Stratégie : que veut al-qaida ?

7 min

Al-Qaida sait que son but ultime, la restauration d'un califat, est aujourd'hui hors de portée. Mais elle veut provoquer par la terreur un chaos qui le rendra possible.

Quels sont les buts d’Al-Qaida et comment entend-elle les atteindre ? La question paraît simple. Il règne pourtant beaucoup de confusion et de malentendus quant à la nature des objectifs stratégiques de cette organisation depuis le 11 septembre 2001, date à laquelle elle est apparue au premier plan sur la scène internationale. Certes, on sait qu’Al-Qaida prône la renaissance du califat, un Etat théocratique dirigé par un leader suprême qui ferait appliquer la loi islamique (charia) sur l’ensemble des territoires peuplés en majorité de musulmans - ou qui dans l’histoire ont été associés aux défunts empires musulmans, ce qui inclut l’Espagne et une partie du nord de la Méditerranée.

Appel aux sentiments panislamiques

Ceci posé, même les stratèges les plus optimistes d’Al-Qaida reconnaissent que la réalisation d’un tel "objectif" est extrêmement éloignée. Comment expliquer alors la campagne de terreur menée aujourd’hui par Al-Qaida ? En quoi un attentat contre une boîte de nuit en Asie du Sud-Est ou des attaques visant les réseaux de transports de grandes villes d’Europe de l’Ouest contribuent-ils à l’établissement d’un califat ?Ces actions, en réalité, n’ont pas d’influence directe sur la renaissance d’un pouvoir panislamique. Dans l’esprit de ses dirigeants, la campagne de terreur actuelle a uniquement pour but de lancer un processus historique qui, dans des conditions "idéales", pourrait mener à la renaissance d’un empire islamique. Les archives internes de l’organisation - manuels d’entraînement, brochures de propagande, documents de réflexion stratégique, etc. - montrent qu’Al-Qaida inscrit ses objectifs dans un long processus de changement révolutionnaire. Ce changement passera par une série d’étapes mais a besoin d’un catalyseur pour démarrer. Al-Qaida espère être ce catalyseur et c’est dans cette logique qu’il faut comprendre ses objectifs.

Au terme de leur jihad ("guerre sainte") contre les troupes soviétiques en Afghanistan à la fin des années 1980, des extré­mistes sunnites venus du monde entier combattre les soldats de Moscou ont posé les bases théoriques de ce qui allait devenir Al-Qaida.

Provoquer l’effondrement politique

Beaucoup de ces combattants étrangers en Afghanistan avaient été impliqués auparavant dans des campagnes de résistance islamique dans leurs pays d’origine respectifs, au sein de mouvements d’opposition politique comme les Frères musulmans (présents dans de nombreux pays) ou de groupes terroristes, comme le Jihad islamique égyptien - responsable de l’assassinat du président Anouar El-Sadate en 1981. Beaucoup de ces organisations avaient vu le jour dans les années 1960-70, de l’Afrique du Nord à l’Asie du Sud-Est, mais, à l’inverse de la Révolution islamique de 1979 en Iran, aucune d’entre elles n’avait réussi à renverser le régime de son pays - qualifié d’"apostat" - et à y établir la charia. En se portant au secours de leurs coreligionnaires afghans en revanche, ces militants avaient pris part à un combat visant à repousser l’attaque d’une superpuissance athée, l’Union soviétique, contre un territoire musulman. Et ce combat avait été couronné de succès. Comparant leurs expériences respectives, les dirigeants de la future Al-Qaida sont donc parvenus à plusieurs conclusions : réduit à un cadre national, le combat islamiste, aussi violent soit-il, ne peut parvenir à renverser les régimes en place dans le monde musulman - du fait de l’immense soutien accordé par l’Occident, les Etats-Unis surtout, à ces pouvoirs. Et l’attrait des masses pour les mouvements islamistes nationaux est très limité. A contrario, le succès obtenu en Afghanistan prouve qu’en faisant appel aux sentiments panislamiques de l’opinion, il est possible de surmonter cette faiblesse, de contourner les appareils répressifs des Etats et d’obtenir l’assentiment des dignitaires religieux qui, même s’ils sont réticents ou opposés au terrorisme, appuient la mobilisation des militants islamistes pour la défense de la foi.

Munis de ces prémisses, les dirigeants d’Al-Qaida ont estimé que leur mission était de renforcer le sentiment d’identité panislamique, en insistant sur le fait que l’Islam est assiégé par l’Occident et ses alliés. Et de susciter la création puis l’extension de zones de conflits où cette bataille entre Islam et Occident soit menée à son terme. Al-Qaida entend ainsi exporter la "recette" du jihad afghan dans toutes les régions du globe où des musulmans sont en conflit avec des non-musulmans.

