Mali : les mythes de l’appropriation de l’aide

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L'aide est plus efficace quand elle sert à mettre en oeuvre des politiques décidées par l'Etat bénéficiaire lui-même. Mais en réalité, les institutions financières internationales continuent de dicter largement la ligne à suivre.

Appropriation ". Le terme est devenu depuis une dizaine d’années le maître-mot des politiques d’aide. La clé pour libérer les pays les plus pauvres de rapports de subordination vis-à-vis des Etats donateurs. La clé pour rompre avec leur mise sous tutelle imposée par les institutions financières internationales dans les années 1980 dans le cadre de plans d’ajustement structurel et dont il a bien fallu reconnaître les dramatiques conséquences sociales. La clé pour remettre ces Etats sur le siège du conducteur, sans quoi il n’y a pas de développement possible.

Le tournant a été pris à la fin des années 1990 lors- que, à l’initiative de la Banque mondiale, les annulations de dette ont été assujetties à la rédaction par le bénéficiaire d’un " Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté " (CSLP). Un document où l’Etat définit, après consultation publique, ses priorités de politique économique, et qui doit servir de référence pour les bailleurs de fonds. Initialement lié aux annulations de dette, ce schéma est devenu un principe général de l’aide au développement.

APD nette du Mali, en milliard de dollars constants (2007) et en % du PIB

Les bailleurs de fonds ont-ils abandonné toute velléité d’influence dans le sens d’une adhésion aux mesures d’ajustement élaborées à Washington afin d’en assurer la bonne mise en oeuvre ? Non, bien entendu. Néanmoins, un espace politique a bel et bien été ouvert. Jusqu’où ? Le cas du Mali en donne un aperçu.

Bras de fer sur la privatisation

De 1996 à 2005, l’aide - fournie par une quarantaine de bailleurs bilatéraux et multilatéraux - a représenté pas moins des trois quarts des capacités d’investissement de l’Etat. Depuis le début des années 2000, elle compte pour près de 14 % du PIB. Les autorités n’ont donc pas intérêt à la voir se tarir. Et comme le montre la rédaction du premier CSLP malien, en 2002, il reste difficile de sortir de l’implicite division du travail entre une Banque mondiale et des agences bilatérales qui élaborent et financent des programmes, un Fonds monétaire international (FMI) qui veille à la dépense publique et un gouvernement qui tente de maximiser les flux d’aide en acceptant tout ce qui lui est proposé.

Ce CSLP avait été demandé par les bailleurs de fonds afin que le Mali puisse bénéficier de mesures d’annulation de dette. Or le pays avait déjà rédigé à l’époque une Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté (SNLP), élaborée avec le soutien du Programme des Nations unies pour le développement et avalisée par la plupart des bailleurs de fonds. Arguant de la faiblesse des mesures macro-économiques du SNLP (privatisations, orthodoxie budgétaire) et de l’absence d’enquête nationale récente sur la pauvreté, la Banque mondiale ne l’accepta pas et contraignit le gouvernement à recommencer l’exercice. Celui-ci a donc rédigé précipitamment un CSLP conforme aux exigences de l’institution de Washington, afin d’obtenir au plus vite l’allègement de sa dette.

Pour beaucoup de Maliens, le CSLP est ainsi apparu comme un cadre imposé par les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale). Et de ce fait, difficile à assumer politiquement. Candidat à sa succession lors de l’élection de 2007, le président Amadou Toumani Touré s’est gardé de faire campagne pour le CSLP. Il a au contraire défendu son " programme économique pour le développement économique et social " (PDES), élaboré par son gouvernement. A côté d’un CSLP qui ressemble à un long catalogue de mesures peu hiérarchisées, le programme du président opposait un souci louable d’établir des priorités politiques. Mais hormis cette différence, le PDES était le frère jumeau du CSLP. Une manière de signifier aux électeurs que le gouvernement sortant n’était pas soumis au cadre défini par les bailleurs... sans provoquer pour autant de rupture avec ces derniers.

