Entretien

Contre le terrorisme : "il faut résoudre les conflits régionaux"

10 min
Bernard Rougier politologue. Enseignant à la chaire Moyen-Orient Méditerranée de Sciences Po Paris, il a publié Le Jihad au quotidien (PUF, 2004 ; en anglais : "Everyday Jihad", Harvard University Press), et dirigé Qu'est-ce que le salafisme ?, PUF, 2008.
Alain Chouet haut fonctionnaire. Expert en matière de renseignement et de violence politique, il a été chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) http://alain.chouet.free.fr/

Que peuvent faire les pays occidentaux contre le terrorisme jihadiste ?

Alain Chouet. Il faut d’abord rappeler qu’aujourd’hui comme hier les principales victimes de ce terrorisme sont des musulmans : dans le monde arabe, en Asie du Sud, en Afrique de l’Est... L’Occident est sur le plan quantitatif une victime marginale. Pour affronter cette menace, nous devons changer d’outils intellectuels. Contrairement aux organisations d’ultragauche des années 1970, telle que la Fraction Armée Rouge, ou aux groupes palestiniens qui pratiquaient alors le terrorisme, Al-Qaida n’est pas un mouvement fortement structuré autour d’un chef et de cellules dormantes qui attendent l’ordre d’exécuter un attentat. C’est une mouvance dotée d’un corpus idéologique et d’un nom emblématique. Des groupes locaux s’en saisissent pour commettre des attentats dirigés tantôt contre des autorités locales, tantôt contre des cibles symboliques assimilées à l’Occident. Mais ils le font de leur propre initiative, sans consigne des responsables les plus connus d’Al-Qaida généralement.

Bernard Rougier. L’idéologie d’Al-Qaida s’est forgée au cours des années 1990 autour de trois idées-forces. La première, c’est que la communauté des musulmans, la oumma, constitue l’équivalent d’une nation - idée fausse, évidemment, puisque la oumma n’a pas de frontières géographiques. La seconde, c’est que le front du combat contre l’Occident est mondial. Dès lors, il devient légitime pour les jihadistes de tuer des Occidentaux, des civils notamment, où qu’ils se trouvent sur la planète. La troisième idée est que les Etats-Unis sont les principaux adversaires de l’Islam, la "tête du serpent", et que la lutte contre les régimes politiques musulmans doit donc passer au second plan - c’est l’apport idéologique de Ben Laden et d’Ayman Al-Zawahiri. Cette idéologie est contemporaine d’un développement spectaculaire des médias (internet, chaînes satellitaires arabes).Ils ont permis de panislamiser des conflits de nature diverse (Tché­tchénie, Bosnie, Somalie), qui auparavant seraient restés locaux, et qui ont été artificiellement rassemblés par Al-Qaida dans un front mythique du jihad mondial.

Comment l’Occident peut-il contrer cette représentation du monde ?

B. R. Il faut redonner une dimension territoriale à ces conflits en favorisant leur règlement politique. A cet égard, le conflit israélo-palestinien est central, car il est considéré par l’opinion musulmane, bien au-delà du monde arabe, comme l’archétype de l’injustice faite au monde musulman par l’Occident. Les idéologues d’Al-Qaida prétendent mener au niveau planétaire un combat de même nature que celui du Hamas en Palestine. Il faut noter que le Hamas a rejeté cet amalgame, car il restreint sa lutte au territoire au cadre palestinien. Mais le récit jihadiste "mord" sur une partie de l’opinion musulmane. Favoriser un règlement du conflit israélo-palestinien ne suffirait pas à résoudre le problème, mais retirerait à Al-Qaida un pan essentiel de son récit mythique. Et redonnerait un peu de légitimité à l’Autorité palestinienne ainsi qu’aux pays arabes modérés (Egypte, Jordanie, Arabie saoudite), que menace par ailleurs la rhétorique du président iranien.

A. C. Le combat d’Oussama Ben Laden lui-même est d’abord dirigé contre la famille régnante saoudienne et son alliance avec les Etats-Unis. Mais la question palestinienne pèse extrê­mement, dans l’opinion musulmane. Sur les bus de Peshawar, au Pakistan, vous trouvez le portrait de Ben Laden et la photo de la mosquée d’Omar à Jérusalem. Par ailleurs, autant il est possible d’empêcher un prédicateur d’appeler au jihad armé dans une mosquée européenne, autant on ne peut lui interdire d’évoquer la ville sainte, qui est un sujet religieux, mais à connotation politique évidente.

