Entretien

"L’activisme féministe doit se renouveler"

6 min
Maxine Molyneux sociologue et directrice de l'Institute for the Study of the Americas à l'université de Londres, a notamment publié Women's Movementsin InternationalPerspective. Latin America and Beyond (ILAS/Palgrave, 2000)

Qui sont les avocates les plus efficaces de l’émancipation féminine aujourd’hui ? Les mouvements de femmes en général ? Les groupes féministes en particulier ? Celles qui ont accédé à des responsabilités politiques, par le biais des quotas par exemple ?

Les mouvements de femmes incluent toutes les formes d’action collective quels que soient leurs objectifs, et ne sont pas forcément porteurs d’émancipation. Un groupe de chrétiennes fondamentalistes qui veut cantonner les femmes dans un rôle de mère au foyer est stricto sensu un mouvement de femmes. L’éventail idéologique est donc vaste. Les féministes, elles, même si elles débattent entre elles du sens qu’elles donnent à ce mot, s’inscrivent dans une longue lutte historique pour la reconnaissance de la citoyenneté, de l’égalité des femmes, de leur capacité à faire concrètement des choix auto- nomes dans leur existence. Quant au fait que des femmes soient plus nombreuses au gouvernement ou dans le Parlement d’un pays, ce n’est pas une garantie d’émancipation pour toutes leurs concitoyennes. Cela dépend de leur idéologie. Dans certains pays, des organisations religieuses conservatrices se sont montrées plus actives et efficaces que les féministes pour préparer des femmes à entrer en politique et favoriser l’apparition de nouvelles dirigeantes. La question est donc moins celle de l’acteur que de la capacité des uns et des autres à réunir, sur un sujet précis, un consensus aussi large que possible dans la société pour porter une revendication et peser sur les décideurs. La nature des sujets qui font consensus dépend du contexte de chaque pays.

Y a-t-il des sujets sur lesquels un consensus est plus difficile à obtenir ?

C’est sur les questions de santé reproductive et de maîtrise de la fécondité qu’il est généralement le plus difficile de réunir un large éventail social. Car à la différence de l’éducation ou de l’emploi par exemple, elles font directement appel à des valeurs morales et religieuses. C’est donc paradoxalement sur un sujet qui est spécifique aux femmes que les groupes féministes se sont heurtés aux plus vives résistances venant d’autres femmes. Dans d’autres cas, c’est la situation économique et sociale du pays qui fait qu’une question émerge ou pas, qu’elle réunit un éventail social significatif ou pas.

Ainsi, il y a aujourd’hui en Amérique latine, du fait de l’exode rural, un grand volant de main d’oeuvre féminine non qualifiée. Ces femmes sont souvent employées comme nounous et femmes de ménage par les familles de la classe moyenne. Cela explique que les militantes des mouvements de femmes, qui sont souvent issues de ces classes moyennes précisément, ne ressentent pas le besoin que l’Etat mette en place des crèches ou des garderies publiques, à l’inverse des femmes des classes moyennes en Europe. Cependant, même lorsqu’un sujet ne bénéficie pas d’un soutien massif dans la société, des petits noyaux de militantes motivées peuvent s’en emparer et obtenir des résultats. Par exemple, les campagnes menées au Maghreb par des groupes de féministes contre les réserves qu’émettaient les gouvernements au sujet de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (en 1979) - notamment sur les clauses concernant l’égalité au sein de la famille et la représentation politique des femmes - ont remporté de notables succès.

Les mouvements de femmes et les groupes féministes parviennent-ils à nouer des alliances durables avec des partis politiques pour faire avance leur cause ?

Ici encore, la situation varie beaucoup d’un pays à l’autre et dépend de la capacité de mobilisation des militantes sur un sujet précis. Le Brésil, par exemple, compte des mouvements sociaux puissants bien implantés dans les milieux populaires, ainsi que des groupes féministes qui se sont alliés à des formations politiques, le Parti des travailleurs du président Lula notamment, pour lutter contre les violences domestiques. A l’inverse, au Nicaragua, des militantes féministes se sont séparées dans les années 1980 du Front sandiniste de libération nationale parce qu’elles estimaient qu’il ne promouvait pas suffisamment les droits des femmes. Le prix de leur autonomie a été assez élevé car par la suite, ces militantes n’ont plus été associées à l’élaboration de la politique gouvernementale dans les sujets qui les intéressaient.

Cela dit, lorsqu’une réforme intervient, il faut se demander à qui elle profite le plus. Lorsqu’un Etat met en place un réseau de crèches et de garderies par exemple, c’est souvent parce qu’il manque de main d’oeuvre, qu’il a besoin que les femmes entrent en masse sur le marché du travail et qu’il veut leur en donner concrètement les moyens. A l’inverse, s’il souhaite favoriser la natalité pour des raisons de puissance ou de croissance économique, il allongera la durée du congé maternité, par exemple.

Les mouvements de femmes ou de féministes dans les pays en développement ont-ils les moyens d’être autonomes face à l’Etat et de faire pression sur lui ?

Il leur est difficile de se financer seuls. Et de fait, en Amérique latine, nombre d’entre eux dépendent du soutien d’ONG occidentales ou d’organisations internationales. Du coup, ils se sont de plus en plus impliqués dans la gestion de projets de développement (éducation, santé, etc.) et moins dans l’action revendicative. Qui plus est, ces mouvements locaux sont concurrents entre eux pour décrocher les financements étrangers. Les bailleurs peuvent donc imposer leurs propres conceptions, leurs propres normes. Cette institutionnalisation progressive des mouvements de femmes est l’une des raisons pour lesquelles ils ont perdu dans différentes parties du monde un peu de leur dynamisme et de leur activisme passés. Il est nécessaire de trouver de nouvelles formes de mobilisation, qui passent notamment par internet et les réseaux sociaux... Il y a là un répertoire de modes d’action qui reste à explorer.

Des mouvements défendent les droits des femmes, mais d’autres défendent ceux de minorités culturelles et le respect de leurs traditions. Certaines d’entre elles ne sont-elles pas des obstacles à l’émancipation féminine ?

C’est un sujet qui donne lieu à des positions de principe très tranchées. Or je ne crois pas que les droits culturels et les droits humains, notamment ceux des femmes, soient nécessairement opposés Dans la pratique, on trouve dans des communautés indiennes d’Amérique latine des exemples d’accommodements entre les uns et les autres. Des traditions, des droits coutumiers peuvent être reconnus dans la mesure où ils ne violent pas des droits humains essentiels. C’est la seule manière de procéder, car il est impossible d’imposer des systèmes de droit venus de l’extérieur à des communautés qui ne sont pas prêtes à les accepter. Seul un pro- cessus de négociation entre les défenseurs du droit et ceux qui s’opposent aux principes d’égalité peut mener à des interprétations, des aménagements dans la mise en oeuvre concrète des traditions. Mais pour cela, il faut que les femmes de ces com- munautés soient partie prenante à ces discussions. Dans les années 1990, au Mexique, des militants zapatistes autochtones ont travaillé avec des femmes des communautés indiennes pour mettre au point une loi révolutionnaire des femmes qui a été adoptée par certaines communautés. La propriété collective de la terre a été reconnue. En revanche, d’autres pratiques habituelles, comme la violence domestique, ont été rejetées. Le projet visait à ce que l’égalité de genre ne soit pas extérieure au projet d’autonomie des communautés indigènes mais qu’il en fasse partie intégrante. Hélas ! le plus souvent, les femmes des communautés concernées ne sont pas associées à ces processus de négociations.

Propos recueillis par Yann Mens

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !