"Les enfants ne choisissent pas la rue, ils la subissent"
La rue est-elle une appartenance revendiquée par les enfants qui y vivent ?
Marie Morelle. Certains jours, les enfants vont se mettre en scène, renommer les lieux en disant : "Ici, c’est le ghetto, là-bas c’est la Cité à part, la Cité perdue...". Ils vont se créer un univers à eux dont ils sont les héros, revendiquer une forme de contre-culture... Mais le lendemain, on verra les mêmes se plaindre qu’ils ont faim, qu’ils sont malades, qu’ils ont froid, qu’il faut vraiment qu’ils s’en sortent. En réalité, ils ne se sentent insérés dans aucun système de solidarité entre enfants de la rue. Mais s’ils ne tenaient pas ce discours sur un univers à eux au sein de la ville, ils ne résisteraient pas psychologiquement.
Bien sûr, les apparences peuvent parfois laisser croire à une forme de sous-culture, avec ses bandes, ses codes, ses rites de passage, son langage, ses droits d’entrée dans un secteur pour y dormir... Mais ce que j’ai observé pour ma part au Cameroun à Yaoundé, ou à Antananarivo, à Madagascar, dément ce caractère structuré. Si de telles pratiques existent superficiellement, la vie dans la rue n’autorise pas la stabilité et la durée qui permettent à des individualités de produire un discours et des valeurs. Leurs références sont donc empruntées de manière approximative au rap américain et à la société de consommation occidentale, ce qui relève davantage d’une sous-culture juvénile et urbaine qui ne leur est pas propre que d’une contre-culture spécifique aux enfants de la rue. Quand ils ont un peu d’argent, ils vont d’ailleurs se payer des vêtements de marque et posent pour des photos devant des lieux prestigieux de la ville auxquels ils n’ont pas accès. Il faut bien comprendre que revendiquer la rue, ce serait choisir d’y finir sans nouvelle possibilité de s’intégrer. Or pour eux, la rue est une appartenance subie, ils n’y ont pas de projet. Ils veulent être pleinement des enfants de la ville.
Mais ils semblent maîtriser la ville. En sont-ils totalement exclus ?
M. M. Les enfants vont certes s’approprier des espaces, mais sans être en mesure de délimiter des territoires sur lesquels exprimer un pouvoir. Ils vont disposer des abris en carton, des lits en sachets plastiques dans des lieux donnés, mais cette appropriation est limitée dans le temps, ils ne sont jamais les maîtres. Leur statut, c’est de ne pas avoir de statut, d’être considérés comme des intrus, comme une menace.
Ils vont d’ailleurs fuir la foule où ils ressentent douloureusement le regard qu’on porte sur eux. Même quand ils parviennent à établir des relations avec des adultes, ils restent dans l’adaptation et sont souvent voués à instrumentaliser leurs rapports aux autres. Mais, par leurs modalités d’appropriation, d’ajustement permanent, ils sont aussi des habitants de la ville. Ce ne sont pas que des victimes. A leur façon, ce sont sont aussi des acteurs de la ville.
La rue peut-elle néanmoins leur offrir les ressources pour s’en sortir ?
M. M. Ceux qui ont tenu le coup dans la rue ont développé des capacités d’adaptation hors du commun. On ne peut pas l’occulter sinon on risque de s’en tenir à un discours de victime peu constructif. La place, même précaire, qu’ils parviennent à acquérir leur permet, s’ils se stabilisent, s’ils sont en lien avec une ONG, d’occuper des fonctions socialement reconnues, de travailler par exemple dans une gare comme porteurs. Mais cela ne suffit pas. Quand ils arrivent à louer une chambre, c’est dans des quartiers de mauvaise réputation où l’on va reporter sur eux les stigmates subis. Et même ceux qui dérivent vers la délinquance restent en marge des milieux organisés. Durant les années pendant lesquelles j’ai suivi les mêmes jeunes, je n’ai pas vu leur sociabilité s’ouvrir hors des autres enfants des rues et des ONG. Le moyen de les sortir de leur condition, c’est de leur donner la possibilité de se faire confiance, et de travailler avec ceux qui font les lois et ceux qui jugent les enfants de la rue.