Agir

Inde : une banque pour les "papillons" des rues

5 min

L'association Butterflies a créé une banque dont les enfants sont clients, mais aussi gestionnaires. Un outil qui les aide à faire des choix raisonnés pour leur avenir.

La nuit est tombée autour de l’immense gare du vieux Delhi. Il est 19 heures, les cyclopousses surchargés se bousculent, les échoppes s’illuminent, les vendeurs ambulants haranguent les passants. Au milieu de cette cohue, un couloir à ciel ouvert s’enfonce à l’écart de la rue. Au bout, une salle colorée où une grappe de gamins joue des coudes devant un kiosque jaune vif : la banque est ouverte. Chacun tend sa recette du jour : une pièce de cinq roupies (0,08 euros), quelques billets de dix. La scène se déroule dans un centre de l’association Butterflies ("papillons"). Derrière le comptoir, le ton n’est pas aux enfantillages : "Combien ?", "Signe là", "Non, tu ne peux pas retirer aujourd’hui l’argent déposé dans la journée", rappelle Mehfooz avec autorité. Du haut de ses 13 ans, il jongle avec les registres empilés sur la table. Comptes courants et d’épargne, livre de caisse, etc. Il a été élu, pour six mois, par ses camarades pour tenir cette banque très particulière : 80 % des clients sont des enfants de la rue 1, les autres ont un lien avec leur famille mais gagnent leur vie dans la rue.

Ni vol, ni drogue, ni mendicité

Butterflies s’occupe depuis 1989 d’enfants vivant ou travaillant dans la rue. L’association proposait de petits crédits solidaires, un financement lui a permis de donner de l’ampleur au projet. "Nous avons voulu alors quelque chose de coopératif qui ne serait pas géré par les adultes, que ce soit une école de la vie", raconte Rita Panicker, à l’origine du projet et directrice de Butterflies.

Le projet Children’s Development Khazana, le "trésor de développement des enfants" 2 lancé en 2001 avec une vingtaine d’enfants, compte aujourd’hui plus de deux mille adhérents dans la douzaine de centres de Delhi. Et plus de cinq mille en Inde. Des projets similaires ont pris corps en Afghanistan, au Népal, au Bangladesh, à Sri Lanka.

Chaque jour, un adulte collecte les sommes déposées aux guichets de Delhi et les place chaque semaine sur un vrai compte bancaire. L’enfant responsable du guichet pour six mois bénéficie d’une formation aux opérations comptables. Les adultes aident à la vérification des comptes, veillent à l’encadrement des réunions. Les enfants, eux, gèrent le quotidien et définissent les règles de fonctionnement. A Delhi, pas de dépôt minimum, mais l’argent ne doit pas venir de la mendicité, du vol, de la vente de magazines pornographiques ni de drogue. Etant tous du même quartier, il s’en assurent facilement.

Zoom Le Caire (Egypte) : filles, mères et à la rue, trois fois stigmatisées

Les estimations oscillent entre cent mille et deux millions d’enfants des rues en Egypte. Parmi ces déclassés, une population particulièrement vulnérable : les filles, "poussées à la rue pour les mêmes raisons que les garçons, explique Marie Ferré, coordinatrice générale de Médecins du monde Egypte (MDM) : des maltraitances, parfois liées à des recompositions familiales. Mais certaines sont chassées après avoir subi un viol, parce qu’elles ne sont plus vierges ou sont enceintes. Dans la rue, elles souffrent comme les garçons de violences, d’addictions aux drogues, de pathologies liées au manque d’hygiène, à la mauvaise alimentation ou à la pollution de l’air. Mais en plus, elles sont vues comme des prostituées, des filles déshonorées, immariables. Et si elles ont un enfant, c’est pire."

Jusqu’en 2006, rares étaient les dispositifs qui s’adressaient aux filles de la rue. L’aspect médical, surtout la santé reproductive, était négligé. MDM a donc lancé en partenariat avec l’association égyptienne Hope Village une intervention en trois volets : une unité mobile qui sillonne Le Caire, un accueil de jour à Imbaba, quartier populaire de la ville, et en périphérie un centre d’accueil de longue durée, où une vingtaine d’adolescentes de 13 à 18 ans sont hébergées avec leurs enfants pendant plusieurs mois, et trouvent un accompagnement social. Le partenariat arrive à son terme fin 2008, l’activité volera ensuite de ses propres ailes.