Cela dit, je ne partage pas votre analyse sur la modération de l’Arabie saoudite. Voilà un régime schizophrène. Ce pays a été victime de nombreux attentats terroristes ces dernières années. Mais dans le même temps, l’Arabie saoudite, gardienne de La Mecque et de Médine, a tellement peur de se faire doubler sur le plan de la légitimité religieuse dans le monde musulman qu’elle finance des organisations islamistes. La mouvance des Frères musulmans, dont est issu à l’origine Ayman Al-Zawahiri que j’estime être le véritable chef d’Al-Qaida, en a bénéficié, de même que les factions afghanes les plus radicales.

Notons que deux éminents dignitaires saoudiens, le prince Bandar Al-Sultan, ex-ambassadeur aux Etats-Unis, et le prince Turki Al-Faisal, ancien chef des services spéciaux, ont proposé d’user de leur influence auprès des talibans pour faciliter des discussions avec le gouvernement d’Hamid Karzaï et les Occidentaux. Ce qui veut dire que 11-Septembre ou pas, les ponts n’étaient pas vraiment coupés entre le régime saoudien et Mollah Omar... Les pays occidentaux ont trop longtemps jeté un voile pudique sur ces ambiguïtés.

B. R. Le régime saoudien est le résultat de l’alliance conclue en 1744 entre le pré­-dicateur Muhammad Ibn Abd Al-Wahhab et la famille des Saoud, originaire du centre de la péninsule arabique. Ce pacte visait à instaurer un Etat islamique dans lequel le prédicateur se réserverait le rôle de chef religieux tandis que la famille Saoud détiendrait la direction politique et militaire. De fait, les Saoud ont pris le contrôle de l’ensemble de l’actuel territoire du royaume en 1930. Le jihad est donc au coeur de l’histoire politique du régime. Le clergé wahhabite a d’ailleurs une vision du monde comparable à celle de Ben Laden, sauf sur un point, fondamental : l’obéissance politique à la famille Saoud. Ce clergé condamne donc le terrorisme jihadiste contre les musulmans, et l’attentat kamikaze, considéré comme une forme de suicide, interdit par Dieu.

Sa position est plus ambiguë au sujet des non-musulmans. Lors d’une conversation téléphonique avec des responsables du GSPC algérien (Groupe salafiste pour la prédication et le combat, devenu Al-Qaida au Maghreb islamique au début de 2007), ces oulémas (savants religieux) ont expliqué à leurs interlocuteurs que s’ils voulaient faire le jihad, ils n’avaient qu’à s’en prendre aux "mécréants" en Europe. Mais ils ont fixé des conditions restrictives (existence d’un front militaire, interdiction de tuer des civils) qui rendaient de fait l’entreprise impossible.

Depuis son accession au pouvoir, le roi Abdallah d’Arabie saoudite s’efforce de trouver d’autres interlocuteurs que le clergé wahhabite et de limiter son emprise sur certains secteurs, comme l’éducation. Fragilisé à l’intérieur de ses frontières, le clergé wahhabite projette à l’extérieur, par exemple dans les communautés musulmanes d’Europe, l’influence qu’il perd chez lui. Il déploie pour cela toute une batterie de moyens : fatwas délivrées par téléphone, prêches on-line... Un livre comme La Voie du musulman, écrit par un prédicateur radical, Aboubaker Djaber Eldjazaïri, est devenu un best-seller dans ces communautés grâce au financement des institutions religieuses saoudiennes. Or il défend une vision fondamentaliste de la société, et légitime par exemple le fait que les maris battent leur épouse. Les Européens doivent exiger de l’Arabie saoudite qu’elle cesse de diffuser cette propagande.

A. C. Par intérêt économique dans le domaine pétrolier, l’administration Bush n’a pas favorisé les éléments les plus réformistes de la famille saoudienne... Mais, c’est vrai, le roi fait des efforts considérables en politique intérieure comme en politique étrangère. Et il faut le soutenir. Sur le plan diplomatique, cela suppose de rassurer l’Arabie saoudite. Comme l’Iran, elle est inquiète devant la situation au Moyen-Orient et risque de chercher des alliés peu recommandables pour se prémunir contre le danger. L’Europe doit montrer à ces pays qu’elle se sent une communauté de destin avec eux. Malgré ses défauts, l’Union pour la Méditerranée est un signal positif en ce sens. Au-delà, il faut conclure avec les Etats du Moyen-Orient un pacte de sécurité régionale, en échange de réformes dans leur politiques intérieure et extérieure.

