Entretien

"Les enfants ne choisissent pas la rue, ils la subissent"

4 min
Marie Morelle géographe. Chercheuse au Prodig (CNRS) et maître de conférence à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, elle est notamment l'auteur de La Rue des enfants.

La rue est-elle une appartenance revendiquée par les enfants qui y vivent ?

Marie Morelle. Certains jours, les enfants vont se mettre en scène, renommer les lieux en disant : "Ici, c’est le ghetto, là-bas c’est la Cité à part, la Cité perdue...". Ils vont se créer un univers à eux dont ils sont les héros, revendiquer une forme de contre-culture... Mais le lendemain, on verra les mêmes se plaindre qu’ils ont faim, qu’ils sont malades, qu’ils ont froid, qu’il faut vraiment qu’ils s’en sortent. En réalité, ils ne se sentent insérés dans aucun système de solidarité entre enfants de la rue. Mais s’ils ne tenaient pas ce discours sur un univers à eux au sein de la ville, ils ne résisteraient pas psychologiquement.

Bien sûr, les apparences peuvent parfois laisser croire à une forme de sous-culture, avec ses bandes, ses codes, ses rites de passage, son langage, ses droits d’entrée dans un secteur pour y dormir... Mais ce que j’ai observé pour ma part au Cameroun à Yaoundé, ou à Antananarivo, à Madagascar, dément ce caractère structuré. Si de telles pratiques existent superficiellement, la vie dans la rue n’autorise pas la stabilité et la durée qui permettent à des individualités de produire un discours et des valeurs. Leurs références sont donc empruntées de manière approximative au rap américain et à la société de consommation occidentale, ce qui relève davantage d’une sous-culture juvénile et urbaine qui ne leur est pas propre que d’une contre-culture spécifique aux enfants de la rue. Quand ils ont un peu d’argent, ils vont d’ailleurs se payer des vêtements de marque et posent pour des photos devant des lieux prestigieux de la ville auxquels ils n’ont pas accès. Il faut bien comprendre que revendiquer la rue, ce serait choisir d’y finir sans nouvelle possibilité de s’intégrer. Or pour eux, la rue est une appartenance subie, ils n’y ont pas de projet. Ils veulent être pleinement des enfants de la ville.

Mais ils semblent maîtriser la ville. En sont-ils totalement exclus ?

M. M. Les enfants vont certes s’approprier des espaces, mais sans être en mesure de délimiter des territoires sur lesquels exprimer un pouvoir. Ils vont disposer des abris en carton, des lits en sachets plastiques dans des lieux donnés, mais cette appropriation est limitée dans le temps, ils ne sont jamais les maîtres. Leur statut, c’est de ne pas avoir de statut, d’être considérés comme des intrus, comme une menace.

Ils vont d’ailleurs fuir la foule où ils ressentent douloureusement le regard qu’on porte sur eux. Même quand ils parviennent à établir des relations avec des adultes, ils restent dans l’adaptation et sont souvent voués à instrumentaliser leurs rapports aux autres. Mais, par leurs modalités d’appropriation, d’ajustement permanent, ils sont aussi des habitants de la ville. Ce ne sont pas que des victimes. A leur façon, ce sont sont aussi des acteurs de la ville.

La rue peut-elle néanmoins leur offrir les ressources pour s’en sortir ?

M. M. Ceux qui ont tenu le coup dans la rue ont développé des capacités d’adaptation hors du commun. On ne peut pas l’occulter sinon on risque de s’en tenir à un discours de victime peu constructif. La place, même précaire, qu’ils parviennent à acquérir leur permet, s’ils se stabilisent, s’ils sont en lien avec une ONG, d’occuper des fonctions socialement reconnues, de travailler par exemple dans une gare comme porteurs. Mais cela ne suffit pas. Quand ils arrivent à louer une chambre, c’est dans des quartiers de mauvaise réputation où l’on va reporter sur eux les stigmates subis. Et même ceux qui dérivent vers la délinquance restent en marge des milieux organisés. Durant les années pendant lesquelles j’ai suivi les mêmes jeunes, je n’ai pas vu leur sociabilité s’ouvrir hors des autres enfants des rues et des ONG. Le moyen de les sortir de leur condition, c’est de leur donner la possibilité de se faire confiance, et de travailler avec ceux qui font les lois et ceux qui jugent les enfants de la rue.

Zoom "Les donateurs publics ne s’intéressent plus à ces enfants"

"Quand j’ai commencé à travailler sur le problème des enfants des rues, à la fin des années 1970, les Etats étaient extrêmement répressifs. Les médias véhiculaient un mépris terrible. On les traitaient de bandits, de déchets humains ! Pour l’opinion, un enfant doit être chez ses parents, il ne traîne pas dans la rue, est poli, pas agressif. Ces enfants-là suscitaient la peur et l’on attendait de la police qu’elle "nettoie" les rues. Les interventions partaient du principe qu’ils étaient des "prédélinquants".

Les ONG au contact avec les enfants des rues ont relayé leur révolte contre cette perception et ces pratiques. Eux préfè­rent se voir en "enfants débrouillards". Le Bice a été parmi les premières associations à vouloir changer le regard sur le problème, dans les années 1980. A commencer à sensibiliser les Etats et les médias pour qu’avant de condamner, on essaie de comprendre pourquoi un enfant vit dans la rue, pourquoi il vole. Que l’on voie d’abord en lui un enfant en détresse, avec des besoins. Le grand tournant a été l’adoption de la Convention des droits de l’enfant, en 1989. D’objet de peur ou de pitié, l’enfant des rues est devenu, au même titre que tout autre enfant, un sujet de droit.

Les ONG ont pris cette question en main pour exiger des Etats qu’ils remplissent leurs obligations vis-à-vis de ces citoyens dans une situation particulière, où leurs droits fondamentaux leur sont déniés. Non par pitié, mais parce que les Etats sont les garants des droits des enfants, y compris ceux des rues. On assiste encore à quelques rafles dans certains pays, mais globalement la situation a beaucoup changé.

Les ONG aussi travaillent sur cette base, plutôt que sur la compassion. C’est bien plus efficace. Avant, on ouvrait des centres où l’on peut prendre soin des enfants. Mais cela revient à créer des îlots de bonheur relatif dans un océan de misère. Les soins, le personnel, tout cela coûte très cher. Pouvons-nous aider quelques dizaines d’enfants et délaisser des milliers d’autres ?Dans ses programmes, le Bice réserve ses centres aux plus vulnérables et essaie de rejoindre les plus débrouillards dans la rue pour démarrer le travail de réinsertion, et si possible de retour vers la famille. Mais l’ampleur que prend le phénomène est telle qu’il nous dépasse tous.

Nous avons beaucoup de mal à trouver des financements. Les bailleurs nous répondent : "Les enfants des rues, c’est une vieille thématique", alors qu’il n’y en a jamais eu autant ! Ce n’est plus assez exotique pour figurer à l’agenda international ! Quant aux Etats, leur attitude a changé, ils admettent avoir besoin de l’expertise des ONG, mais les moyens qu’ils consacrent au problème sont très insuffisants. Les services sociaux sont les parents pauvres des budgets. Si bien que les ONG se retrouvent en première ligne. Mais nous évitons autant que possible de nous substituer à l’Etat, pour qu’il ne se retire pas complètement."

Propos recueillis par Thierry Brésillon
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