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Sierra Leone : quand les enfants paient pour leur père

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Nés de viols, de père parfois inconnu, des dizaines de milliers de bébés sont rejetés - et leur mère avec eux - par leurs familles. Réputés " malfaisants ", stigmatisés, ils risquent alors de devenir à leur tour des " rebelles fauteurs de troubles ".

Dans certaines zones de Sierra Leone, les plus durement touchées par la guerre civile (1991-2002), presque toutes les femmes ont été violées, au moins une fois. Les différents groupes armés attaquaient et pillaient les villages, puis enlevaient des jeunes filles... Il est difficile de connaître le nombre d’enfants conçus dans de telles circonstances, mais ils sont sans doute plusieurs dizaines de milliers. Après le conflit, beaucoup d’entre eux, communément désignés comme des rebel pikindem (" enfants rebelles ") ont été rejetés par la communauté d’origine de leur mère, car leur sang est réputé être aussi " mauvais " et " malfaisant " que celui de leur père.

Les rebelles de mouvements tels que le RUF (Front révolutionnaire uni) ne sont pas seuls en cause dans ces naissances : la Sierra Leone compte aussi beaucoup de " bébés Ecomog " et de " bébés ONU ", du nom des deux forces de paix qui se sont succédé dans le pays - l’une de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, l’autre des Nations unies. Mais toutes les appellations concernant ces enfants sont assorties d’une connotation très négative. En effet, ils sont d’abord la preuve que leur mère a eu des relations sexuelles pendant la guerre. Mais plus globalement, leur rejet par la société reflète les représentations locales en vertu desquelles la femme et l’enfant n’existent pas en eux-mêmes et pour eux-mêmes, mais doivent appartenir à un homme. Comme traditionnellement, la filiation est patrilinéaire, l’enfant appartient à son père et au lignage de ce dernier. La situation des rebel pikindem, sans père connu ou, pire encore, dont le père est supposé être " malfaisant ", est donc des plus précaires. Et bien que les Sierra-Léonais eux-mêmes, les organisations internationales et les ONG connaissent cette triste réalité, très peu d’actions nationales ou de projets locaux sont organisés pour leur venir en aide.

Captive pendant des années

J’ai rencontré Kadiatu, la mère de deux de ces garçons, en 2001. Au moment où elle avait réussi à s’enfuir de chez les rebelles après plusieurs années de captivité, elle était enceinte de son deuxième enfant. Arrivée à Freetown, la capitale, en toute fin de grossesse, elle avait accouché dans la rue. Au bout de quelques jours, elle avait cependant réussi à se loger provisoirement dans un refuge tenu par une organisation chrétienne. Mais certaines des femmes qui vivaient là lui avaient conseillé de tuer son nourrisson ou de l’abandonner, affirmant que c’était un " bébé méchant ", qu’il avait du " sang de rebelle ". Un jour, alors qu’elle se demandait comment elle allait pouvoir élever l’enfant - car elle avait déjà du mal à nourrir l’aîné, né du même père rebelle -, elle s’était arrêtée sur un pont. Elle se préparait à jeter le nourrisson dans la rivière lorsqu’un passant avait réussi à l’en dissuader. Elle me raconta plus tard que cette journée avait été un tournant de sa vie, que c’est à ce moment-là qu’elle avait décidé de s’occuper de son bébé quoi qu’il arrive.

Pas les fillettes

J’ai rencontré de nouveau Kadiatu trois ans plus tard, alors qu’elle était revenue vivre dans sa famille à Kabala, au nord du pays. Le bébé était devenu un petit garçon vigoureux et en bonne santé. Mais tout le monde dans le voisinage savait que c’était un rebel pikindem et n’hésitait pas à le lui rappeler, surtout s’il se chamaillait avec quelqu’un. Le gamin était réputé avoir mauvais caractère et paraissait en tout cas n’avoir peur de rien. C’est lui qui protégeait son aîné et lançait des cailloux sur les enfants qui les importunaient. Un tel comportement, hélas, renforçait encore sa mauvaise image dans le village. Et plus généralement, les préjugés contre les " enfants rebelles ". Il arrive que certaines des jeunes mères de ces enfants, parce qu’elles appartiennent à des familles de notables (chefs, imams, etc.) qui prennent publiquement leur défense, parviennent à faire accepter leur rebel pikindem par la communauté. Et d’autres trouvent un mari compréhensif, mais c’est l’exception.

Car avoir un " enfant rebelle " est évidemment un handicap majeur pour ces jeunes mères quand elles veulent se marier à quelqu’un d’autre que le père de leur enfant. Les hommes craignent d’épouser ces femmes qui ont pris part à la guerre, parfois en tant que combattantes elles-mêmes. Et puis, ils n’entendent pas supporter le coût de l’éducation d’un enfant qui n’est pas le leur. Enfin, ils craignent que leur réputation, leur image sociale ne soit entachée par ce gamin qui est réputé avoir hérité du " sang mauvais " de son père.

L’ostracisme qui frappe les " enfants rebelles " en Sierra Leone concerne surtout les garçons. Il est rare en effet d’entendre parler de petites filles " rebelles ". Ce qui laisse penser que les mères font davantage d’efforts pour dissimuler l’origine de leurs fillettes, probablement parce qu’elles savent qu’il sera plus difficile encore pour elles de surmonter un tel handicap dans la société sierra-léonaise. Notamment dans la perspective d’un futur mariage.

Rebelles de père en fils

Dans l’immédiat, lorsqu’elles ont été abandonnées par le père de l’enfant ou rejetées par leur propre famille, ces jeunes mères célibataires se retrouvent seules pour prendre en charge leur bébé, sans qualification, ni moyen de gagner leur vie. Il n’est pas rare alors, surtout en ville, qu’elles recourent à la prostitution. Une partie d’entre elles, en outre, deviennent toxicomanes.

L’avenir des rebel pikindem, nés d’une mère qui vit dans la misère, parfois prostituée et droguée, rejetés eux-mêmes par leurs familles maternelle et paternelle, apparaît des plus sombres. On peut craindre alors, à l’instar des chercheurs Dyan Mazurana et Khrystopher Carlson, que " l’exclusion des mères célibataires signifie aussi l’exclusion de leurs enfants, et donc l’apparition d’une nouvelle génération d’enfants sans éducation, marginalisés " 1. L’idée que les rebel pikindem sont intrinsèquement fauteurs de troubles risquerait alors de devenir une prophétie autoréalisatrice.

  • 1. Dyan Mazurana et Khristopher Carlson, " From Combat to Community: Women and Girls of Sierra Leone", Women Waging Peace Policy Commission, Washington, 2004.

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