Histoire

Asie centrale : les identités résistantes

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La conquête tsariste est venue se lover dans des frontières préexistantes. Et à la fin de l'Union soviétique, les Républiques installées par Moscou ne se sont pas désagrégées.

L’immense Asie centrale (lire ci-dessous) a toujours été partagée entre différents Etats. Soit des Etats locaux (ou confédérations tribales), tels que les khanats ouzbeks et kazakhs, soit des grands empires (Arabes, Mongols, Chinois, Russes). Ces empires ayant tous une origine extérieure au "coeur" de l’Asie centrale, la région a souvent été présentée comme une zone intermédiaire entre eux, un simple carrefour, ou bien résumée à quelques caractères trop généraux (islam, turcité, iranité par exemple) sans s’interroger sur sa personnalité propre, qui s’est consolidée dans le cadre des Etats locaux.

Zoom Repères : une région définie par les autres

La plus grande partie de l’asie centrale est aujourd’hui constituée d’Etats indépendants depuis 1991 : Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbé­kistan, Tadjikistan, Turkménistan (voir carte p. 24). L’Asie centrale comprend aussi la région chinoise du Xinjiang et le nord de l’Afghanistan. L’ensemble couvre une superficie de 6 millions de km², où vivent 80 millions d’habitants, dont les populations autochtones parlent des langues turciques à 85 % et aussi des langues iraniennes, surtout le tadjik. D’autres définitions plus amples encore, souvent d’origine anglo-saxonne, ajoutent à ce "coeur" la Mongolie, le Tibet, le Pakistan, voire au-delà.

L’Asie centrale ne fut jamais unie dans les frontières d’un seul Etat et ce nom fut donc toujours appliqué à plusieurs régions et entités politiques. C’est une des raisons de la diversité des définitions qui en sont proposées. Car le terme d’Asie centrale n’est pas d’origine locale. Chaque puissance en a donné sa définition, qui reflète surtout les luttes d’intérêts entre elles : il a été créé en Russie il y a deux cents ans, et vite adopté en Europe occidentale. "Asie centrale" cependant est le nom le plus englobant pour cette partie de l’Eurasie. Les autres termes désignent des territoires moins vastes : des régions (Turkestan), des Etats anciens (khanat de Boukhara), ou actuels (Kazakhstan).

De leur côté, les Etats endogènes de l’Asie centrale ont tous été plus petits en taille que la région. Et presque aucun d’entre eux n’a bousculé la géopolitique du reste de l’Asie. Un seul a exercé une pression territoriale et politique forte sur l’Asie du Sud et le Moyen-Orient, c’est l’empire de Tamerlan (prononciation européenne de Timur Leng) de 1370 à 1405. Mais avec son déclin, au XVe siècle, a commencé l’une des périodes les plus longues de l’histoire locale durant laquelle l’Asie centrale s’est trouvée hors du champ de toute expansion extérieure, jusque vers 1750.

Le dernier grand partage de l’Asie centrale entre conquérants extérieurs s’est donc déroulé entre 1750 et 1880. Il commence avec l’avancée vers l’ouest de l’empire chinois qui annexe l’actuel Xinjiang vers 1760. Cette progression perpétue cependant les limites préexistantes entre entités politiques endogènes, car la Chine inscrit sa progression territoriale dans les limites de l’empire djoungar.

L’expansion russe en Asie centrale va faire de même et s’étaler sur 150 ans. Depuis la fin du XVe siècle déjà, la Russie commerçait avec les villes de Khiva, Tachkent ou Boukhara et avec les nomades kazakhs. Et son expansion en Sibérie à partir de la fin du XVIe siècle puis jusqu’au Pacifique a laissé l’Asie centrale de côté. Mais ses visées sur la région changent au début du XVIIIe siècle. Les expéditions militaires russes vers l’Asie centrale commencent vers 1730-1740 avec la construction d’une ligne de fortification au nord de l’espace kazakh, du nord de la mer Caspienne à l’Altaï, comme point d’appui d’une influence politique et commerciale renforcée. La soumission, puis la conquête, à proprement parler, des Kazakhs, se déroulent entre 1800 et 1840. A l’est, la Russie s’arrête aux limites que la Chine s’est taillées vers 1760 par l’écrasement de l’empire djoungar. La conquête du sud de l’Asie centrale par Saint-Pétersbourg est plus rapide que celle de l’aire kazakhe : de 1853 à 1873, les trois khanats ouzbeks sont soumis, puis c’est au tour de l’espace turkmène au début des années 1880. Ici aussi, l’expansion russe se love dans la configuration territoriale précédente.

