Nigeria : les guérilleros de l’or noir

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Attaques contre les compagnies étrangères, prises d'otage... le delta du Niger est le théâtre d'une insurrection armée, sur fond de tensions régionales, de corruption, de révolte de la jeunesse.

L’opération était spectaculaire. En juin 2008, des hommes du MEND (Mouvement d’émancipation du delta du Niger) ont attaqué la plateforme de Bonga, à 120 kilomètres des côtes nigérianes. Et obligé Shell, qui exploite le gisement, à stopper pendant plusieurs jours la production sur un site dont sortent quotidiennement 200 000 barils. Entre janvier 2006 et l’été 2008, plus de 300 étrangers travaillant pour des sociétés pétrolières ont été pris en otage dans le delta du Niger. Et les multiples installations du secteur (voir carte ci-dessous) ont subi plus de 60 attaques. Une véritable saignée pour le Nigeria, qui est le 11e producteur mondial (2,45 millions de baril par jour) et occupe le 8e rang au classement des exportateurs. L’été dernier, les attaques du MEND ont même fait perdre au pays sa place de premier producteur africain.

Les champs d’hydrocarbures terrestres et maritimes

En proie à une insurrection armée qui a fait lourdement chuter la production nigériane d’or noir, le delta du Niger s’étend sur 70 000 kilomètres carrés. Peuplé de 28 millions d’habitants il est administrativement divisé en neuf Etats. Il abrite plus de 600 champs pétroliers (dont 40 % offshore), 7 000 kilomètres de pipeline, dix terminaux d’exportation, quatre raffineries, des installations de liquéfaction du gaz...

Les champs d’hydrocarbures terrestres et maritimes

En proie à une insurrection armée qui a fait lourdement chuter la production nigériane d’or noir, le delta du Niger s’étend sur 70 000 kilomètres carrés. Peuplé de 28 millions d’habitants il est administrativement divisé en neuf Etats. Il abrite plus de 600 champs pétroliers (dont 40 % offshore), 7 000 kilomètres de pipeline, dix terminaux d’exportation, quatre raffineries, des installations de liquéfaction du gaz...

Dès novembre 2007, les revenus pétroliers avaient chuté de 40 % et Shell, principal opérateur et représentant à lui seul la moitié de la production, avait perdu 10,6 milliards de dollars depuis fin 2005. Un article publié en avril 2007 par l’International Herald Tribune décrit l’atmosphère qui règne désormais dans le secteur des hydrocarbures au Nigeria : "Les compagnies pétrolières confinent leurs employés dans des camps lourdement fortifiés, et ne les autorisent à circuler qu’en voiture blindée ou en hélicoptères (...). Certains opérateurs étrangers ont abandonné des puits ou quitté carrément le pays. "Je ne peux rien imaginer de pire à l’heure actuelle", commente Larry Johnson, un ancien officier de l’armée américaine qui a été embauché par la compagnie italienne ENI pour renforcer la sécurité sur un de ses sites. "Même en Angola pen-dant la guerre civile, la situation n’était pas aussi dégradée"".

Le MEND, apparu sur la scène nigériane fin 2005, et surtout implanté dans la région de Warri, n’est pas le premier à s’en prendre aux installations pétrolières. Entre 1998 et 2003, de multiples actes de vandalisme ont provoqué des pertes d’environ 1 milliard de dollars par an en revenus pétroliers. Puis en avril 2004, de véritables milices armées, dites "ethniques", les Niger Delta Vigilante (NDV) et la Niger Delta People’s Volunteer Force (NDPVF), sont entrées dans le jeu. Ces deux groupes sont financés en partie par le contrôle qu’ils exercent localement sur le vol de pétrole. Et lors de la campagne électorale de 2003, ils ont servi d’hommes de main à des hommes politiques de la région, qui les ont armés. Si le NDV semble dénué de projet politique, le NDPVF a une plateforme de revendications fondée sur le nationalisme Ijaw, la principale ethnie du delta du Niger (voir carte ci-dessous), et exige un plus grand contrôle des ressources pétrolières par les populations locales.

Les principaux groupes ethniques du Nigeria

Les ethnies du delta du Niger contestent la répartition des revenus du pétrole tiré de leur sol. Elles accusent les ethnies dites majoritaires (Haoussa et Fulani, Yoruba...) d’utiliser leur mainmise sur l’Etat central pour les accaparer.

