Géopolitique

Le grand marché des joueurs de foot

10 min

Le transfert de joueurs entre clubs représente en Europe un marché de plusieurs milliards d'euros par an, dont les flux mondialisés recoupent des liens économiques et historiques, hérités notamment de la colonisation.

Match après match, du 11 juin au 11 juillet, leurs performances vont être scrutées à la loupe et relanceront les enchères autour de leur nom. Car si la Coupe du monde de football en Afrique du Sud constitue un enjeu de taille pour les équipes nationales et leurs supporteurs, elle l’est aussi, d’une autre manière, pour les joueurs et tous les intermédiaires qui gravitent autour d’eux sur un marché très mondialisé.

Depuis ses origines, l’histoire du football est étroitement liée à la mobilité humaine. Pratiqué selon les règles codifiées en Angleterre dans la seconde moitié du XIXe siècle, le sport " roi " de la planète s’est répandu dans le monde par le biais d’élites s’expatriant dans le cadre de l’expansion du capitalisme. En Autriche, par exemple, cette pratique a été introduite par Magnus Douglas Nicholson, un Britannique envoyé à Vienne pour diriger le siège local de la société Thomas Cook & Son. De même, d’importants clubs européens, comme Milan AC, Internazionale Milano FC ou FC Barcelona, comptent parmi leurs fondateurs, à l’orée du XXe siècle, des Anglais, des Allemands ou des Suisses expatriés pour représenter les affaires de sociétés ouvrant des filiales à l’étranger. Ces membres des élites transnationales avaient appris le football en côtoyant des étudiants anglais dans les grandes écoles de la Confédération helvétique.

Dès le début du XXe siècle, les clubs européens engagent des joueurs à l’étranger. La mise en place d’un " marché " international de footballeurs lors des vingt-cinq premières années du vingtième siècle est favorisée par l’absence de toute restriction juridique sur l’emploi de joueurs étrangers. Mais la situation va changer radicalement à l’issue de la première guerre mondiale. Dans un contexte géopolitique tendu, les dirigeants des Etats européens tendent désormais à s’approprier le football, et le sport en général, pour en faire un instrument de propagande. Bien que demeurant une activité propice à la création d’un espace international, le sport est de plus en plus utilisé comme outil de différenciation entre Etats et comme vecteur d’affirmation d’identités nationales. Dans ce contexte, la libre présence de joueurs non-nationaux dans les clubs est remise en cause.

Transfert de 100 millions d’euros

De fait, dans le courant des années 1920, les fédérations de football européennes introduisent tour à tour des quotas visant à limiter le nombre de joueurs étrangers habilités à évoluer dans les clubs nationaux. L’introduction de ces quotas vise à favoriser les footballeurs pouvant représenter la patrie lors des grandes compétitions internationales. Les années 1920 voient aussi l’émergence du système de transfert, dont le principe de base était l’obligation pour les clubs désireux de recruter un joueur de s’acquitter d’une somme, afin d’offrir une compensation à l’équipe qui en était privée. Cette procédure avait pour objectif de freiner la pratique du " racolage ", par laquelle les dirigeants des clubs plus riches tentaient d’attirer les meilleurs joueurs des équipes adverses contre des promesses matérielles, bien que le professionnalisme n’ait été officiellement institué dans la plupart des pays d’Europe occidentale que dans les années 1930.

Ce système de transfert a perduré jusqu’en 1995, lorsque l’" arrêt Bosman " de la Cour de justice des communautés européennes a décrété que désormais, un club qui recrutait un joueur en fin de contrat ne devait régler aucune indemnité à celui que le footballeur quittait. Justifié par la volonté de donner au joueur une plus grande liberté de mouvement, ce changement a renforcé le pouvoir de négociation des footballeurs, et, surtout, de leurs agents. Si les clubs ont commencé dès lors à proposer de plus longs contrats aux meilleurs éléments, ce n’est pas, en règle générale, dans le but de les garder plus longtemps dans leur effectif, mais plutôt pour les transférer avant que leur contrat n’arrive à échéance, de manière à pouvoir toucher de l’argent lors de la transaction. La nouvelle donne juridique a ainsi amené à une accélération de la mobilité des footballeurs.

