Etats-Unis : la société américaine a choisi la réconciliation

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Les partis s'étaient éloignés des aspirations de la population. Qui vient d'élire un président sur sa volonté de dépasser les clivages.

Depuis la victoire de Barack Obama le 4 novembre dernier, les médias européens tentent de situer le nouveau président sur l’échiquier politique. Certains y voient le retour des traditions classiques de la gauche étatsunienne, qui remontent à Franklin Roosevelt et au New Deal. D’autres observent que sur la fiscalité, l’éducation ou la politique étrangère, le prochain locataire de la Maison Blanche est sensiblement plus à droite non seulement que les sociaux-démocrates européens, mais aussi que ses anciens adversaires au sein même du Parti démocrate. A commencer par Hillary Clinton. D’autres encore discernent dans ses discours un profil de "centriste" américain. Ces analyses contrastent avec la pensée de Barack Obama lui-même, qui estime que c’est l’"échiquier" gauche-droite en soi qui pose problème.

Ce thème est revenu constamment dans sa campagne : les Américains ont besoin de changement, et il passe par le dépassement des clivages entre la gauche et la droite. On peut à bon droit se méfier de ce genre d’appels unanimistes. Mais il semble bien refléter la conviction intime du nouveau président américain, à savoir que les institutions démocratiques de son pays ont été mises à mal par les "guerres culturelles", opposant notamment la droite religieuse d’une part et une gauche libérale et laïque d’autre part, ainsi que par une polarisation politique qui profite aux extrêmes de chaque parti. De fait, au Congrès, le "centre" s’est évaporé en l’espace de dix ans : la part des élus susceptibles d’être classés comme "proches du centre" qui était encore de 35 % en 1995 est tombée à 8 % en 2004. La scène politique américaine souffre d’un excès d’esprit partisan qui l’éloigne de plus en plus de la société elle-même. Plutôt que de s’inscrire dans cette tendance, Barack Obama propose de l’inverser et de surmonter les clivages qui la structurent depuis les années 1980.

Car il n’en a pas toujours été ainsi : jusqu’aux années 1970, les deux grands partis étaient des coalitions complexes d’intérêts régionaux et sociaux : les démocrates représentaient aussi bien les grandes villes et les régions industrielles que la quasi-totalité du Sud, tandis que les républicains fédéraient les grands intérêts financiers, les ultralibéraux de l’Ouest et des centristes du Nord-Ouest... Depuis, les deux formations ont gagné en cohérence idéologique sans doute, mais au prix d’une domination de chacune d’entre elle par ses courants radicaux. L’un des facteurs qui a le plus contribué à cet état de fait est la modification permanente de la carte électorale : souvent en effet, les limites des circonscriptions sont fixées par les assemblées de chaque Etat fédéré, et le parti qui y est majoritaire utilise le découpage électoral pour pérenniser sa domination. De plus en plus de circonscriptions deviennent ainsi des fiefs "sûrs", imprenables par l’adversaire. Résultat : alors que les pères fondateurs des Etats-Unis avaient souhaité que la Chambre des représentants - renouvelée en totalité tous les deux ans - suive de près les évolutions de l’opinion publique, elle est aujourd’hui devenue l’institution la plus figée du gouvernement : dès 1992, 244 sur les 435 sièges étaient considérés comme "sécurisés" pour l’un ou l’autre des deux grands partis ; en 2004, ce chiffre a grimpé à 339. Ce qui veut dire que 78 % des affrontements démocratiques sont joués d’avance. Dans ces circonscriptions, l’enjeu véritable pour les candidats est de remporter les primaires dans leur propre parti. Or les primaires ne mobilisent que le coeur idéologique de l’électorat de chaque formation, et tendent donc à élire des candidats aux opinions nettement plus tranchées que celles de la population dans son ensemble.