Ce louvoiement entre rejet et adhésion, qui sait au besoin jouer sur les divisions des bailleurs, dessine les réelles marges de manoeuvre de l’Etat. La partie de bras de fer qui s’est jouée autour de la restructuration du secteur du coton en offre un exemple : dix années durant, la Banque mondiale a tenté d’obtenir la privatisation totale de la Compagnie malienne de développement textile (CMDT), un monopole public qui fixait les prix d’achat au producteur, fournissait semences, engrais et produits de traitement... mais accumulait les pertes. Aujourd’hui, la CMDT est en cours de privatisation, mais la résistance des paysans et du gouvernement maliens - et de l’Etat français, coactionnaire de la CMDT jusqu’en 2008 - aura permis, selon Claire Delpeuch (doctorante au Groupe d’économie mondiale de Sciences-Po), d’éviter que l’inévitable restructuration se traduise par l’atomisation de la CMDT en une multitude d’entreprises - ce qui risquait d’aboutir à la désorganisation totale d’un secteur qui fait vivre trois millions de Maliens, près du quart de la population. Finalement, l’ancien monopole sera scindé en quatre entités privées se partageant chacune une région de production. La relative flexibilité dont ont fait preuve, en définitive, les bailleurs de fonds sur ce dossier (comme sur d’autres) témoigne à la fois des pressions qu’ils continuent à exercer sur le gouvernement, de leur volonté de mieux respecter les politiques nationales... et aussi de leurs divisions internes.

Sous la conduite du donateur

Ils n’en gardent pas moins la main sur des politiques que le Mali est censé adopter lui-même. Les CSLP doivent être " approuvés " par la Banque mondiale et le FMI. Leur rédaction fait l’objet de recommandations aussi nombreuses que précises, mises à la disposition des gouvernements sur le site de la Banque mondiale. La mise en oeuvre pratique des CSLP n’est pas simple. Ce sont des plans établis pour quatre ans (le Mali a présenté son deuxième CSLP en 2006), une période qui correspond plus au mode de programmation des bailleurs de fonds qu’au temps long de la lutte contre la pauvreté. La Banque mondiale et le FMI discutent surtout avec le ministère des finances, qui n’a pourtant pas pour vocation de coordonner l’ensemble des politiques de lutte contre la pauvreté et en a encore moins les capacités techniques. Une structure spécialement consacrée au CSLP a bien été mise sur pied, mais, forte de vingt personnes, ses capacités sont limitées. Et le fait qu’elle a comporté, en 2007, cinq assistants techniques étrangers est emblématique des limites de l’appropriation.

Une appropriation qui, finalement, se réduit à une fraction de l’appareil administratif. Le peu d’association du Parlement et des collectivités territoriales à l’élaboration et au suivi du CSLP reste patent (lors de l’élaboration du premier CSLP, en 2002, l’implication du Parlement n’était même pas envisagée). La " participation " de la société civile, explicitement exigée par les bailleurs de fonds, a, de même, peu d’impact sur les orientations retenues. Il est en effet difficile pour l’administration de traduire en orientations et programmes les vues de la société civile, qui sont multiples et ne tiennent pas toujours compte des contraintes budgétaires. De plus, les ONG qui arrivent à se faire reconnaître comme interlocuteurs dans le cadre de l’élaboration du CSLP sont proches du pouvoir ou des donateurs. Si elles connaissent bien le langage et les rouages de l’aide, leur représentativité est faible. Les organisations professionnelles ou syndicales sont davantage consultées pour la forme que véritablement associées et entendues.

Quant aux bailleurs, le manque d’harmonisation de leur aide reste la règle, qu’il s’agisse de leurs priorités respectives ou de leurs programmes sur le terrain (lire p. 32). Ils ont, eux aussi à s’" approprier " les principes et engagements auxquels ils ont souscrit. Comme l’a plaisamment exprimé un représentant d’une agence de coopération étrangère en poste à Bamako, le Mali offre un bel exemple de donor-driven ownership : l’appropriation sous la conduite du donateur.

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