Entretien

Débat : l’information généraliste est en danger

9 min
Jérôme Bouvier journaliste. Médiateur de Radio France, il est l'animateur des Assises du journalisme
Jean-Marie Charon Sociologue des médias à l'École des hautes études en sciences sociales

Les difficultés économiques rencontrées aujourd’hui par nombre de médias, aussi bien en presse écrite que sur le web, font craindre une dégradation de la qualité de l’information. Qu’en pensez-vous ?

Jean-Marie Charon. Contrairement à certains propos alarmistes, je ne pense pas qu’on observe une dégradation substantielle de l’information traitée par les médias. En revanche, les conditions dans lesquelles ceux-ci travaillent se sont profondément transformées du fait de la diversité des domaines à traiter, bien plus grande aujourd’hui. Hier, l’éventail des questions à traiter se résumait à l’actualité politique, aux grands évènements internationaux, aux principaux faits divers et à quelques phénomènes de société, auxquels s’ajoutait enfin l’information culturelle, plus ou moins développée selon les publications.

Aujourd’hui, l’éventail s’est formidablement ouvert. L’économie, notamment, occupe une place beaucoup plus importante. Même constat pour les sciences et techniques, l’environnement ou la santé. Donc, bien plus de domaines à traiter avec des niveaux de complexité souvent plus élevés qu’auparavant. Or, si les journalistes ne sont pas moins compétents qu’hier, l’expertise est désormais mieux partagée. Du coup, de plus en plus de gens ont l’impression que l’information qui leur est proposée n’est pas au niveau de leur propre expertise.

Une évolution sans rapport direct avec le développement des nouveaux médias permis par l’évolution technologique...

J.-M. C. Absolument. L’affaiblissement des médias généralistes au profit des médias spécialisés et fragmentants n’est pas nouvelle, comme en témoigne l’essor de la presse magazine au détriment des quotidiens, une presse qui va chercher ses lecteurs selon leurs centres d’intérêt ou selon des critères d’âge, de sexe, etc. et qui a, dans l’ensemble, des structures rédactionnelles bien plus réduites. De même, en radio, l’ouverture de la bande FM s’est traduite par une fragmentation de l’audience avec des formats plus spécialisés en termes de contenu et de cible générationnelle. Même constat, en matière de télévision. Sur ces bases, l’internet vient radicaliser les choses, à la fois du point de vue du contenu, parce qu’il permet de segmenter encore bien plus l’offre et l’audience, mais aussi parce qu’il accélère la déstabilisation du modèle économique des grands médias, à commencer par la presse écrite, en captant une part importante de ses recettes, et notamment les petites annonces.

Jérôme Bouvier. L’offre d’information et la facilité avec laquelle il est possible d’y accéder n’ont jamais été aussi grandes. En revanche, la segmentation et la fragmentation évoquée par Jean-Marie posent un problème majeur en terme de qualité du débat public. Si l’information circule très aisément sur l’internet, elle y est de moins en moins partagée par tous. " A chacun son info ! " peut faire un joli slogan, pas le terreau d’une démocratie exigeante.

L’autre évolution majeure qui contribue à affaiblir les médias généralistes tient selon moi au mode d’accès à l’information. Pour les jeunes générations nées avec l’internet et les réseaux sociaux, il ne semble plus nécessaire " d’aller vers l’information ". Si celle-ci est importante, pensent-ils, elle nous parviendra. Qu’il s’agisse du tremblement de terre à Haïti ou du décès de Mano Solo, mon réseau va m’en informer, avant même parfois que la nouvelle soit diffusée par les autres médias. Et si cette forme d’alerte éveille en nous un besoin d’en savoir plus, il sera toujours temps alors de chercher un complément d’information dans les médias généralistes. D’où une évolution sans doute lourde vers une demande d’information gratuite, simple, qui permet au passage de penser qu’on demeure branché sur le flux du monde. D’échapper à l’angoisse que crée ce bruit du monde en pensant que mon réseau d’amis ou de followers va m’avertir si une information peut me porter atteinte d’une manière ou d’une autre.

Tout cela bouleverse le métier des journalistes, qui ne sont plus dans la posture de rechercher l’information pour la mettre à disposition d’un public qui vient la chercher, mais dont le travail revient à booster l’audience de leur média, en trouvant les bons canaux, les bons réseaux pour diffuser une information faite par d’autres.

Des journalistes réduits à être de simples communicants ?

J.-M. C. Une bonne illustration est donnée par la manière dont AOL vient de réorganiser son activité aux Etats-Unis. AOL a embauché 150 nouveaux journalistes, de quoi former une rédaction qui ne compte pas moins de 500 journalistes et 1 500 pigistes. Mais ces journalistes ne sont pas là pour enquêter, proposer une grille de lecture de l’actualité, des grands évènements marquants, des grands sujets qui méritent de recueillir l’attention de leurs publics... Leur travail est de segmenter l’information existante, de façon à répondre aux attentes des différentes communautés qui font le public d’AOL, sachant qu’ils seront rémunérés en fonction de leur capacité à capter l’audience de la communauté qu’ils sont censés séduire...

La segmentation des médias et des publics n’était-elle pas déjà forte hier ?

J.-M. C. Il y avait certes un grand nombre de quotidiens dans la France de l’avant et de l’après-guerre mais les sujets abordés définissaient un espace commun pour le débat public. Ensuite, le développement des grands médias de masse, radio et surtout télévision, a posé des problèmes en terme de contrôle, mais les rédactions s’employaient néanmoins à identifier les sujets qui devaient être placés au centre du débat public. Aujourd’hui, le recul de l’audience des journaux télévisés ou des quotidiens, sur fond de segmentation des publics, affaiblit cette mise en commun. Le risque est de voir demain cohabiter des générations, des catégories sociales, des réseaux communautaires, qui auront de moins en moins de références partagées. En fait, la question de fond est de savoir comment les médias généralistes, le segment le plus touché par ces tendances, peuvent se reconfigurer alors que le développement d’une offre d’information gratuite, brute, très réactive, où le critère de l’instantanéité joue un grand rôle, achève de réduire leur espace.