La polarisation qui s’ensuit rend la démocratie américaine à la fois moins représentative, plus hostile aux coalitions et indifférente à la délibération et aux droits de l’opposition. Bien souvent, les élus se sentent appelés à réaliser à tout prix le programme de leur parti, quitte à bafouer l’esprit des procédures. Tel est, du moins, le bilan des années 2000-2006 : contrôlant complètement le Congrès, les républicains ont habilement usé pendant ces années de tous les paragraphes du règlement pour exclure la présentation d’amendements parlementaires au moment de la lecture des projets de lois en assemblée. Les leaders républicains précipitaient le vote, laissant à l’opposition des délais ridiculement courts pour prendre connaissance des textes présentés (sept heures pour décrypter 1 645 pages, par exemple !) et excluaient ses représentants des réunions visant à harmoniser les projets de loi de la Chambre des représentants avec ceux du Sénat. Sur le plan national, le même esprit partisan animait la politique de George W. Bush : plutôt que d’attirer les indécis et les électeurs du centre, il a cherché à mobiliser massivement la base républicaine.

Barack Obama accuse certes les républicains de cette évolution, mais il reconnaît que la même tendance à vouloir monopoliser le pouvoir se manifeste aussi dans son parti. Il constate en même temps que la polarisation inquiète la population. Et de nombreuses analyses lui donnent raison : les politologues John R. Hibbing et Elizabeth Theiss-Morse, par exemple, montrent que dans leur vie quotidienne, la plupart des Américains évitent tous les sujets qui pourraient révéler une divergence politique avec un voisin ou un collègue. De même, le sociologue Alan Wolfe affirme que la vitalité de la religion aux Etats-Unis tient au fait que la plupart des croyances évoluent dans un même sens : vers l’image d’un dieu bienveillant, vers le pluralisme voire le syncrétisme, et contre l’intégrisme et l’intolérance. C’est sur ce peuple-là que Barack Obama s’est appuyé ; dans son livre L’Audace d’espérer, il parle des électeurs "ambigus" qui ne se retrouvent pas dans l’offre politique actuelle : des Blancs du Sud éduqués à la méfiance vis-à-vis des Noirs mais qui nouent des relations d’amitié avec leurs collègues noirs au travail par exemple ; ou des anciens militants des Black Panthers qui, ayant investi dans l’immobilier, découvrent qu’ils en ont marre des dealers du coin de la rue... Ces électeurs-là "ne comprennent pas toujours les arguments opposant la droite et la gauche, conservateurs et libéraux (progressistes). En revanche, ils font bien la différence entre le dogmatisme et le sens commun, la responsabilité et l’irresponsabilité, entre ce qui dure et ce qui est fugace".

Rhétorique électorale ? Peut-être, mais elle semble confirmée par les premières déclarations du président élu. Comme par exemple sa volonté de nommer un républicain à un poste clé de son administration ou le fait qu’il ne garde "aucune rancune" à l’encontre du sénateur démocrate Joe Lieberman, qui a soutenu John McCain pendant la campagne. C’est cette "méthode Obama", bien plus que son positionnement exact sur l’axe gauche-droite, qui permet de cerner la pensée politique du nouveau président.

La réconciliation, c’est pour Barack Obama aussi une question de changement de génération. A ses yeux, la guerre sans merci que se livrent la droite et la gauche montre que les clivages des années 1960 hantent toujours les hommes politiques américains : la "question raciale", la guerre du Vietnam, la "contre-culture", les rapports homme-femme, etc. S’il se réjouit des avancées réalisées à cette époque, le nouveau président américain constate que pour lui, elles appartiennent au passé, et depuis longtemps : tout au long des années Clinton, puis lors des élections de 2000 et de 2004, il a eu l’impression d’être le témoin du "psychodrame de la génération des baby-boomers".

