Histoire

Comment la Russie a mis la main sur le Caucase

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Au XIXe siècle, la Russie a mené une série de guerres contre les empires perse et ottoman, dans lesquelles le contrôle de la Géorgie et de la Tchétchénie était déterminant.

Sur le papier, c’est un "traité d’amitié". Mais le document que les représentants de Catherine II, impératrice de Russie, et d’Erakle II, roi de Kartlie et de Kakhétie (Géorgie orientale), signent ce 24 juillet 1783, est en fait un traité de protectorat. A cette époque, la Russie est engagée dans un véritable processus de conquête. Il vise non seulement à contrôler les bassins de la mer Noire et de la Caspienne afin de protéger le flanc sud de la Russie, mais aussi à laver l’honneur de l’Orthodoxie en reconquérant Istanbul (anciennement Byzance, puis Constantinople) sur l’Empire ottoman. Pour ce faire, la Russie doit imposer sa domination sur le royaume de Kartlie et de Kakhétie, dernier grand royaume chrétien d’Orient au sein duquel cohabitent une majorité géorgienne et orthodoxe et de nombreuses autres communautés. L’importance stratégique du territoire (voir carte ci-dessous) est déterminante dans cette marche vers les mers chaudes face aux empires perse et ottoman affaiblis, qui peinent à endiguer l’avancée de cette Russie - puissance eurasiatique que rien ne semble pouvoir désormais arrêter.

Les vagues successives de l’expansion russe

De son côté, la royauté géorgienne est à la recherche, depuis plusieurs siècles, d’alliances sûres et solides pour contrer ces mêmes voisins perse et ottoman. Erakle II (1762-1798) a même pour ambition de faire de son royaume de Kartlie et de Kakhétie le coeur d’un vaste Etat caucasien, renouant avec la tradition des plus glorieux de ses ancêtres. Au début du XIIIe siècle en effet, la Géorgie était un petit empire à vocation régionale, dont l’influence s’étendait de la Caspienne à l’empire grec de Trébizonde. Mais à la fin de ce même siècle, les invasions mongoles ont semé le chaos dans la région. Depuis lors, les "terres géorgiennes" sont éclatées en deux royaumes (Kartlie-Kakhétie et Imérétie, dont les souverains sont issus de la même dynastie, les Bagratides) et trois principautés (Abkhazie, Mingrélie et Gourie). La Gourie et la Mingrélie sont peuplées de chrétiens orthodoxes de langue géorgienne, l’Abkhazie de musulmans de langue abkhaze (proche du tcherkesse).

Promesses russes

Déçu du peu d’empressement montré par les puissances chrétiennes d’Occident pour le soutenir face aux empires perse et ottoman, le roi de Kartlie et de Kakhétie se tourne naturellement vers une Russie avec laquelle son pays entretient des rapports séculaires. Désormais centre de l’Orthodoxie, l’empire des tsars est devenu un véritable sanctuaire pour ceux qui, venus des Balkans ou du Caucase du Sud, ont dû fuir leur pays à la suite des invasions perses et ottomanes. Et malgré sa singularité, il apparaît aussi comme une ouverture sur l’Europe chrétienne.

Le traité d’"amitié" de 1783 est dénué d’ambiguïté. Il exprime crûment les exigences de Saint-Pétersbourg : "Le roi de Kartlie et de Kakhétie renonce à jamais solennellement à être vassal ou à dépendre de la Perse ou de toute autre puissance. Lui et ses descendants ne reconnaissent d’autre souveraineté que le pouvoir et la protection de Sa Majesté impériale et [lui] jurent fidélité." Certes, la Russie s’engage à "conserver toujours la dynastie du tsar Erakle et renonce à intervenir dans les affaires intérieures de la Géorgie." Mais à condition que cette dernière "s’engage à n’avoir aucune relation avec les souverains voisins sans l’accord préalable des autorités russes, et que les tsars de Géorgie, en montant sur le trône, demandent l’investiture des empereurs de Russie."

La mise en oeuvre du traité est laborieuse. Pire, notera l’historiographe Ivane Javakhishvili, "le traité n’aida en rien la Géorgie. La réalisation des promesses pourtant faites sous serment préoccupait fort peu le gouvernement russe", alors que de son côté, la Perse semble retrouver dynamisme et vigueur.