Les principaux groupes ethniques du Nigeria

Les ethnies du delta du Niger contestent la répartition des revenus du pétrole tiré de leur sol. Elles accusent les ethnies dites majoritaires (Haoussa et Fulani, Yoruba...) d’utiliser leur mainmise sur l’Etat central pour les accaparer.

Ces dernières années, le delta a ainsi vu se développer une foule de groupes armés en tout genre, parfois issus de mouvement politiques locaux durement réprimés par l’Etat. Equipés de matériel de plus en plus sophistiqué, ils sont aujourd’hui capables de mettre en déroute les forces de sécurité de l’Etat. Selon une enquête menée en 2007 dans les populations de la région par le professeur Aderoju Oyefusi, pas moins de 36 % des personnes interrogées se déclaraient d’ailleurs disposées à prendre les armes contre l’Etat. Selon certaines sources, 25 000 miliciens en armes opéreraient actuellement dans la zone pour un salaire de plus de 50 000 nairas par mois (environ 335 euros), soit bien plus que ce que peut gagner un jeune diplômé dans le secteur formel.

Dans un premier temps, l’entrée en scène spectaculaire du MEND, fin 2005, qui a lancé des attaques simultanées, a paru marquer une escalade majeure de l’activité des groupes armés. Mais elle pourrait favoriser la mise en place d’un leadership relativement centralisé sur l’ensemble bigarré de ces groupes. En 2007, le MEND a ainsi réuni une partie d’entre eux pour des discussions secrètes près de Warri et dégagé un consensus sur les conditions préalables à une négociation avec l’Etat nigérian.

Il est indéniable en tout cas que les activités des militants bénéficient du soutien d’une écrasante majorité de la population du delta du Niger. Celle-ci s’estime en effet dépossédée des ressources pétrolières de son sous-sol au profit du reste du Nigeria. Et surtout des Etats de la fédération peuplés par les ethnies dites "majoritaires" (notamment les Haoussas-Fulanis au nord et les Yorubas au sud-ouest). Cette colère est ancienne. Dès février 1966, soit six ans à peine après l’indépendance du pays, Isaac Adaka Boro, défenseur de l’ethnie Ijaw, proclamait la naissance d’une République du delta du Niger indépendante. Mais le mouvement était rapidement écrasé par le gouvernement. Au début des années 1990, Ken Saro-Wiwa, écrivain réputé et porte parole du peuple Ogoni (situé dans l’Etat de Rivers) (voir carte ci-dessous) revendiquait à son tour un plus grand contrôle des ressources pétrolières par les populations locales. A l’issue d’une parodie de procès, il était pendu, en novembre 1995, par la junte militaire au pouvoir à Lagos, avec huit de ses camarades. Comme Saro-Wiwa le redoutait, la lutte non-violente a aujourd’hui cédé la place à la lutte armée. Et le pays Ijaw, base du MEND, a repris le flambeau.

Une péninsule convoitée

Après un contentieux de quinze ans, la Cour internationale de justice a contraint le Nigeria à restituer au Cameroun, en août 2008, toute la péninsule de Bakassi, riche en hydrocarbures.

Une péninsule convoitée

Après un contentieux de quinze ans, la Cour internationale de justice a contraint le Nigeria à restituer au Cameroun, en août 2008, toute la péninsule de Bakassi, riche en hydrocarbures.

Gabegie et détournements

Le Nigeria est l’archétype des pays pétroliers et des effets politiques de l’or noir. En 2007, 87 % des revenus de l’Etat, 96 % des recettes d’exportation et près de la moitié du produit intérieur brut du pays provenaient de cette seule matière première. Mais le Nigeria est aussi l’archétype de la corruption : 85 % des dépenses pétrolières bénéficient à 1 % de la population. Selon Paul Wolfowitz, ancien président de la Banque mondiale, au moins 100 milliards de dollars, sur les 600 qu’a rapporté la production d’or noir depuis 1960, ont simplement disparu. De son côté, le responsable national de la lutte anti-corruption, estime qu’en 2003, 70 % de la richesse pétrolière du pays était volée ou gaspillée. Et qu’en 2005, ce chiffre ne s’élevait plus "qu’à 40%". L’indice le plus impressionnant de la corruption est sans doute l’ampleur du vol de pétrole lui même, un trafic qui rapporte plusieurs milliards de dollars. Au cours des cinq dernières années, entre 100 000 et 300 000 barils par jour ont été volés. L’or noir est siphonné, puis transféré sur des barges qui le transportent en mer jusqu’à des tankers d’où il est exporté. Ce vol est organisés par des réseaux qui vont des simples employés des compagnies, de groupes armés ou de réseaux de délinquants dans le delta, jusqu’aux plus hauts niveaux de l’armée, du pouvoir politique et des compagnies pétrolières elles-mêmes. Rébellion et Etat ne sont donc pas totalement deux réalités totalement étanches.

