Italie : les magistrats se gouvernent eux-mêmes

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L'indépendance du ministère public vis-à-vis de l'exécutif est contrebalancée par l'obligation théorique de mener une enquête pour tout délit. Mais en pratique, le parquet doit faire des choix qui exigeraient un contrôle démocratique accru.

En France comme en Italie, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a pour fonction de garantir l’indépendance des juges du siège et du ministère public. Mais les conseils des deux pays diffèrent par leur structure et leurs fonctions. Un membre du CSM français me confiait il y a quelques années que comme ses collègues, il continuait à exercer une activité judiciaire parce que l’instance française, à la différence de l’italienne, ne voulait être " ni un ministère, ni un monastère ". Cette plaisanterie n’est pas très éloignée de la réalité. En matière d’organisation par exemple, le CSM français disposait à l’époque de onze employés (dont trois chauffeurs), contre plus de 250 pour son homologue transalpin (dont 64 chauffeurs). Les magistrats sont plus représentés en Italie, puisqu’ils y forment les deux tiers du Conseil. En Italie, enfin, tous les membres exercent leurs fonctions au Conseil à temps plein. Les pouvoirs des deux conseils en matière d’indépendance externe (vis-à-vis des pouvoirs exécutif et législatif) sont également très différents. Le CSM italien a pleins pouvoirs pour décider seul de tout ce qui concerne le statut des juges du siège comme du ministère public, dès leur recrutement et jusqu’à leur retraite. A l’inverse de la France, le ministre de la justice n’a en la matière aucun pouvoir et peut seulement lancer une action disciplinaire. Le CSM italien est, en outre, très soucieux de protéger les magistrats des critiques qui peuvent venir d’autres organes de l’Etat, et les blâme avec la plus grande sévérité lorsqu’il estime qu’elles peuvent entamer le prestige et l’image d’indépendance des juges du siège ou du parquet.

La conception de l’indépendance interne (vis-à-vis de la hiérarchie judiciaire) que défend le CSM italien est également très large et ses initiatives en la matière ont été nombreuses. Citons en deux à titre d’exemples. Le CSM encadre au moyen de normes précises l’organisation du travail interne des juridictions et veille, y compris sur signalement des magistrats concernés, à ce que leurs chefs les respectent scrupuleusement. De même, à la différence de son homologue français, le CSM italien effectue les évaluations professionnelles des magistrats à fins de carrière. Bien que les lois prévoient des critères stricts en la matière, au cours des quarante dernières années le Conseil a porté une appréciation très positive et promu jusqu’aux plus hautes fonctions tous les magistrats qui avaient l’ancienneté minimale nécessaire pour prétendre à un niveau supérieur. Une pratique qui concerne aussi les magistrats qui exercent des fonctions non-judiciaires pendant de longues années, tels que des mandats électifs. Seule exception : les magistrats qui ont été frappés de très graves sanctions disciplinaires.

Signalons trois effets de cette pratique. D’abord, le fait que toutes les évaluations professionnelles soient également laudatives ne permet guère de comparer les mérites respectifs des différents candidats à un même poste. De ce fait, pour accéder aux juridictions et aux fonctions les plus convoitées, les magistrats doivent le plus souvent compter sur l’appui des représentants de l’une des quatre associations de magistrats, qu’ils ont élus au Conseil. Par ailleurs, grâce aux promotions généralisées, les magistrats atteignent tous le niveau maximum de salaire et de pension de retraite de leur cadre d’emploi. Collectivement, les magistrats italiens ont donc le traitement le plus élevé de leur profession dans toute l’Europe. Enfin, la garantie, pour les magistrats qui exercent des activités non-judiciaires, qu’ils bénéficieront de la même progression de carrière que s’ils étaient restés en service, pousse nombre d’entre eux à occuper des fonctions qui leur procurent des avantages supplémentaires. Notamment dans la carrière politique. Le Parlement compte de nombreux magistrats tandis que d’autres sont ou ont été nommés ou élus présidents de région, maires ou conseillers municipaux, ministres ou sous-secrétaires d’Etat. Un magistrat a même été secrétaire national d’un parti, et plusieurs autres sont secrétaires régionaux de formations politiques. En Italie, une telle implication dans des fonctions électives et partisanes n’est pas jugée incompatible avec l’indépendance des magistrats. L’indépendance du ministère public italien a un fondement institutionnel et des pouvoirs qui n’ont pas d’équivalents dans les vieilles démocraties. Pour garantir l’égalité des citoyens en matière pénale, le constituant a prévu que l’action pénale soit obligatoire.

