France : dans le BTP, les étrangers sont en première ligne
Intérimaires indispensables du bâtiment, un secteur en mal de bras, les immigrés acceptent les tâches les plus risquées pour voir leurs contrats reconduits.
Aux numéros 6 et 8 de la rue Xaintrailles, à Paris, une maison de cinq étages est en démolition. Pourtant, aucun marteau-piqueur ne vrombit. Les vingt-neuf travailleurs sans-papiers du chantier sont en grève, ils réclament leur régularisation. Cinq entreprises sous-traitantes les emploient, parfois depuis près de dix ans. "Un problème, quand on est sans-papiers, c’est quand on a un accident...", confie un ouvrier. "Une fois, je me suis blessé au genou en tombant du toit. Le patron et le médecin ont rempli les documents, mais je ne suis pas déclaré sous mon vrai nom. Je n’ai rien envoyé à la Sécu pour ne pas être repéré par la police. Je ne voulais pas non plus que mon patron me licencie pour éviter les ennuis. Il m’a versé une compensation pour la blessure. Je suis resté neuf jours à la maison."
Le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) présente le plus haut niveau de risque d’accident du travail en France : il recense 18 % des accidents avec arrêt et 29 % des décès, alors qu’il occupe 8 % des salariés, d’après la Caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés. "Les étrangers sont proportionnellement plus touchés, notamment par les accidents graves", précise le sociologue Nicolas Jounin, spécialiste du BTP : 14 % des salariés sont des étrangers, victimes de 18 % des accidents de travail avec arrêt et de 29 % des accidents avec invalidité temporaire.
Intérimaires plus exposés
"Les étrangers, en situation régulière ou non, travaillent en général en intérim, souvent chez des sous-traitants de sous-traitants", indique Nicolas Jounin. "Les intérimaires sont plus souvent recrutés sur les postes les moins qualifiés, plus pénibles et plus risqués", ajoute Elena Mashkova, doctorante en sociologie à l’université Paris Descartes. Ils disposent par ailleurs d’équipements de protection individuelle de moins bonne qualité. "Et encore, quand l’agence d’intérim en fournit... C’est à eux que l’on attribue le plus souvent les outils les moins bons", poursuit la chercheuse. "En outre, sur un chantier, la situation évolue constamment. Or les intérimaires sont moins bien informés que les travailleurs permanents de l’état des travaux, et donc des dangers, ce qui est un facteur supplémentaire de risque. A quoi s’ajoute parfois, pour les non-francophones, une mauvaise compréhension des consignes." Les intérimaires prennent d’autant plus de risques qu’ils craignent de ne pas voir leur contrat reconduit. "Les missions se font de plus en plus à la semaine, renouvelées régulièrement, ce qui est illégal, indique Elena Mashkova. Cette menace les pousse à se dépenser plus et à accepter des situations dangereuses."Plus exposés parce qu’employés comme force d’appoint, les étrangers rencontrent également des obstacles spécifiques pour se faire soigner. Il y a d’abord la barrière de la langue et l’accès malaisé à l’information. "J’en reçois qui ignorent qu’ils prennent des risques quand ils manipulent des matériaux contenant de l’amiante", constate le Dr Christian Expert, médecin du travail. "Pour les accidents, ils ne savent pas à quoi ils ont droit, dans quels délais, à quelles conditions. Heureusement que je parle un peu l’arabe..." Mais c’est l’exception : l’interculturalité est étrangère à la médecine du travail, aucune consultation avec praticiens bilingues n’a été mise en place. Il n’existe pas non plus de structures syndicales dédiées et seules quelques associations informent et accompagnent les travailleurs étrangers. Le Collectif des accidentés du travail, handicapés et retraités pour l’égalité des droits (Catred) reçoit surtout des sans-papiers, pour qui la situation est la plus complexe. "Le code de la Sécurité sociale est clair : l’accidenté du travail dépourvu d’un titre de séjour est traité comme un travailleur régulier, mais il faut parfois aller le rappeler au tribunal", raconte Pierre Rogel, chargé de mission au Catred. "Hier, un sans-papiers est venu nous voir : son accident du travail a été reconnu fin 2007, mais on lui refuse ses indemnités journalières parce qu’il est en situation irrégulière. Depuis l’accident, il n’a rien touché... Les situations de ce type ne manquent pas."
La précarité des travailleurs en situation irrégulière pourrait s’aggraver. Depuis le 1er juillet 2007, pour toute embauche d’un étranger, l’employeur doit envoyer une copie du titre de séjour à la préfecture. Difficile, désormais, de recruter des sans-papiers. Certains entrepreneurs se tournent donc vers des sociétés étrangères de prestation de services.
"Une entreprise française peut en effet faire intervenir sur un chantier un sous-traitant de n’importe quel pays de l’Union européenne sans avoir à demander d’autorisation de travail", explique Nicolas Jounin. Ces sous-traitants arrivent des nouveaux Etats-membres de l’UE avec matériel et ouvriers. Le salaire minimum français s’applique. En revanche, les cotisations sociales et les conditions de licenciement obéissent aux règles du pays d’origine. Une situation avantageuse pour les employeurs français.
"Les ouvriers, eux, se trouvent fragilisés, constate le chercheur, surtout quand ils sont eux-mêmes étrangers dans le pays du sous-traitant : dans ces cas-là, ils dépendent totalement de l’entreprise sous-traitante. Si le contrat est rompu, ils n’ont plus le droit de travailler et doivent repartir immédiatement." Du coup, pour rester, "ils travaillent dur et il doit être difficile pour eux de refuser certaines tâches, même risquées", suppose-t-il. Les ouvriers sans-papiers vont-ils alors se voir progressivement remplacés par ces salariés "détachés", comme les appellent les directives européennes ? Des ouvriers bon marché mais légaux, dont la prise en charge financière de la santé dépend du pays d’où ils viennent, et prêts à accepter eux aussi des conditions de travail harassantes.