La priorité stratégique de ses dirigeants n’est pas de créer des territoires dominés par un pouvoir islamique, mais de provoquer au sein du monde musulman un chaos tel qu’il provoque l’effondrement de tout l’ordre sociopolitique actuel. Al-Qaida laisse le soin de définir le nouvel ordre qui émergera de ses cendres à d’autres mouvements, dotés d’une vaste base populaire, et dont elle espère susciter la naissance. Ses stratèges ont cependant élaboré une feuille de route pour aider les masses ainsi mobilisées à passer du chaos au califat (lire ci-contre).

Zoom Repères : du chaos au califat en 8 étapes

Al-Qaida envisage un long processus pour établir le califat : en s’attaquant à des objectifs occidentaux, le réseau révèle aux masses musulmanes le visage anti-islamique de l’Occident et de ses alliés locaux. Du coup, ses rangs grossissent (étape 1) et il se lance dans une longue guerre d’usure pour saigner l’ennemi (2). Les Occidentaux finissent par évacuer le Moyen-Orient et retirent leur appui aux régimes en place (3). Ces pouvoirs "apostats" s’effondrent l’un après l’autre sous les coups du réseau et de ses alliés locaux (4), qui remplissent alors le vide sécuritaire (5) et instaurent la loi islamique (6). Lorsque toute influence occidentale dans le monde musulman est éradiquée (7), le califat est rétabli de l’Espagne à la Chine (8). Al-Qaida estime que sa mission prioritaire est de lancer les premières étapes.

"From the Horse’s Mouth: Unraveling Al-Qa’ida’s Target Selection Calculus", de Sammy Salama et David Wheeler, Center for Nonproliferation Studies, 17 avril 2007, http://cns.miis.edu/stories/070417.htm

Comment Al-Qaida opère-t-elle concrètement ? Avant tout en fournissant un entraî­nement paramilitaire. Dès le début des années 1990, l’organisation, alors en gestation, a commencé à créer, en Afghanistan d’abord, une infrastructure de camps à double usage qui lui a permis d’engranger jusqu’ici ses quelques succès. Ces camps fournissent à la fois un entraînement de guérilla à usage immédiat pour les combattants des conflits en cours, et un autre, de plus long terme, pour les formateurs et les cadres qui créeront à leur tour des camps du même type, et ouvriront de nouveaux fronts dans d’autres zones de conflits. Ou bien mèneront des attaques d’envergure qui serviront à médiatiser leur cause et inciteront ainsi les pays occidentaux à intervenir dans les pays musulmans. Ces interventions occidentales provoquant à leur tour la naissance d’autres fronts, la création d’autres camps, etc.

Des milliers de volontaires

Ce modèle a remarquablement fonctionné. Il a permis à Al-Qaida d’internationaliser sa vision d’un conflit planétaire entre les forces de l’Islam et ce que l’organisation appelle "l’alliance des sionistes et des croisés". Dans ses premiers camps en Afghanistan, Al-Qaida a formé des milliers de volontaires qui se sont battus aux côtés des moudjahidines de ce pays contre l’URSS, mais aussi un contingent plus réduit de cadres de haut niveau qui ont créé ensuite des camps à double usage aux Philippines, en Bosnie, au Cachemire, au Soudan, en Somalie.

Sur tous ces terrains de conflit, Al-Qaida s’est d’abord présentée comme un simple fournisseur de moyens matériels et de services. Mais elle a rapidement utilisé cette plateforme pour "islamiser" la nature du conflit concerné. En réservant ses généreuses aides aux seules factions islamistes, Al-Qaida a contribué à marginaliser les autres groupes impliqués dans chacun des conflits : nationalistes, indépendantistes ou simples laïques. Elle a en outre utilisé son recrutement international et ses réseaux de propagande pour présenter ces conflits locaux comme ceux de territoires musulmans assiégés requérant la solidarité défensive de l’ensemble des croyants. Cette intervention d’Al-Qaida a profondément infléchi la nature de la guerre et des mouvements séparatistes sur de nombreux terrains tels que la Bosnie, la Tchétchénie et les Philippines. Ou plus récemment, l’Irak et le Maghreb. Des conflits ethniques ou de simples différends territoriaux ont ainsi été érigés en autant de fronts d’un combat islamique mondial. Cette stratégie peut cependant lui aliéner les masses musulmanes : souvent (en Irak et au Maghreb notamment), la population, qui fait directement les frais du chaos et de l’insécurité résultant de son intervention, manifeste une forte hostilité à l’égard de ses méthodes et de ses objectifs révolutionnaires.

