Entretien

Débat avec Bénédicte Hermelin et Jean-Michel Severino : "Il faut instaurer une fiscalité internationale"

10 min
Bénédicte Hermelin Directrice du Groupe de recherche et d'échanges technologiques (Gret) et vice-présidente de Coordination Sud, la coordination des organisations non gouvernementales (ONG) françaises de solidarité internationale
Jean-Michel Severino directeur général de l'Agence française de développement (AFD)

L’aide publique au développement privilégie les objectifs sociaux définis en 2000 par l’ONU lors du Sommet du millénaire : l’école primaire pour tous, la lutte contre la grande pauvreté... Est-ce au détriment du soutien à l’économie ?

Jean-Michel Severino. Le renforcement du capital humain - l’éducation, la santé, etc. - joue un rôle fondamental dans le développement. La nécessité d’investir massivement dans les secteurs sociaux, où les besoins restent criants, est indiscutable. En revanche, on peut débattre de l’importance à accorder à ces objectifs à un moment donné par rapport aux investissements visant à soutenir la croissance, comme les infrastructures énergétiques ou le soutien au système bancaire. Aujourd’hui, nous observons des dynamiques de croissance forte en Afrique au sud du Sahara. Il est crucial de les soutenir pour qu’elles soient durables, de sorte que cette croissance se transforme en ressources fiscales, qui elles-mêmes pourront financer des services sociaux. Dans ce nouveau contexte, l’aide me paraît trop orientée sur les dimensions dites " sociales ", et cela risque de compromettre l’avenir. Mais je n’aurais jamais tenu ces propos il y a dix ans, quand l’Afrique ne connaissait pas de croissance et qu’il était urgent d’aider directement les populations à accéder à un minimum de services de base.

Bénédicte Hermelin. Il faut de la croissance économique, mais il faut que cette croissance soit inclusive, que ses fruits soient redistribués. Cela implique de lutter contre les inégalités et de se situer sur le terrain des droits. Les Objectifs du millénaire pour le développement sont positifs car ils ont fait de la lutte contre la pauvreté une priorité. Mais ils restent insuffisants. En particulier, ils ne prennent pas en compte la question des inégalités ni celle des droits économiques et sociaux. Ces points sont extrêmement importants pour les ONG.

Pour ce qui est du soutien à la croissance, tout dépend des opérateurs économiques que l’on appuie. Les bailleurs de fonds ont largement négligé - et continuent de négliger - l’économie informelle, alors qu’elle représente environ la moitié des emplois urbains en Afrique. Ce secteur est aussi un facteur de croissance, il génère des revenus et pourrait apporter des ressources fiscales. Enfin, il ne suffit pas d’avoir de la croissance pour remplir les caisses de l’Etat. Il faut aussi des appareils administratifs capables de recouvrer les taxes. Construire ou reconstruire ces appareils nécessite un soutien extérieur important. En Haïti, l’évasion fiscale coûte 250 millions de dollars à l’Etat chaque année - le quart de l’aide qu’il a reçue en 2008.

Le caractère plus ou moins inégalitaire de la croissance dépend entre autres de l’exercice de la démocratie. Peut-on imposer des conditionnalités politiques aux pays non-démocratiques ?

B. H. C’est un sujet sur lequel les ONG sont partagées. Faut-il intervenir en Birmanie, en Corée du Nord ? Certaines s’y opposent par principe. D’autres jugent qu’il faut apporter un soutien, à condition que cela serve les populations et non le gouvernement. Mon ONG, le Gret, intervient aujourd’hui dans la région dévastée par le cyclone Nargis, pour aider les populations à relancer l’agriculture, car tout a été détruit et le gouvernement ne fait strictement rien. Nous assumons ce choix, mais de fait, nous suppléons les carences de l’Etat, en l’occurrence un Etat dictatorial. Et nous pouvons nous demander si nous ne contribuons pas - même modestement ! - au maintien au pouvoir de la junte militaire. C’est une question éthique sur laquelle nous tâtonnons tous.

