l’a pas fait davantage. Pire, les ambassades "informées" en Birmanie ont prévenu les membres de leur communauté, et eux seuls, de l’imminence du cyclone 2.
Sur un plan plus politique que strictement juridique, l’intervention humanitaire requiert la bonne foi des Etats et des agences donatrices, ainsi que la sincérité de leurs intentions finales. Or cette sincérité, les autorités birmanes en doutent, subodorant que la volonté de protéger les populations civiles dissimule chez les Etats occidentaux le projet de renverser la junte. Le flou du vocabulaire pèse ici lourd : depuis plus de quinze ans, en effet, des responsables occidentaux, qui espèrent une évolution démocratique de la Birmanie, font référence au "droit d’ingérence" non pour faciliter l’accès de l’aide humanitaire au pays, mais bien pour des raisons politiques. Dès le 30 avril 1991, Bernard Kouchner lui-même espérait dans une tribune du Monde que le droit d’ingérence s’appliquerait un jour prochain à la Birmanie.
Si à l’occasion du drame provoqué par Nargis, il a été si difficile d’abstraire les impératifs immédiats de solidarité des contingences plus politiques, c’est aussi parce que, depuis près d’une décennie, la Birmanie entretient des relations houleuses avec la communauté internationale et les acteurs humanitaires. La junte a notamment contraint le Comité international de la Croix-Rouge à suspendre la plupart de ses activités et le coordonnateur des Nations unies, Charles Petrie, à quitter le pays.
Toute intervention humanitaire en Birmanie, surtout lorsqu’elle est le fait d’Etats occidentaux, est enfin compliquée par le fait que le pays est aujourd’hui frappé par des sanctions internationales. Et que ces sanctions visent ces mêmes organes de souveraineté (armée, police...) avec lesquels les intervenants étrangers sont appelés à coopérer en cas de catastrophe humanitaire. Pour qu’une telle coopération soit possible, il est indispensable que sanctions ou pas, un minimum de contacts réguliers soit maintenu entre les Etats étrangers et ces institutions locales, premières responsables de la protection des populations au regard du droit international.
Or, jusqu’à présent, les mécanismes onusiens (résolutions 43-131 du 8 décembre 1988 et 45-100 du 14 décembre 1990) qui autorisent des Etats étrangers à intervenir sur le territoire d’un autre Etat en cas de catastrophe humanitaire n’ont été imaginés que pour des situations où la puissance publique autochtone était totalement défaillante. Ce qui n’était pas le cas lors du tsunami en 2004, ni lors du passage du cyclone Nargis en mai 2008. Le cas birman confirme qu’il reste à faire de l’ingérence humanitaire une action inscrite dans la durée. Et pas seulement un instrument ponctuel de mobilisation.