Cette volonté de tourner la page s’accompagne d’un jugement très nuancé sur l’époque révolue. Il reconnaît ainsi avoir été tenté à l’adolescence par l’héritage radical des années 1960, mais il note aussitôt, sur le ton de l’autocritique, qu’il avait fini par perdre de vue "le moment où les dénonciations du capitalisme ou de l’impérialisme américain venaient trop facilement, et où l’émancipation des contraintes de la monogamie ou de la religion était proclamée sans que la valeur que représentent ces contraintes soit vraiment comprise." Il avoue même avoir partagé ce "grand désir de l’ordre" qu’incarnait Ronald Reagan dans les années 1980...

La volonté de rompre avec un certain héritage des années 1960 est donc manifeste dans sa pensée. Mais ce qui différencie Barack Obama des néoconservateurs ou d’un Nicolas Sarkozy, c’est le ton conciliant. Conséquence logique, là encore, de son intuition fondamentale selon laquelle les contours de la société américaine sont beaucoup plus flous et ambigus que les discours politiques le laissent entendre.

La même volonté de dépasser le clivage gauche-droite se manifeste chez Barack Obama au sujet de la "question raciale", celle-là même qui a si souvent servi de repère sur la scène politique américaine. Tout en incarnant l’espoir des Afro-Américains de se voir enfin reconnus comme des citoyens à part entière, le nouveau président propose, ici aussi, une "synthèse". La campagne électorale lui a fourni l’occasion de s’en expliquer, lorsque les médias ont révélé les propos controversés de son ancien pasteur, Jeremiah Wright, appelant les Noirs américains à proclamer "que Dieu maudisse l’Amérique" au lieu de "que Dieu bénisse l’Amérique" pour protester contre le racisme dont ils sont victimes. Dans l’un des discours clés de sa campagne, Barack Obama a rappelé que pour la génération du pasteur Wright - celle de la lutte pour les droits civiques -, "la mémoire de l’humiliation, du doute et de la peur n’a pas disparu" : sa "colère est bien réelle". Mais il a ajouté aussitôt qu’il faut prendre au sérieux et comprendre aussi les sources du ressentiment blanc. Habituellement pourtant, les démocrates tendent à n’y voir que du racisme tandis que les républicains - notamment ceux du Sud - le caressent dans le sens du poil. Chez Barack Obama, le ressentiment des Blancs est reconnu au même titre que la colère des Noirs : la plupart des Américains blancs de la classe ouvrière ou de la classe moyenne, observe-t-il, n’ont pas le sentiment d’avoir été particulièrement privilégiés du fait de leur appartenance ethnique. Rien de surprenant, alors, que leur ressentiment s’accroisse "lorsqu’ils entendent dire qu’un Afro-Américain bénéficie d’un avantage en trouvant un bon emploi ou une place dans une bonne université à cause d’une injustice qu’eux-mêmes n’ont jamais commise ; ou quand on leur dit que leurs craintes concernant la criminalité dans les quartiers difficiles sont, d’une manière ou d’une autre, des préjugés." La question raciale ne sera pas apaisée, dit Barack Obama en substance, tant que les Américains n’auront pas appris à reconnaître l’âpreté du clivage et des émotions qu’il engendre.

A-t-il été entendu par les électeurs ? Les résultats du scrutin laissent entrevoir un succès en demi-teinte : si Barack Obama l’a emporté dans les milieux blancs populaires d’Etats comme l’Ohio, la Pennsylvanie ou encore le Michigan, les régions majoritairement blanches du Sud ont voté massivement pour McCain. Mais l’essentiel est ailleurs : dans l’espoir que cette "synthèse" donne lieu à une nouvelle façon d’aborder la "question raciale".La pensée politique américaine a toujours été hantée par la quête de l’unité, par l’idée d’une "union plus parfaite", comme le dit le préambule de la Constitution américaine. Dans sa campagne, Barack Obama s’est certes appuyé sur des piliers du "libéralisme" américain - cette famille politique qui, bien que n’ayant aucun équivalent direct en Europe, appartient plutôt à ce qu’on appelle "la gauche". Mais son ambition politique semble plus proche de cette soif du consensus très américaine que d’un programme social-démocrate européen.

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