B. R. Il serait plus facile de demander à ces pays de faire des efforts si de leur côté, les Etats occidentaux s’investissaient sérieusement dans la résolution des conflits régionaux. L’Europe devrait soutenir plus vigoureusement l’initiative présentée en 2002 par le roi Abdallah qui prévoit la paix entre les Etats arabes et Israël en échange d’un retrait de l’Etat hébreu de tous les territoires occupés en 1967.

Les services de sécurité affirment régulièrement avoir déjoué des projets d’attentats préparés par des petits groupes de musulmans radicaux européens. Quelle est l’ampleur de cette menace interne ?

A. C. Il faut sans doute la relativiser. D’une part, ces services ont besoin de justifier leur existence et leurs moyens face au pouvoir politique. D’autre part, si de petits groupes d’excités bâtissent des projets d’attentats en cherchant sur internet des recettes d’explosifs ou de toxiques, il y a loin de ces discussions à un passage à l’acte : 90 % de ces projets restent, fort heureusement, à l’état de fantasme. Il ne faut pas pour autant négliger les 10 % restants...

B. R. La Grande-Bretagne a récemment donné la parole à des jihadistes repentis. Ils ont expliqué, à des jeunes notamment, en quoi ils s’étaient trompés et avaient aggravé la condition des musulmans qu’ils croyaient défendre.

A. C. Les quelques jeunes Français qui étaient passés par l’Afghanistan et qui sont aujourd’hui sortis de Guantanamo sont persuadés d’avoir fait faute route, mais à la différence de leurs homologues britanniques, les autorités françaises n’ont pas su, hélas, mettre en valeur leur témoignage. Si les projets d’attentats en Europe n’aboutissent pas pour l’instant, il n’en demeure pas moins qu’il existe, chez certains jeunes issus de l’immigration notamment, un "bruit de fond" qui valorise la violence. Il se nourrit du racisme, des ratés de l’inté­gration, et des images de conflits du Moyen-Orient. Des pré­dicateurs islamistes radicaux sont prêts à récupérer ce malaise culturel et social. Ce qui pose la question de l’encadrement du culte musulman en France. Pendant plus d’un demi-siècle, Paris a sous-traité ce problème aux autorités algériennes et marocaines, mais ces pays ne sont plus en état le faire. Du coup, certaines mosquées ont été investies par des groupes proches des Frères musulmans, y compris des mouvements violents. Et les autorités françaises ont du mal à les contrôler. Toute laïque qu’elle soit, la République ne peut se désintéresser de la formation des imams et du financement des lieux de culte si ceux-ci deviennent des acteurs et des lieux de subversion.

B. R. L’équilibre est délicat. L’existence du Conseil français du culte musulman (CFCM) permet aux autorités républicaines d’avoir un interlocuteur sur les questions liées au culte, pour traiter de la formation des imams notamment. En revanche, le CFCM ne doit pas être érigé en représentation politique des musulmans de France, contrairement à ce que voudrait l’UOIF (Union des organisations islamiques de France, issue de la mouvance des Frères musulmans), l’une de ses principales composantes. De même, il ne faut pas déléguer à des autorités religieuses la gestion de quartiers difficiles. Les jeunes gens qui ont commis les attentats de Londres, en 2005, étaient issus d’un groupe qui, au nom de la lutte contre l’alcool et la drogue, avait "nettoyé" un quartier de Leeds de la délinquance. Par ailleurs, la probabilité de voir un individu se radicaliser est d’autant plus forte que toute son existence est concentrée dans un seul espace social. A l’inverse, ceux dont la vie de famille, le travail, les activités sportives et les relations sociales les mettent en contact avec différents milieux, sont davantage prémunis contre une telle radicalisation. La République doit aider les jeunes issus de l’immigration à ne pas être enfermés dans leur groupe d’origine et à ne pas vivre dans le même espace.

A. C. La collectivité française doit faire sentir concrètement à ces jeunes gens qu’ils ont les mêmes droits mais aussi les mêmes devoirs que tous les citoyens français. Il ne faut pas laisser le malaise social dériver. Les services de police ou de renseignement peuvent parer au plus pressé. Mais seules des mesures politiques, économiques, sociales... peuvent permettre de réduire, sinon d’éliminer, les causes de la revendica-tion, de l’affrontement, et éventuellement du passage à la violence.

Propos recueillis par Yann Mens

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