Cette longue expansion russe vers le sud est due à la fois à une volonté de puissance et à des causes immédiates telles que des initiatives rivales entre dirigeants russes. Comme dans le cas de beaucoup d’empires coloniaux, les résistances sont multiformes et d’une por-tée faible au moment de la conquête. Mais, dans un deuxième temps, les sociétés locales, nourries de la mondialisation dans laquelle les précipite l’oppression coloniale, apprennent à lutter contre cette dernière.

Entre 1924 et 1936, Moscou a créé dans la région des républiques fédérées (Ouzbékistan, Kazakhstan, etc.) intégrées à l’Union soviétique. Puis, en 1991, après la dissolution de l’URSS, celles-ci se sont transformées en Etats indépendants. Comment se fait-il que des républiques soviétiques réputées artificiellement dessinées par un découpage territorial intervenu aux pires moments de l’autoritarisme de Moscou, à la période stalinienne, se comportent, aujourd’hui, avec autant d’aisance, comme des Etats-nations ?

Trois facteurs restent trop peu étudiés à cet égard : l’histoire de la constitution de l’espace Asie centrale évoquée plus haut, mais aussi celle du fédéralisme soviétique et l’un de ses corollaires, la politique d’indigénisation.

La mise en place d’une fédération d’ethno-nations par l’URSS, un des Etats les plus centralisés et autoritaires du XXe siècle,reste mal com-prise des Occi-dentaux. Enparticulier la part faite aux arbitrages lo-caux par Mos-cou lors du dé­coupage de la région en cinq républiques (Tadjikistan, Turkménistan, etc.). Jamais les Etats locaux précoloniaux n’avaient porté ces noms, ni choisi pour capitale les villes promues depuis à ce rang (comme Douchanbé). Et cela a souvent suffi à laisser penser en Occident que ces républiques étaient "artificielles". Or, il faut aussi prendre en compte la question de la participation des élites locales à la construction du fédéralisme soviétique des années 1924-1936.

Politique d’indigénisation

D’abord, au moment de la révolution bolchévique elle-même en 1917, l’Asie centrale a été la plus grande région non-russe de l’empire des tsars où le mouvement d’autodétermination vis-à-vis du pouvoir central a été le plus faible. Ensuite, les nationalistes locaux ont souvent rejoint l’administration soviétique et y ont apporté leurs conceptions de l’identité et de l’espace. Ils ont certes été éliminés dans les purges staliniennes (1937-1938), mais leur héritage, caché sous le vocable de "soviétique" est important pour expliquer la rapidité de la consolidation des nations kirghize, turkmène ou kazakhe à l’époque soviétique.

Quant à l’indigénisation, elle désigne la politique soviétique de formation de spécialistes dans l’industrie, la société et la politique, parmi les "nationalités" (ethnies) locales, ou éponymes, de chaque république. Cette indigénisation, poursuivie durant toute l’histoire de l’URSS, a été le cadre d’un rapport de force complexe entre Moscou et chaque république. Dans chacune, elle a suscité la montée en puissance d’un rapport de force local au sein duquel les représentants de la nationalité éponyme ont été de plus en plus nombreux dans les institutions locales du parti, de l’Etat et de la société (université, recherche, vie culturelle).

L’histoire de la fédération et de l’indigénisation sont une des clefs pour mieux comprendre la mise en place, par les élites intellectuelles dans chacune de ces républiques depuis 1945, d’un discours fondé sur l’ethnie et le territoire. Discours qui sert encore aujourd’hui de base à l’idée nationale des nouveaux Etats indépendants de la région.

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