Une offre qui semble suffire au plus grand nombre ?

J.-M. C. La question est de savoir ce que peut encore signifier une information à valeur ajoutée, qui ne serait pas redondante par rapport à cette information fournie gratuitement. Et si l’on voit à peu près ce que peut être la réponse pour un public restreint, élitiste, prêt à payer relativement cher l’information, et qui, pour des raisons professionnelles ou de statut, a besoin d’une information enrichie, la réponse ne va pas de soi pour tous les autres...

La solution est-elle de taxer les agrégateurs d’information ? D’introduire une " taxe Google " ?

J. B. On ne parviendra pas à équilibrer les comptes des médias sans aller chercher l’argent là où il circule. Je ne suis pas choqué par le fait que celui qui produit le contenu perçoive sa part du flux financier généré par celui qui le diffuse ! Revenons maintenant sur la notion de " valeur ajoutée " du journalisme. Demain aussi bien qu’aujourd’hui ou hier, il faudra bien aller chercher l’information, la certifier, la vérifier, croiser les sources, les mettre en contradiction. Tout cela prend du temps, et donc de l’argent, et il faut bien financer ce travail.

Si on ne veut pas que l’information de qualité devienne un produit de luxe, réservé à une classe culturellement aisée, il est légitime de trouver les aides publiques et privées qui permettront de conjuguer encore bonne info et info populaire. Cela suppose que l’aide publique aille d’abord aux médias qui se donnent pour mission d’informer et de créer les conditions d’un débat public de qualité. Qui s’engagent par exemple sur une charte qui certifie les conditions de production de l’information qu’elle propose, qui garantit sa " traçabilité " en quelque sorte.

L’affaiblissement des médias généralistes, et avec eux, des journalistes, ne résulte-t-il pas aussi du fait que des citoyens désormais experts peuvent les concurrencer via l’internet ?

J. B. Il faut réaffirmer avec force qu’il existe un métier dont la fonction est d’aller chercher une information, de la vérifier, de la croiser et de la proposer en respectant un certain nombre de principes. Mais il faut aussi que nous redéfinissions notre rapport avec nos publics. Les journalistes les considèrent trop souvent comme des objets alors qu’ils sont avant tout des sujets, des acteurs de l’information. L’immédiateté numérique fait que le citoyen est souvent informé avant le journaliste, voire qu’il informe lui-même les journalistes. Au journaliste, donc, de sortir d’une forme d’arrogance qui lui ferait dispenser une information de façon pyramidale, pour trouver avec son public une relation égalitaire qui marchera d’autant mieux que les fonctions de chacun seront bien définies.

J.-M. C. Une autre façon de répondre à votre question est de revenir sur le sort des journalistes de France 3 enlevés en Afghanistan à qui il a été reproché par les plus hautes autorités de notre pays d’avoir " cherché le scoop " en ne demeurant pas derrière les troupes françaises. Eh bien non, ces journalistes ont d’abord fait leur boulot. Et cela, ce n’est pas le journaliste citoyen qui le fera.

J. B. Cette histoire touche à l’essentiel. Au coeur de la mission d’informer. La profession aurait dû réagir bien plus fortement encore qu’elle ne l’a fait aux propos ahurissants de Claude Guéant, le secrétaire général de l’Elysée, concernant le coût éventuel de la libération de ces journalistes. Depuis une décennie, on nous explique qu’il est juste de facturer le coût des secours aux personnes imprudentes et dont le comportement met en danger la vie d’autrui. Ainsi, des skieurs hors piste quand ils déclenchent une avalanche. Et voilà qu’on assimile maintenant le journaliste qui fait son travail, qui refuse d’être totalement embedded dans l’armée, à un skieur imprudent au motif qu’il faudrait payer une rançon pour sa libération ! Le fait de chercher l’information serait devenu irresponsable ? Quand on sait l’argent dépensé par les responsables politiques pour leurs propres opérations de communication, pour faire passer un message auprès des journalistes, via force enquêtes d’opinion, recours aux cabinets de conseil, etc. comment peut-on oser ensuite s’inquiéter du coût éventuel de la libération de ces confrères ?

La qualité de l’information vous semble au final plus menacée par l’évolution du contexte dans lequel fonctionne l’économie des médias que par les stratégies d’influence des grands actionnaires, ou des gouvernements ?

J.-M. C. C’est vrai. Je suis d’abord préoccupé par le fait que la logique économique conduit les groupes de communication à délaisser les médias d’informations généralistes au profit des médias de niche. Les plus gros - Time Warner, Bertelsmann, ou Lagardère en France - n’ont plus de quotidien et n’investissent plus que dans les magazines ou l’audiovisuel. Cela dit, la question de l’influence des actionnaires demeure pertinente. Car si certains grands patrons de presse ou groupes à l’actionnariat diversifié n’interviennent pas directement sur les contenus, d’autres le font, à commencer par Murdoch, Dassault, ou bien évidemment Berlusconi...

Face aux difficultés que vous venez de décrire, peut-on envisager un financement des médias sur un mode associatif, ou via des fondations ?

J.-M. C. Ce mode de fonctionnement peut sans doute fonctionner pour des médias de niche entretenant un rapport très fort avec leur public. Mais je doute qu’il permette d’entretenir une rédaction de 200 personnes.

Propos recueillis par Philippe Frémeaux

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