Résultat de cette gabegie et de ces détournements : entre 1965 et 2004, le revenu par habitant au Nigeria a chuté de 250 dollars à 212. Le pourcentage de personnes vivant avec moins d’un dollar par jour est passé de 36 % en 1970 à plus de 70 % en 2000. Et au cours de la dernière décennie, l’espérance de vie elle-même a baissé, selon les calculs de la Banque mondiale. A aucun endroit du pays sans doute, les effets de la gestion catastrophique de la rente pétrolière ne sont plus visibles que dans le delta lui même. Les enfants qui habitent les pauvres cabanes qui bordent la gigantesque installation pétrolière d’Escravos, avec ses barbelés, ses forces de sécurité et ses confortables maisons, auront de la chance s’ils atteignent l’âge adulte... Selon les Nations unies, l’indice de développement humain a chuté entre 1996 et 2002 dans les neuf Etats pétroliers du delta. Le taux d’alphabétisation atteint à peine 40 %. La décrépitude des écoles, aussi bien à Port Harcourt que dans les villages du rivage, est accablante : pas de pupitres, pas de matériel d’enseignement, pas d’enseignant, et souvent pas non plus de toit. On compte un médecin pour 150 000 habitants dans les riches Etats pétroliers de Bayelsa et de Delta. Le pourcentage de lits d’hôpitaux par habitant est trois fois moins élevé que la moyenne nationale, déjà accablante. Quant à la fourniture d’électricité dans la région, elle est totalement aléatoire. Sans parler de la dégradation de l’environnement. Depuis un demi-siècle, la production de pétrole a provoqué une pollution massive des eaux de surface et des nappes phréatiques, ainsi que la destruction d’une partie de la mangrove. Selon un rapport du World Wildlife Fund (WWF) de 2006, le delta est un des endroits les plus pollués du monde.

Si la corruption frappe l’ensemble du Nigeria, le delta subit, en outre, les conséquences de la lutte acharnée pour le contrôle des ressources pétrolières au niveau national. Les neuf Etats pétroliers sont peuplés de 28 millions de personnes, sur une population des 36 Etats du pays de 150 millions. En 1960, les Etats de la région pétrolière recevaient au moins la moitié des revenus de l’or noir tiré de leur sol. Mais progressivement, ces revenus ont été de plus en plus accaparés par le pouvoir central qui les a redistribués vers les Etats peuplés par les ethnies dites "majoritaires" alors que les Etats pétroliers sont habités par des ethnies dites "minoritaires". En 1980, le pourcentage des revenus du pétrole perçu par le delta était ainsi tombé à 1 % ! La fin du régime militaire régime à partir de 1999 a partiellement permis d’inverser cette tendance. Le pourcentage des revenus de l’or noir alloué aux neuf Etats du delta est passé à 13 %. Cette hausse, combinée à celle des cours mondiaux du pétrole, a provoqué un afflux d’argent dans les Etats pétroliers. Afflux qui a considérablement accru le pouvoir des gouverneurs locaux, surnommés les "parrains", sans pour autant améliorer le sort des populations. La corruption s’est décentralisée, la rivalité pour le contrôle de ces ressources s’est intensifiée. Des groupes armés, souvent soutenus par des hommes politiques se disputant le pouvoir local ou des officiers de l’armée, ont pris le contrôle de vastes zones dans les régions pétrolières et montré qu’ils pouvaient perturber comme ils le voulaient l’extraction des hydrocarbures.