De façon erronée, le constituant italien a cru que tous les délits pourraient être poursuivis et que dans un régime d’action pénale obligatoire, le parquet n’aurait donc aucun pouvoir discrétionnaire substantiel dans l’enquête et dans l’exercice de l’action pénale. Dans un tel contexte, la pleine indépendance externe du ministère public devait donc être garantie, tout comme celle des juges du siège. Et il était inutile de prévoir une organisation hiérarchique qui dirige et coordonne les activités du ministère public. Par la suite, le CSM a, qui plus est, fortement limité les pouvoirs de supervision des chefs de parquet en établissant des règles strictes concernant l’attribution des dossiers aux différents substituts. De fait, tout substitut peut de sa propre initiative déclencher une enquête sur un citoyen s’il estime que celui-ci a commis un délit. Il peut aussi diriger directement les investigations de la police, sans limite de coût (une limite serait inacceptable dans un régime d’action pénale obligatoire). Si après plusieurs années, il apparaît que le citoyen était innocent et que l’initiative du ministère public n’avait pas de fondement - ce qui n’est pas rare -, le magistrat ne peut être tenu responsable ni des dépenses inutiles, ni des dommages irréparables dont a souffert le citoyen concerné. Il peut en effet avancer qu’en régime obligatoire, il ne pouvait pas ne pas agir comme il l’a fait 1.

Si on permet au ministère public de choisir les affaires qui doivent faire l’objet de poursuites, on lui laisse la possibilité de sélectionner les personnes à poursuivre et de diriger les enquêtes pour chercher les preuves établissant les délits qu’elles ont pu commettre, affirmait en 1940 le procureur général des Etats-Unis, Robert Jackson, qui par la suite devait devenir juge à la Cour suprême. Robert Jackson voyait là le principal danger de la fonction du ministère public pour le citoyen. La pleine indépendance dont bénéficie le ministère public et les pouvoirs qui dérivent du caractère obligatoire de l’action pénale rendent certainement ce péril plus menaçant en Italie que dans toute autre vieille démocratie.

En 1997, une commission de réflexion nommée par le président Chirac avait envisagé d’introduire l’action pénale obligatoire en France et donc de mettre fin à la dépendance hiérarchique du parquet vis-à-vis du ministère de la justice. Hypothèse vite écartée, la commission ayant à juste titre estimé que le caractère obligatoire n’est concrètement réalisable dans aucun pays. Par conséquent, les choix discrétionnaires que le ministère public doit de toute façon effectuer concernent la politique pénale du pays. Et en démocratie, de tels choix doivent relever de la responsabilité du gouvernement. La commission avait néanmoins souhaité que les choix politiques du gouvernement en la matière soient effectués de manière transparente et avait suggéré une procédure pour le faire.

Zoom Et en France... Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM)

Ce conseil a d’importants pouvoirs dans la nomination des magistrats du siège. Les présidents de tribunaux de grande instance, les premiers présidents de cours d’appel et les magistrats de la Cour de cassation sont nommés à son initiative. Pour les autres magistrats du siège, le ministère de la justice propose un nom, mais la nomination exige obligatoirement l’avis conforme du CSM. Les membres du parquet, eux, sont nommés sur proposition du ministère, mais sur avis simple du Conseil, que le garde des sceaux peut ne pas suivre. Quand la réforme constitutionnelle de 2008 entrera en application, le chef de l’Etat ne présidera plus le CSM et les magistrats n’y seront plus majoritaires. Chacune des deux formations (siège et parquet) du Conseil sera présidée par un haut magistrat de la Cour de cassation, et les personnalités extérieures à la magistrature y seront en majorité.

  • 1. En Italie, les activités d’investigation relèvent exclusivement du ministère public depuis 1989, date à laquelle la fonction de juge d’instruction a été supprimée. Pour une description des pouvoirs exceptionnels du ministère public italien et des conséquences négatives qu’a leur usage sur le plan opérationnel, lire G. Di Federico, " Prosecutorial Accountability, Independence, and Effectiveness in Italy " in Prosecutorial Accountability, Independence and Effectiveness, Open Society Institute Sofia, 2008. Du même auteur " L’indépendance du ministère public et le principe de la responsabilité en Italie : l’analyse d’un cas déviant d’un point de vue comparé ", in Droit et Société, 1998, no 38, pp. 71-89.

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