Serment au tsar

Le brutal rappel en Russie des "deux bataillons complets avec quatre canons" destinés en principe à protéger le royaume géorgien, en 1787, place ce dernier à la merci d’une attaque déclenchée par l’ancienne puissance tutélaire perse.

De fait, le 11 septembre 1795, Tbilissi, capitale de la Kartlie-Kakhétie, tombe aux mains des troupes d’Agha Mohammad Khan, fondateur de la dynastie perse des Qadjar. La ville est livrée au pillage, à l’incendie et à la destruction systématiques, tandis que la population subit violences et déportations. Ce n’est qu’à la mi-octobre qu’ordre est enfin donné aux troupes russes de marcher sur la Perse. L’armée impériale pénètre en Géorgie quelques mois plus tard, pour s’en retirer au cours de l’été 1797. La mort du roi Erakle II, l’année suivante, transforme la succession en un véritable imbroglio, ouvrant la voie à l’annexion de la Géorgie par l’Empire russe.

Le 8 mai 1802, une foule bigarrée de princes, de bourgeois et d’ecclésiastiques se presse dans la résidence du commandant en chef des armées impériales du Caucase à Tiflis (Tbilissi). Entourés de soldats russes l’arme au pied qui ont pris position, tous sont graves et attentifs. Ils ont été conviés par le général-lieutenant Knorring. Deux mondes se font face : une Russie affichant l’arrogance de son européanité proclamée ; une Géorgie révélant son impuissance à se dégager du poids de l’Orient. Le maître des lieux fait lire à l’assemblée le Manifeste que le tsar Alexandre Ier a paraphé le 12 septembre 1801. L’élite géorgienne apprend ainsi, avec huit mois de retard, deux décisions qui vont sceller le destin de la Géorgie pour près de deux siècles : l’annexion du royaume à la Russie et la création de nouvelles entités administratives.

Pour le général Knorring, un de ces nombreux militaires prussiens au service de l’Empire, la présence de soldats l’arme au pied n’est pas un geste de courtoisie. Aussitôt terminée la lecture du Manifeste, l’"administrateur en chef" exige des notables, sous la pression des armes, qu’ils prêtent serment d’allégeance et de fidélité au tsar. Les quelques récalcitrants qui s’insurgent contre la violation des traités sont aussitôt arrêtés. Mais la majorité retient avant tout avec satisfaction les engagements pris par l’empereur : "Chacun restera nanti des avantages de son état ; jouira de la liberté du culte et de l’inviolabilité de sa propriété. Tous les impôts de votre terre seront affectés à votre profit." Dans un royaume qui, depuis l’invasion mongole (xiiie siècle), a longtemps payé tribut à la Perse, ces paroles semblent marquer une rupture. Rares sont ceux qui paraissent réaliser alors la portée de l’acte qui sonne le glas de l’une des plus vieilles royautés d’Orient.

Avant-poste de l’armée impériale

Au cours des années qui suivent, toutes les "terres géorgiennes" passent progressivement sous la domination russe, la Mingrélie en 1803, l’Imérétie en 1804, l’Abkhazie en 1810 et la Gourie en 1811. Le pays est devenu une véritable place d’armes, avant-poste d’une Russie engagée dans d’interminables guerres avec la Perse (1804-1813) et la Turquie (1806-1812). La conquête du Caucase du Nord, peuplé entre autres de Tchétchènes, de Tcherkesses, d’Ossètes, d’Ingouches, de Balkars, d’Avars, etc., peut dès lors s’engager sur des bases plus solides.

En 1802, la nomination du général Tsitsianov, un prince d’origine géorgienne, à la tête des armées russes du Caucase, marque un changement de la politique suivie dans la région par les autorités tsaristes. Au cours des années 1780, la résistance des Tchétchènes, qui vivaient dans des communautés d’hommes libres structurées par des clans dirigés par des conseils d’anciens, s’était déjà heurtée à la pugnacité de l’armée impériale qui avait réussi à s’emparer de leur chef, Cheikh Mansour. Cette fois, le général Tsitsianov engage des opérations de grande ampleur afin de mater les Montagnards du Caucase du Nord, avant perdre de la vie lors de la conquête de Bakou, en 1806. En 1813, le traité de Gulistan arraché à la Perse permet à la Russie d’étendre singulièrement sa domination tant au nord qu’au sud du massif du Grand Caucase. L’affectation du général Ermolov, en 1816, marque un nouveau tournant majeur dans l’avancée de l’empire tsariste. Intelligent et brutal, il engage une politique offensive qui voit l’armée impériale s’enfoncer plus profondément en "pays ennemi" ; la forteresse de Grozny est inaugurée en octobre 1818. Elle est désormais le symbole d’une présence russe de plus en plus massive. Les heurts se multiplient, les expéditions punitives et les "bavures" ne se comptent plus. Le Caucase du Nord s’enfonce dans une guerre cruelle qui mobilisera l’armée impériale pendant plus de quarante ans.