Les changements d’ordre juridique intervenus à partir du début des années 1990 dans la gestion de la mobilité des joueurs sont accompagnés de modifications drastiques dans l’économie du football professionnel. Objet d’une médiatisation de plus en plus poussée, le football de haut niveau est progressivement devenu une industrie du spectacle générant des recettes colossales. Le prix des joueurs les plus en vue est désormais presque aussi élevé que celui des tableaux des peintres les plus prestigieux, dépassant souvent la trentaine de millions d’euros. Et les sommes versées par les clubs européens pour le transfert de joueurs se montent désormais à plusieurs milliards d’euros chaque année.

Les prix ont véritablement grimpé en flèche dans la seconde moitié des années 1990 (voir p. 10). Entre 1996 et 2001, le record de la somme de transfert payée a été battu chaque année. Après plusieurs années de stagnation, l’engagement récent de Cristiano Ronaldo par le Real Madrid laisse présupposer que le seuil des 100 millions d’euros sera dépassé dans un avenir relativement proche.

Coût des transferts : un record battu chaque année de 1996 à 2001

Désormais, les équipes participant aux championnats de première division de pays tels que l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie et, dans une moindre mesure, l’Allemagne et la France, ont les possibilités juridiques et les moyens économiques d’attirer les meilleurs talents de la planète, indépendamment de leur origine (voir ci-dessous).

Depuis 1995, le pourcentage d’expatriés dans les effectifs des clubs a augmenté d’au moins 15 % dans l’ensemble des cinq grandes ligues européennes. Les accroissements les plus faibles ont été mesurés en Espagne (+15,4 %) et en France (+15,8 %) (voir infographie p. 11).

La plus forte croissance a été enregistrée en Angleterre (+43,4 %) : désormais presque 60 % des footballeurs employés par les clubs de Premier League ont grandi en dehors d’Angleterre, où ils sont arrivés dans le cadre d’un recrutement effectué par un club de football. Lors de la saison 2008/09, le pourcentage d’expatriés dans les cinq équipes les mieux classées (Manchester United, Chelsea FC, Arsenal FC, Liverpool FC, Everton FC) était de 72,4 %. Lors de la même saison, l’ensemble des dix clubs générant le plus gros chiffre d’affaires au monde totalisaient dans l’effectif un pourcentage de joueurs expatriés supérieur à la moyenne mesurée au niveau des cinq grandes ligues européennes - avec un maximum de 90 % pour Liverpool et un minimum de 45,8 % pour Bayern Munich.

La part des joueurs expatriés dans les effectifs des clubs européens augmente

L’augmentation du taux d’expatriés au sein des meilleurs clubs européens s’accompagne d’un accroissement général du nombre de pays concernés par les flux. De 1995/96 à 2008/09, le nombre de pays d’origine des footballeurs expatriés dans les cinq grandes ligues européennes est passé de 72 à 94 (augmentation de 30 %). Cet accroissement a concerné surtout le continent africain, où le nombre de pays dont les joueurs sont originaires est passé de 14 à 27 (+93 %). L’Asie et l’Amérique du Nord continuent en revanche à remplir un rôle périphérique dans les flux internationaux de footballeurs vers l’Europe. Si le nombre total de pays où ont grandi les footballeurs expatriés employés par les clubs des meilleures ligues européennes a augmenté, la part des dix principaux pays d’exportation par rapport à l’ensemble des flux s’est également accrue. Entre 1995 et 2005, le pourcentage de joueurs expatriés originaires des dix plus grands pays exportateurs est passé de 46,2% à 55,5%.

Au sein des clubs européens, les joueurs expatriés viennent surtout d’Europe et d’Amérique latine, mais aussi d’Afrique

Depuis 1995, le pourcentage d’expatriés dans les effectifs des clubs a augmenté d’au moins 15 % dans les cinq grandes ligues européennes, avec + 43,4 % en Angleterre. Si le nombre de pays impliqués dans ce marché des footballeurs s’accroît, l’augmentation des exportations advient surtout à partir d’un nombre restreint d’Etats. Pour la saison 2008/09, le Brésil, l’Argentine et la France ont été les principaux fournisseurs au niveau de 36 ligues de premier niveau de compétition en Europe.

Au sein des clubs européens, les joueurs expatriés viennent surtout d’Europe et d’Amérique latine, mais aussi d’Afrique

Depuis 1995, le pourcentage d’expatriés dans les effectifs des clubs a augmenté d’au moins 15 % dans les cinq grandes ligues européennes, avec + 43,4 % en Angleterre. Si le nombre de pays impliqués dans ce marché des footballeurs s’accroît, l’augmentation des exportations advient surtout à partir d’un nombre restreint d’Etats. Pour la saison 2008/09, le Brésil, l’Argentine et la France ont été les principaux fournisseurs au niveau de 36 ligues de premier niveau de compétition en Europe.

La Serbie juste après la France

Ces données indiquent l’existence d’un double processus. D’une part, le nombre de pays impliqués dans le marché international des footballeurs s’accroît. D’autre part, l’augmentation des exportations advient surtout à partir d’un nombre restreint de pays. Lors de la saison 2008/09, le Brésil, l’Argentine et la France ont fourni à eux seuls 31,2 % de l’ensemble des footballeurs expatriés présents dans les clubs des cinq grandes ligues européennes. Ce pourcentage est de 1,3 % supérieur par rapport à la saison précédente. Ces trois mêmes pays sont aussi les principaux exportateurs de joueurs au niveau de 36 ligues de premier niveau de compétition en Europe (voir carte p. 11).

Au niveau de l’Europe, la France est de loin le pays qui transfère le plus de joueurs vers d’autres ligues européennes. Encouragée politiquement déjà à partir du début des années 1970 pour améliorer le niveau du football national, la formation de jeunes joueurs est devenue au fil du temps une activité essentielle des équipes françaises. Les clubs de l’Hexagone exportent chaque année de nombreux " produits " locaux, surtout vers des pays dont le niveau économique et sportif est relativement bon. La Serbie est aussi un important pays d’exportation de joueurs vers d’autres ligues européennes, dont le niveau est généralement moins élevé que dans le cas des footballeurs français expatriés. Du côté de l’Amérique latine, le Brésil, l’Argentine et, dans une moindre mesure, l’Uruguay, fournissent beaucoup plus de joueurs aux clubs européens que les autres pays. Au niveau de ces nations, on peut parler d’une spécialisation dans la production et l’exportation de joueurs, ce qui offre d’importantes opportunités commerciales pour les clubs locaux et les autres investisseurs qui ouvrent des académies de footballeurs. Rien qu’en 2007, 1085 joueurs ont rallié des clubs étrangers selon les données de la Fédération brésilienne de football. Ces flux se sont dirigés prioritairement vers l’Europe, le Portugal en particulier, mais tous les continents ont été concernés.

L’Allemagne cherche des joueurs à l’Est
L’Italie s’approvisionne en Amérique latine...
La France choisit ses joueurs en Afrique...
... et l’Angleterre achète les siens en Europe occidentale

A l’intérieur de l’Afrique, les pays de la partie occidentale du continent produisent et exportent beaucoup plus de joueurs que les autres. Parmi les 522 joueurs africains présents dans les 36 ligues européennes en octobre 2009, 361 viennent du Sénégal, du Cameroun, du Nigeria, de la Côte d’Ivoire et du Ghana (69,2 %). Par rapport aux expatriés d’autres origines, les footballeurs africains tendent à être relativement surreprésentés dans les ligues de niveau plus faible, où les clubs n’ont pas les moyens d’engager des joueurs provenant de marchés plus traditionnels.

Moins de flux intra-européens

La plus grande présence de joueurs d’Amérique latine et d’Afrique dans les principales ligues européennes s’est faite surtout au détriment de l’Europe de l’Est. Mais pays par pays, les flux reflètent le poids des facteurs géographiques (Allemagne-Europe de l’Est, Angleterre-Scandinavie) ou politiques (Espagne-Amérique latine, France-Afrique de l’Ouest, Angleterre-Australie).

Moins de flux intra-européens

La plus grande présence de joueurs d’Amérique latine et d’Afrique dans les principales ligues européennes s’est faite surtout au détriment de l’Europe de l’Est. Mais pays par pays, les flux reflètent le poids des facteurs géographiques (Allemagne-Europe de l’Est, Angleterre-Scandinavie) ou politiques (Espagne-Amérique latine, France-Afrique de l’Ouest, Angleterre-Australie).

Les changements juridiques et économiques intervenus après 1995 avec l’" arrêt Bosman " ont permis aux pays d’Afrique et d’Amérique latine de renforcer leur rôle dans la production de footballeurs et leur exportation en Europe. Au niveau des cinq principales ligues européennes, la part des joueurs provenant de ces continents parmi les expatriés est passée de 27,2 % à 44,7 % entre 1995 et 2005.

Par rapport à l’ensemble des joueurs, le pourcentage des joueurs africains et latino-américains est passé de 6,2 % à 19 %. Ces chiffres reflètent le développement d’une nouvelle division internationale du travail dans le football européen. L’augmentation de la présence relative de footballeurs d’Amérique latine et d’Afrique s’est faite surtout au détriment de joueurs venant d’Europe de l’Est (voir infographie p. 12).

Françafrique

Les cartes ci-dessus (pages 12 et 13) présentent les données sur la répartition spatiale des joueurs expatriés dans les cinq meilleurs championnats européens en fonction de leur origine. Pour une meilleure lisibilité des résultats, les footballeurs ont été regroupés en cinq zones géographiques qui sont les régions principalement concernées : l’Afrique, l’Europe de l’Est, l’Europe de l’Ouest, l’Amérique latine. Les autres régions du monde (Asie, Océanie, Amérique du Nord) ne fournissent que des flux relativement faibles de footballeurs vers l’Europe.

Si plus d’un tiers des joueurs expatriés employés par les clubs allemands proviennent de pays d’Europe de l’Est, ce pourcentage est inférieur à 15 % dans les autres ligues. La proportion de footballeurs d’Amérique latine parmi les expatriés est supérieure à 50 % en Italie et à 60 % en Espagne, alors qu’elle ne dépasse pas 25 % en France, 20 % en Allemagne et est inférieure à 10 % en Angleterre. Si les joueurs africains représentent presque la moitié des expatriés sous contrat avec des clubs français, ce pourcentage ne se situe qu’entre 3 et 12 % dans les autres championnats. En Angleterre, les joueurs d’Europe occidentale constituent presque les deux tiers de l’effectif des joueurs expatriés, contre environ 35 % en Allemagne et entre 15 et 25 % dans les autres ligues.

Ces données montrent que dix ans après l’introduction de la libre circulation pour les joueurs communautaires, il existe toujours des circuits commerciaux dont la distribution spatiale reste dans une large mesure liée à l’histoire des relations entre territoires. L’augmentation générale des flux internationaux constatée ne reflète donc pas en premier lieu une forte diversification des canaux migratoires, mais intervient plutôt dans le cadre de filières qui se sont construites au fil du temps. Les liens territoriaux historiques redevables de facteurs géographiques (Allemagne-Europe de l’Est, Angleterre-Scandinavie et autres pays limitrophes) ou politiques (Espagne-Amérique latine, France-Afrique de l’Ouest, Angleterre-Australie) continuent de structurer le commerce international des footballeurs, même dans le contexte de la mondialisation.

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