La stigmatisation des enfants des rues, a fortiori des filles, perdure pourtant dans la société égyptienne. Certes, les soins se sont améliorés dans les hôpitaux mais pour y accéder, des barrières restent à franchir. "Cela va du planton d’hôpital qui refuse l’entrée aux enfants, aux médecins et infirmières qui les rejettent ou les traitent mal", déplore Marie Ferré. Mais un changement de regard s’amorce. Témoin, la nouvelle loi sur la protection de l’enfance, adoptée en juin 2008, qui ne fait plus référence à "la délinquance" mais parle désormais "d’enfants en danger".

Epargner pour étudier

Leur argent, ils le gagnent en faisant la plonge dans les mariages, comme vendeurs sur les petits stands de thé, en triant les déchets, en vendant des magazines aux carrefours... Petits revenus, petits dépôts. Le client le plus important de Delhi est un orphelin de 13 ans, Sanjay : 1 100 roupies (17 euros) sur son compte. Arrivé du Bihar, l’un des Etats les plus pauvres de l’Inde, à l’âge de 6 ans pour travailler à Delhi comme domestique, battu par son maître, il s’est enfui au bout de deux ans et a fini par trouver secours auprès de Butterflies. Il épargne pour monter plus tard sa propre affaire : une échoppe de thé, ou mieux encore, un centre de réparation en tous genres.

Côté crédits, pour les petits montants destinés à faire face à des besoins pratiques (soins médicaux, vêtements), la banque ne prend pas d’intérêt. S’il s’agit d’un investissement, le taux bancaire en vigueur s’applique : 3,5 %. L’emprunteur doit avoir 15 ans, et 20 % de la somme sur son compte ; deux autres enfants doivent se porter caution et détenir au moins 5 % chacun du montant.

Le prêt moyen tourne autour de 5 000 roupies (80 euros) consacrées en général au lancement d’une petite activité commerciale : un stock pour un commerce ambulant, un stand de thé, un cybercafé. Certains projets sont plus ambitieux : à Sri Lanka, des enfants montent une ferme biologique, d’autres à Delhi vont monter un service de restauration avec l’appui d’une association italienne.

"Les enfants sont très prudents", observe Rita Panicker. La survie de chaque centre dépend, en effet, du remboursement de chacun. L’emprunteur est suivi par un "coach", une sorte de grand frère, et par un "mentor", un commerçant établi qui le conseille. Le taux de remboursement est proche de 100 %, assurent les responsables de Butterflies.

Mais la banque est d’abord un outil de réinsertion. Une des premières fonctions de la banque est de placer l’argent des enfants à l’abri du vol. Leurs économies en lieu sûr, "ils sont moins tentés de les dépenser aussitôt gagnées en achetant de la colle, des cigarettes, où en allant voir dix fois le même film. Peu à peu, ils hiérarchisent leurs besoins et épargnent", souligne Sebastian Mathew, coordinateur du projet pour l’Inde. "Ils apprennent à avoir un but, à faire des choix raisonnés au lieu de se laisser ballotter par le présent", résume Rita Panicker. Ils prennent confiance en eux, apprennent à communiquer, à respecter les autres. "Ce sont tous des leaders, personne n’est un mouton dans la rue ! L’esprit d’entreprise, ils connaissent, mais il leur faut apprendre à travailler en communauté", insiste-t-elle.

La banque n’est qu’une des actions de Butterflies. L’association offre un suivi médical, des activités comme le théâtre de rue ou l’édition d’un journal. Le but est d’amener les enfants à reprendre leur scolarité, soit au sein de ses murs, soit dans des écoles publiques. Un but atteint puisque c’est le cas de 98 % des clients de la banque. Ils travaillent le soir ou les jours de congé, et beaucoup, comme Mehfooz, le responsable de la banque du vieux Delhi, épargnent pour étudier. Orphelin, premier de sa fratrie à être éduqué, il veut devenir instituteur."Les enfants des rues vivent au jour le jour, et il reste difficile de les convaincre de s’inscrire dans le temps, admet Rita Panicker. Nous n’avons pas les ressources pour travailler à grande échelle, seul l’Etat peut assumer ce rôle", conclut-elle.

  • 1. L’Inde est le pays où le nombre d’enfants des rues est le plus important au monde : sans doute aux alentours de dix millions. On en compterait 100 000 à New Delhi, auxquels s’ajoutent 400 000 enfants travaillant dans la rue.
  • 2. www.childrensdevelopmentbank.org
Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !