Développement : comment mieux aider le Sud ? (Introduction au dossier)

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126 milliards de dollars. C’est le montant de leur aide publique au développement (APD) que les pays riches ont annoncé pour 2010, soit 0,32 % de leur richesse nationale. Les progrès sont nets. Au début des années 2000, leur effort était tombé à 0,22 %. Pas de quoi pavoiser pour autant : l’aide retrouve aujourd’hui à peine son niveau des années 1970-1990. Surtout, 21 milliards de dollars manquent à l’appel pour honorer les engagements pris lors du G8 de Gleneagles (Ecosse), en 2005.

Qu’on se souvienne. En 1989, dans les décombres du mur de Berlin gît l’un des moteurs qui avaient longtemps poussé l’aide occidentale à se maintenir à une certaine altitude : le confinement du communisme. L’aide amorce alors une phase de descente rapide, voire très rapide aux Etats-Unis où les versements nets sont divisés par deux entre 1988 et 1997. Mais ce retournement géopolitique n’est pas seul en cause : le constat que leurs soutiens n’ont pas entraîné dans les pays pauvres la croissance tant attendue a nourri chez les donateurs une certaine fatigue. En France, l’APD a régressé de 40 % entre 1994 et 2000.

Cures d’austérité brutales

Ce recul est intervenu au pire moment pour les pays les plus pauvres, astreints depuis le milieu des années 1980 à de douloureuses cures d’austérité budgétaire. Certes, des politiques d’ajustement étaient devenues inévitables en raison de l’écart insoutenable entre endettement et capacités de remboursement. Mais la brutalité avec lesquelles elles ont été conduites, sous la houlette de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) - intellectuellement marqués, des années Reagan jusqu’à la crise asiatique de 1997, par la suprématie absolue de l’orthodoxie libérale -, a eu des conséquences sociales désastreuses. Sur fond de baisse des dépenses en faveur de la santé, de l’éducation, de l’accès à l’eau, des politiques agricoles, les pays les plus pauvres ont vu leur situation se détériorer gravement au cours des années 1990.

C’est pour mettre fin à cette tendance que l’Assemblée générale de l’ONU lance, en 2000, les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). Il s’agit entre autres de diviser par deux la part de ceux qui vivent avec moins d’un dollar par jour, avant 2015. Mais l’intendance ne suit pas. Il faut attendre 2005, et en particulier le G8 de Gleneagles, pour qu’enfin, les pays riches acceptent de prendre des engagements précis : faire passer leur APD de 79 milliards de dollars en 2004 à 128 milliards en 2010 (exprimés en dollars de 2004), soit de 0,26 % à 0,36 % de leur PIB. Les pays européens, pour leur part, s’engagent à atteindre 0,59 %.

Mais en 2010 cependant, les pays du Comité d’aide au développement (l’instance chargée de l’aide au sein de l’OCDE) n’arrivent qu’à 108 milliards (en dollars de 2004), soit 0,32 % de leur PIB (et 0,48 % pour les pays européens). Le rythme actuel de l’accroissement de leur aide ne permettra pas d’atteindre 0,54 % en 2015, niveau minimum pour financer les OMD estimé par l’économiste Jeffrey Sachs dans son rapport aux Nations unies. Et encore moins le fameux 0,7 % recommandé depuis 1970 par les instances onusiennes, avalisé en 2005 par l’Union européenne et sans cesse brandi par les ONG.

APD nette reçue, par groupes de revenus (en milliards de dollars, en 2008)
Répartition de l’APD par bailleurs (%, en 2010)
Evolution de l’APD en France et dans les CAD* en milliard de dollars constants (2008)

Un objectif chiffré dont le martèlement tend à faire passer ce message simple : il suffirait que l’APD atteigne ces fameux 0,7 % pour que les pays pauvres entrent dans la spirale vertueuse qui les ferait sortir de la pauvreté. Mais à trop se fixer sur ce gri-gri, on oublie trois réalités. D’abord, l’écart abyssal entre l’APD et sa part qui atteint réellement les bénéficiaires. Ensuite, la faiblesse des bases sur lesquelles l’objectif du 0,7 % est calculé. Enfin, le manque d’efficacité de l’aide, qui renvoie à la responsabilité tant des bénéficiaires que des donateurs et qui est un obstacle à sa légitimité et à son accroissement.

Où va l’aide ? Sur 100 milliards de dollars d’APD en 2005, 60 milliards ont été dépensés en annulations de dette, en assistance technique d’experts étrangers et en aide d’urgence ou alimentaire, laissant 40 milliards seulement pour les projets et programmes de développement, a calculé l’économiste Raj Desai, un ancien de la Banque mondiale 1. En France notamment, près de 40 % de l’aide ne sortent pas de l’Hexagone : 10 % de l’APD en 2008 correspondent à des annulations de dettes qui de toute façon n’auraient jamais été remboursées et 28 % à un ensemble qui regroupe l’accueil des étudiants étrangers (dont une minorité reviennent dans leur pays d’origine) et des réfugiés ainsi que les frais administratifs du ministère des affaires étrangères... Et sur les 60 % qui vont sur le terrain, près du quart, selon les chiffres du CAD, est dépensé en salaires d’expatriés, sans compter les montants captés par les entreprises françaises qui réalisent études et projets (lire p. 38).

Artifices comptables

Par ailleurs, l’aide comporte une part de prêts à taux préférentiel que les pays bénéficiaires rembourseront, ce qui contribue à embellir les statistiques à peu de frais. L’aide française est ainsi passée de 7,56 à 8,92 milliards d’euros de 2008 à 2009, mais entrent dans cette hausse 457 millions d’euros d’annulations de dette et 558 millions de prêts d’urgence transitant par le FMI. Dans le même temps, l’aide française au secteur agricole - une priorité depuis le sommet de L’Aquila en juillet 2008 après les émeutes de la faim - est tombée de 447 à 410 millions d’euros. Et plus du tiers de cette aide à l’agriculture est dépensée sous forme de prêts, tandis qu’un cinquième finance la recherche (de chercheurs français, surtout). Enfin, la catégorie des pays les moins avancés ne perçoit que 43 % de l’enveloppe dédiée à l’agriculture, les pays à revenu intermédiaires en touchant 57 %. Certes, aussi bien l’accueil des étudiants étrangers que la présence d’assistants techniques, les prêts et les annulations de dette sont nécessaires, mais l’agrégation de ces chiffres ne permet pas d’apprécier la réalité des investissements sur le terrain, à commencer par les efforts en faveur de la lutte contre la faim.

Mais porter l’APD - débarrassée de ses artifices comptables - à 0,7 % du PIB des pays riches répondrait-il aux besoins des pays en développement ? L’origine de ce chiffre remonte aux années 1960. Il a été calculé par des économistes - Paul Rosenstein-Rodan et Hollis Chenery - qui, postulant une relation mécanique entre investissement et croissance économique et usant de modèles simples (trois à quatre dollars d’investissement génèrent un dollar de production supplémentaire), ont répondu à cette question : compte tenu des capacités locales d’investissement des pays en développement, quel devrait être le montant de l’aide qui, ajoutée aux flux d’investissements privés, permettrait à ces pays une croissance annuelle de 5 à 6 % (le seuil jugé critique pour passer de la pauvreté au décollage économique) ? Réponse : 0,7 %. Un chiffre qui est entré dans l’arène politique en septembre 1970 quand l’Assemblée générale de l’ONU a recommandé cet objectif, conformément à l’avis rendu un an plus tôt par la Commission sur le développement de Robert McNamara, alors président de la Banque mondiale.

L’argent ne suffit pas

Depuis, l’objectif des 0,7 % est resté un mot d’ordre dans les esprits. Pourtant, le monde a changé depuis 1960. Les capacités d’investissement des pays en développement sont très supérieures à ce qu’elles étaient en 1970 et les flux financiers privés (investissements étrangers directs, investissements de portefeuille, argent des migrants) ont explosé. Perfides, deux chercheurs du Center for Global Development ont refait les calculs réalisés dans les années 1960, mais avec des données actualisées. A cette aune, ironisent-ils, les pays du Sud n’ont plus besoin d’aide au développement 2.

D’où vient l’erreur ? Elle réside d’abord dans le fait de définir des objectifs d’aide plus en fonction d’un pourcentage de la richesse produite au Nord, qu’en fonction des besoins et des priorités identifiés au Sud, variables dans l’espace et dans le temps. Un exercice d’autant plus complexe, il est vrai, que ces besoins croissent dans toutes les directions : investissements pour la croissance, lutte contre la pauvreté, prévention du risque climatique, reconstruction d’appareils administratifs dévastés, ici par les cures d’austérité budgétaire, là par la guerre civile. L’autre erreur, pointée par nos deux chercheurs, réside dans le fait de considérer qu’il y a une relation automatique entre investissement et développement. Des économistes, tel William Easterly, ont montré que cette relation n’existait pas et que seuls les Etats bien gérés et moins corrompus tiraient profit de l’aide. Pour en déduire, en caricaturant à peine, qu’il fallait aider ces derniers en priorité et abandonner ceux-là même dont la situation était la plus grave. Si cette conclusion, à laquelle les bailleurs de fonds ont adhéré un temps en prônant la sélectivité de l’aide, est très critiquable, le constat reste valide : sans Etat bien administré, l’investissement est peu efficace.

Nord et Sud en concurrence

Mais les pays donateurs ont aussi leur part de responsabilité. D’abord, les contradictions entre leurs politiques fiscales et commerciales d’une part et leurs efforts d’aide d’autre part nuisent aux pays du Sud. Par exemple, quand les filiales de grands groupes internationaux implantées dans les pays du Sud sont immatriculées dans les paradis fiscaux afin de se soustraire à l’impôt sur les sociétés. Ou quand agriculteurs du Nord et du Sud se retrouvent en concurrence sur certains marchés alors qu’ils ne jouent pas à armes égales. Ensuite, au-delà des réalisations tangibles, leur rôle des bailleurs de fonds est d’aider les Etats fragiles à (re)construire leurs propres politiques, donc leurs institutions. Un travail de longue haleine, souvent incertain, qui cadre mal avec l’obtention de résultats rapides sur le terrain, souci qui les pousse trop souvent, eux, et aussi les ONG, à se substituer aux administrations. Avec ce résultat paradoxal d’affaiblir les pays que l’on prétend aider.

  • 1. "The California Consensus: Can Private Aid End Global Poverty?" Survival (août-septembre 2008).
  • 2. Ghost of 0,7%. Origins and Relevance of the International Aid Target, Michael Clemens et Todd Moss, CGD, 2005.

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