Résultat : une multiplicité de conflits s’entremêlent aujourd’hui dans la région. Des mouvements rebelles, comme le MEND et le NDPVF, sont en lutte à la fois contre l’Etat - incarné par des forces de sécurité extrêmement brutales -, et contre les compagnies pétrolières. De nombreux conflits communautaires opposent par ailleurs des groupes ethniques, ou des factions d’une même ethnie, pour la propriété de terrains pétrolifères, tant en zone rurale qu’en zone urbaine (comme à Warri où des Ijaws, des Urhobo et des Iteskeri se confrontent violemment depuis une décennie). Ces contentieux portent notamment sur le tracé des circonscriptions électorales et des conseils locaux de gouvernement. Un tracé, qui est de la compétence de chaque Etat fédéré (avec l’appui de l’Etat fédéral) et surtout qui détermine la part des revenus pétroliers que chaque groupe de population reçoit. Dans d’autres communautés enfin, des groupes de jeunes se disputent les armes à la main l’argent distribué par les compagnies pétrolières.

Milices en concurrence

En effet, même si elles ont mis du temps à le reconnaître, les compagnies pétrolières jouent un rôle central dans le conflit du delta, fût ce involontairement. D’une part, en vertu d’une obligation légale, elles financent des projets de "développement communautaire" qui visent à dédommager les populations locales pour l’usage qu’elles font de leur sol (pipelines et autres installations). Pour ce faire, les compagnies concluent généralement des accords, - le plus souvent secrets - avec des chefs traditionnels, qui pour certains ne résident même pas sur place. Résultat : le delta est rempli de projets inachevés et des jeunes contestent violemment le pouvoir des chefs. Voire les renversent. D’autre part, avec l’accroissement des attaques contre leurs installations, les compagnies pétrolières ont commencé à payer des groupes de jeunes pour assurer leur sécurité ou en tout cas, ne pas s’en prendre à elles. Ce qui a nourri la concurrence entre les multiples factions armées du delta. Shell consacre 60 millions de dollars par an au "développement communautaire", mais les versements en liquide qu’elle effectue seraient deux fois plus élevés. Au total, l’ensemble représenterait 10 % du budget opérationnel de la société. D’autres compagnies y consacreraient entre 15 et 17 % de leur budget.

Rencontres avec les rebelles

La faible proportion des revenus du pétrole qui aux yeux des populations locales reviennent au delta, les projets de développement inachevés, la violence de la répression des forces de sécurité, la convoitise pour l’argent des compagnies... ont de quoi nourrir les groupes armés. En 2006, le porte-parole du MEND, Gbomo Jomo affirmait que les rebelles de son mouvement "n’étaient pas des communistes ou des révolutionnaires. Seulement, des hommes très amers". Sont-ils prêts à négocier avec le gouvernement ? Les élections présidentielles de 2007, quoique plus frauduleuses encore que celles de 2003, ont un temps relancé l’espoir. Le scrutin s’est traduit par la victoire du Parti démocratique populaire, déjà au pouvoir, mais surtout il a porté à la vice-présidence du pays Goodluck Jonathan, un Ijaw de l’Etat de Bayelsa. Le nouveau chef de l’Etat, Musa Yar’adua, issu de la puissante famille politique de Katsina, au Nord, compte visiblement sur la capacité de ce colistier pour traiter la question de l’insurrection. Mais cela suppose que le vice-président parvienne à convaincre les puissants responsables nordistes d’accroître le pourcentage de revenus du pétrole alloués aux Etats du delta...

Le MEND a déclaré une trêve d’un mois le 15 juin 2007. Et le vice-président a rencontré des représentants des rebelles, le 28 juin 2007 au coeur de leur territoire. Plusieurs réunions nocturnes ont eu lieu dans la région en juillet et août. Mais cette apparente bonne volonté s’est révélée sans suite. Et à l’été 2008, le MEND a lancé une "guerre du pétrole".

Au final, c’est peut-être le cours du pétrole qui pourrait modifier la donne. A 150 dollars le baril en effet, les compagnies pétrolières, le gouvernement, et les rebelles pouvaient encore extraire de substantiels profits de l’or noir, en dépit des coûts importants suscités par l’insurrection du delta. Mais les derniers mois ont montré que le cours du baril peut tomber plus vite qu’il est monté. Alors que le monde aborde une période de récession économique, il y a toutes les raisons de penser que le cours du baril, aujourd’hui de 58 dollars environ, va encore baisser. Dans un tel contexte, il est possible que les perspectives d’un dialogue et de réformes réelles apparaissent sous un jour nouveau au Nigeria.

La soif de Washington

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