J.-M. S. Je me range parmi ceux qui sont extrêmement prudents sur la conditionnalité politique. D’abord, la communauté internationale, France compris, soutient de fait une très grande variété de régimes, y compris des régimes où les droits de l’homme ne sont pas moins bafoués qu’en Birmanie. Il est aisé de se focaliser sur la Birmanie parce que les enjeux internationaux sont minimes. Il y a bien d’autres Etats, et non des moindres, pour lesquels on ne se pose pas ces questions. Ensuite, la plupart des pays à croissance rapide qui ont sorti massivement leur population de la pauvreté ont été des régimes autoritaires, mais qui ont su faire preuve de responsabilité en matière économique. C’est l’histoire de l’essentiel de l’Asie du XXe siècle : Chine, Corée du Sud, Indonésie, Thaïlande. Et ces pays ont reçu beaucoup d’aide. En Afrique, le Ghana est une démocratie, mais pas l’Ouganda ni le Rwanda, qui continuent, et c’est justifié, de recevoir une aide massive.

C’est le droit, et même le rôle, des ONG que de promouvoir une vision politique. Mais en tant qu’institutions publiques, les bailleurs de fonds n’ont pas à s’exprimer sur le niveau souhaitable d’égalité et de démocratie dans les pays avec lesquels ils travaillent. Ils n’ont aucune légitimité à s’exprimer sur le degré de participation de la population aux choix politiques. Ce sujet appartient aux sociétés elles-mêmes. En revanche, ils ont leur mot à dire lorsque les inégalités et la corruption sont telles que les bénéfices de la croissance ne sont pas capturés dans la fiscalité et réinvestis dans l’économie, ce qui nourrit la spirale de l’endettement et de la dépendance à l’aide. Les bailleurs de fonds ont ainsi le droit - et le devoir vis-à-vis de leurs contribuables - de refuser de financer des projets s’ils estiment que c’est à perte. C’est de la conditionnalité, mais sur la base de critères de bonne gestion économique, et non des critères politiques.

B. H. Je suis d’accord pour opérer cette distinction... mais dans la pratique, la frontière entre conditionnalité politique et économique me paraît bien poreuse ! Le gouvernement français ne cherche-t-il pas à lier son aide au développement à la lutte contre l’immigration, via des accords de coopération passés avec les pays sahéliens ? Au Niger, la chute du président Tandja est-elle totalement étrangère aux menaces de suspension de l’aide à ce pays par l’Union européenne ?

La conditionnalité économique, est-ce que cela marche ?

J.-M. S. Qu’on les critique ou qu’on les approuve, les conditionnalités fixées par le FMI et la Banque mondiale à partir du milieu des années 1980 ont totalement changé les politiques publiques macroéconomiques et sectorielles menées par les Etats d’Afrique subsaharienne. Ces politiques d’ajustement ont été douloureuses, mais la maîtrise des dépenses publiques et le meilleur recouvrement des taxes et impôts ont non seulement permis de mettre un terme aux dérives de l’endettement, mais cela a généré presque partout des soldes primaires 1 positifs. Ces politiques ont redonné aux Etats des capacités d’investissement, et c’est l’une des raisons qui expliquent les taux de croissance de 5 à 10 % que nous observons aujourd’hui dans nombre de pays - et pas seulement les Etats côtiers ou riches en matières premières.

B. H. A quel prix ! Au cours des années 1990, les dépenses sociales de ces pays ont été drastiquement réduites, la faim et la pauvreté s’y sont aggravées. Les coupes claires dans les rangs de la fonction publique ont entraîné un affaiblissement des capacités humaines des Etats, qui continuent de payer très cher le départ massif de leurs élites.

J.-M. S. Un ajustement budgétaire était inévitable parce qu’on ne peut indéfiniment s’endetter au-delà de ses capacités de remboursement. Le vrai problème est que dans les années 1990, alors que la communauté internationale aurait dû compenser les effets économiques et sociaux de ces efforts d’ajustement, elle a précisément divisé par deux le montant de son aide publique au développement à l’Afrique. Nous n’avons même pas été capables de maintenir notre aide à son niveau de la fin des années 1980. Ce n’est pas l’ajustement structurel qui est à blâmer, mais l’incapacité qui fut la nôtre à l’accompagner.

Le problème du financement de l’aide persiste. Malgré son augmentation ces dernières années, les pays donateurs restent en-deçà de leurs engagements pris en 2005. Comment combler l’écart entre promesses et réalité ?

B. H. Il est nécessaire d’évoluer vers une fiscalité internationale, qui pourrait combiner divers instruments. La taxe sur les billets d’avion que nous connaissons déjà devrait en particulier être complétée par un prélèvement sur les transactions financières internationales. Une taxe de 0,05 % sur ces flux financiers (impliquant les banques de la zone euro) - ce qui est infinitésimal - aurait permis de générer 100 milliard d’euros en 2009. C’est 15 milliards de plus que l’APD des pays de l’OCDE (qui s’élevait à 85,8 milliards d’euros l’an dernier).

Cette fiscalité internationale permettrait d’apporter des montants additionnels non seulement importants mais prévisibles, alors que l’aide varie au gré de la bonne volonté et des contraintes budgétaires des Etats donateurs. Egalement frappés par la crise, ils ont eu des attitudes différentes : le Royaume-Uni ou la Belgique ont tenu en 2010 leurs promesses de 2005 tandis que la France ou l’Italie les ont révisées à la baisse. Le recours à une fiscalité internationale aurait également un intérêt politique : cela nous obligerait à aller vers plus de gouvernance à l’échelle mondiale, notamment pour gérer un certain nombre de biens publics mondiaux, au premier rang desquels le climat. Mais tout reste à faire dans ce domaine et la partie ne sera pas simple. Si les pays riches s’accordaient sur le financement de l’aide par des taxes internationales, se poserait encore le problème de sa gestion : par quels canaux l’aide sera-t-elle distribuée, à qui, selon quelles modalités et priorités ?

J.-M. S. Je partage entièrement cet avis sur la nécessité d’une fiscalité internationale. Nous restons encore très loin d’un consensus politique autour de ce sujet mais il y a des raisons de rester optimistes. Beaucoup de gouvernements des pays de l’OCDE sont conscients que l’accroissement des besoins et des risques globaux sur une planète qui comptera au milieu du siècle 9 milliards d’habitants appelle un renforcement considérable de l’action collective. Et en même temps, leurs marges vis-à-vis de leurs électeurs-contribuables sont restreintes. Face à cette contradiction, la fiscalité internationale apparaît comme un moyen indolore de financer des politiques publiques globales. C’était la conviction d’un Jacques Chirac lorsqu’il avait commandé le rapport Landeau 2. Mais il est vrai que le sujet en est toujours à un stade embryonnaire.

Au-delà de la question des montants de l’aide, comment, en France, faire en sorte que les efforts en matière de développement ne soient pas contrecarrés par d’autres politiques, commerciales notamment ? Comment veiller à la cohérence des politiques publiques ?

B. H. Aussi étrange que cela paraisse, les orientations de notre politique de développement, et donc sa cohérence avec les autres politiques, ne sont jamais discutées au Parlement. Aucune loi ne régit la politique française de développement. Le débat parlementaire est restreint à la discussion sur les niveaux de l’aide dans le cadre de la programmation budgétaire. A la différence d’un pays comme la Suède, par exemple, qui dispose d’une loi d’orientation sur le développement et qui impose l’examen de sa cohérence avec les autres politiques publiques. Le ministère des affaires étrangères élabore actuellement un " document cadre " sur les orientations de sa politique de coopération. Les ONG de solidarité internationale réunies au sein de la Coordination Sud, dont la mienne, réclament que ce document soit discuté à l’Assemblée nationale.

J.-M. S. Ces incohérences traduisent d’inévitables arbitrages par rapport aux intérêts nationaux des pays donateurs. Ces arbitrages sont légitimes. Mais je reconnais que le débat politique à leur sujet fait défaut. Les citoyens ont au moins droit à ce que les incohérences de nos politiques soient mises en lumière et discutées, quelle que soit la manière dont le sujet est ensuite tranché.

  • 1. Solde budgétaire avant paiement de la dette.
  • 2. "Les nouvelles contributions financières internationales", rapport au président de la République, sept. 2004 (en ligne sur le site de la Documentation française).
Propos recueillis par Antoine de Ravignan

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