La "montagne des langues"

La région fascine, effraie et séduit tout à la fois ceux qui s’y aventurent ; les "Caucasiens" - ces jeunes officiers romantiques raillés par le romancier Mikhaïl Lermontov - comme les fonctionnaires chargés d’administrer ces contrées hermétiques et mystérieuses qui résistent les armes à la main. Dans sa partie septentrionale, la "Montagne des langues" recèle une extraordinaire diversité ; les dizaines de langues et de parlers qui y sont pratiqués sont autant de barrières auxquelles se heurte une bureaucratie tsariste mal préparée à affronter un terrain aussi hostile. "Dépliez donc une carte du Caucase et vous prendrez rapidement conscience de l’importance de la barrière montagneuse qui court de la mer Noire à la mer Caspienne", notait en 1849 un orientaliste russe, Ilya Berezine. "Dans ses sombres défilés, toute armée est impuissante ; sur ses rochers dénudés, la cavalerie est inutile. Il faut y mener une lutte incessante avec la nature, avant même d’affronter l’ennemi. Derrière chaque buisson, chaque pierre, chaque colline, la mort rôde. Notre ennemi, le Montagnard, est un condensé de hardiesse et d’expérience."

Jusqu’alors divisés, les "Montagnards" vont bientôt trouver en l’imam Chamil un leader charismatique et unificateur. Sous sa direction, la lutte de libération prend une dimension religieuse avec le muridisme, un mouvement rigoriste de réforme de l’islam. Les insurgés infligent d’humiliantes défaites à l’armée impériale. Celle de Dargo (1845) est certainement l’une des plus cuisantes. Mais l’archaïsme de la "montagne" caucasienne restée trop longtemps refermée sur elle-même et la supériorité technique et numérique de l’Etat russe décideront de l’issue d’une guerre qui aura suscité l’intérêt et la sympathie de l’opinion publique européenne - Karl Marx ne qualifie-t-il pas Chamil de "grand démocrate" ? En 1859, le chef des insurgés doit se rendre aux autorités russes, marquant ainsi la fin des guerres du Caucase.

Mais jusqu’en 1878, le Caucase continuera à défier Saint-Pétersbourg, en particulier dans la partie occidentale de la région, peuplée, notamment au nord, de Tcherkesses, et au sud, d’Abkhazes. Ce Caucase occidental sera le théâtre de deux grandes insurrections, en 1866 et en 1877-78. Plusieurs centaines de milliers de Tcherkesses et d’Abkhazes prendront le chemin de l’exil vers l’Empire ottoman où ils constituent aujourd’hui d’importantes communautés.

1921 : tout le Caucase est soviétisé

Dans le Caucase du Sud (actuels Azerbaïdjan, Géorgie, Arménie), l’Empire russe a poursuivi sa politique de conquête militaire ; les traités de Turkmentchaï (1828) et d’Adrianopol (1829) imposés à la Perse et à l’Empire ottoman assoient la puissance régionale de la Russie. Ainsi, les territoires qui forment aujourd’hui l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont cédés par la Perse. En 1879, la paix de San Stefano parachève la domination russe sur la région de la mer Noire au détriment d’une Turquie affaiblie, et la Géorgie retrouve une certaine unité territoriale.

A la suite de révolution de 1917 et à la faveur de la guerre civile qui s’ensuit en Russie, le Caucase du Nord tentera d’imposer à la Russie bolchevique une existence indépendante. Elle sera éphémère. Usant de ruse et de force, Moscou parvient à reprendre le contrôle de la région rebelle. Dans le Caucase du Sud, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, après avoir tenté de constituer une Fédération transcaucasienne (avril-mai 1918), proclameront bien leur indépendance. Mais Moscou chargera l’Armée rouge d’y mettre un terme. En février 1921, le Caucase est totalement soviétisé.

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