Les attaques d’Al-Qaida contre l’Occident ne visent pas à détruire la civilisation occidentale. Leur but est d’entraîner les Etats occidentaux dans une confrontation militaire en terre d’Islam. Pour ce faire, et à ce stade du combat, Al-Qaida n’a pas besoin de contrôler un territoire. Certes, quand il était dirigé par les talibans, de 1996 à 2001, l’Afghanistan lui offrait un abri sûr, où elle a pu établir de vastes camps d’entraînement. Mais l’Afghanistan assiégé aujourd’hui sert tout aussi bien, et peut-être même mieux, ses objectifs. L’organisation ne cherche pas à créer un sanctuaire régenté par la charia, mais à pérenniser le conflit. Ce que veut Al-Qaida ? Le califat, demain. L’apocalypse, tout de suite.

Zoom Kamikazes occidentaux : convertis jusqu’à la mort

Une femme belge, Muriel Degauque, a commis en 2005, à 38 ans, le premier attentat-suicided’un musulman converti en Irak.

Le 9 novembre 2005, Muriel Degauque, née à Charleroi (Belgique), déclenchait sa ceinture explosive à Bakouba (Irak) au passage d’une patrouille amé­ricaine. L’attentat coûta la vie à plusieurs policiers irakiens. La jeune femme s’était convertie à l’islam quelques années plus tôt et avait épousé les thèses d’Al-Qaida après son mariage avec Issam Goris, fils d’un Belge et d’une Marocaine. Il mourait d’ailleurs lui aussi en Irak, quelques heures après, alors qu’il s’apprêtait à réaliser un attentat similaire.

L’attaque-suicide commise par Muriel Degauque est la première commise en Irak par un converti venu d’Europe, mais de tels convertis ont participé à nombre d’attentats ou de projets d’attentats de mouvements proches d’Al-Qaida. Ainsi, l’Allemand Christian Ganczarski est inculpé pour l’attaque contre la synagogue de Djerba (Tunisie) qui a coûté la vie à 21 personnes, en 2002. Germaine Lindsay, l’un des kamikazes de Londres en 2005 (52 morts) était un converti britannique d’origine jamaïcaine.

L’anthropologue américain Scott Atran estime à 10 % environ le poids des convertis européens dans la nébuleuse Al-Qaida, mais d’autres évaluations donnent un pourcentage deux fois plus élevé. Pour le politologue Olivier Roy 1, certaines catégories de la population seraient potentiellement plus concernées par le phénomène, notamment les jeunes d’origine antillaise en France et en Grande-Bretagne. Les groupes d’Al-Qaida en Europe offrent en effet à des individus qui se sentent mal intégrés et victimes du racisme un espace d’accueil où la couleur de la peau ne compte plus, où ils peuvent se voir confier des responsabilités à parité avec les autres membres. Les thèses d’Al-Qaida permettent en outre de reformuler l’anticolonialisme en termes islamistes et de le replacer dans le grand récit d’un affrontement mondial avec l’impérialisme américain.

Les groupuscules qui en Occident se réclament du mouvement de Ben Laden sont souvent formés de petites bandes d’amis d’enfance ou de quartier, ayant parfois tâté de la petite délinquance, qui basculent ensemble dans la radicalisation. Des non-musulmans suivent alors leurs camarades, quitte à se convertir. Certains semblent néanmoins avoir effectué un parcours plus solitaire, tel Andrew Ibrahim, 19 ans, arrêté par la police britannique en avril 2008 alors qu’il préparait des ceintures explosives.Pour Al-Qaida, les convertis ont un intérêt opérationnel : ils sont plus difficiles à repérer pour les services de sécurité que des étrangers ou même que des jeunes issus de l’immigration et vivant dans des milieux musulmans. Abou Moussab Al-Zarkaoui, sanguinaire chef d’Al-Qaida en Irak tué en 2006, avait d’ailleurs appelé de ses voeux la constitution d’une force de combattants à la peau blanche. Pour Olivier Roy, cependant, l’intérêt du réseau de Ben Laden n’est pas uniquement tactique. Aux yeux d’Al-Qaida, les convertis sont en effet la preuve que son combat atteint une dimension planétaire et déborde désormais les terres historiquement asso-ciées à l’islam.

  • 1. "Al Qaeda in the West as a Youth Movement: The Power of a Narrative", CEPS, Policy Brief n° 168, août 2008, www.ceps.be

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !