Entretien

"Le village entier doit être associé à la réinsertion"

6 min
Michael Wessels psychologue. Enseignant à l'université Columbia (New York) et au Randolph-Macon College (Virginie), spécialiste en protection de l'enfance auprès du Christian Children's Fund, le professeur Michael Wessels est l'auteur de Child Soldiers, From Violence To Protection (Harvard University Press, 2006).

Tous les enfants-soldats démobilisés ont-ils besoin d’assistance pour réintégrer la vie civile ?

Pas tous, mais la plupart, oui. Dans les luttes de libération nationale, où les mineurs sont souvent engagés aux côtés de leur père, de frères, de soeurs, ils réintègrent la vie civile avec leur communauté familiale assez naturellement. Mais dans l’immense majorité des cas, un soutien, matériel et psychologique, est nécessaire. Cela dit, la réintégration d’un jeune ex-combattant est avant tout un processus collectif. Sa famille, mais aussi son village, sa communauté d’origine sont-ils disposés à l’accueillir de nouveau ? Retrouve-t-il un statut dans la société en redevenant un écolier ou en ayant un métier pour subvenir à ses besoins ? Ou est-il stigmatisé comme un danger potentiel ? Parfois, les communautés organisent elles-mêmes cette réinsertion. Mais souvent, ceci requiert l’intervention de facilitateurs, envoyés par des ONG par exemple, qui expliquent les épreuves que les enfants ont traversées, pourquoi ils ont été forcés de commettre des atrocités... Ces médiateurs doivent aussi prendre le temps de faire parler les villageois sur les souffrances qu’ils ont eux-mêmes endurées - parfois du fait d’enfants-soldats.

Les aides aux enfants-soldats sont parfois critiquées par les populations, qui y voient une "récompense" quand elles estiment qu’ils devraient être punis. Comment éviter cet écueil ?

De telles aides suscitent inévitablement la jalousie et certaines victimes d’enfantssoldats les qualifient même d’" argent du sang ". C’est pourquoi un programme ne doit pas d’emblée être destiné aux seuls ex-combattants, mais concerner l’ensemble des enfants affectés par la guerre. Y compris, donc, ceux qui n’ont pas combattu et qui ont subi parfois des traumatismes tout aussi lourds, lorsque leurs parents ont été tués, par exemple... Dans le même temps, il faut prendre le temps d’expliquer à la population qu’au sein d’un tel programme, certains anciens enfants-soldats peuvent parfois avoir besoin d’une aide spécifique, plus ciblée. Et il est souvent fructueux d’organiser entre tous les villageois, ex-enfants-soldats compris, des activités qui bénéficient à tous, comme la construction d’une école ou d’un dispensaire.

Tous les anciens enfants-soldats ont-ils besoin de la même assistance ?

Non. Les filles ont besoin d’un soutien spécifique parce qu’elles ont en général été soumises à des violences sexuelles et que certaines d’entre elles sont enceintes ou ont des enfants. Ensuite, un enfant de 7 ans n’a pas besoin du même type d’aide qu’un adolescent de 16 ans, souvent plus résilient. Enfin, les activités exercées par les mineurs au sein des groupes armés - simple soutien (porteur, espion) ou participation aux combats - et le degré plus ou moins grand d’atrocités qu’ils ont été amenés à commettre impliquent des formes d’assistance différentes. Si une jeune fille est devenue une guerrière expérimentée et a exercé un commandement, elle ne peut pas du jour au lendemain s’asseoir sagement derrière une machine pour apprendre la couture... Or souvent, les programmes de réintégration ont une approche très standardisée.

Un soutien psychologique individuel est-il nécessaire pour certains anciens enfants-soldats ?

Pour certains, bien sûr, qui souffrent de troubles de stress post-traumatique ou de dépression profonde. Mais les méthodes sont souvent différentes de celles utilisées dans les pays occidentaux, dont les sociétés sont plus individualisées qu’en Afrique de l’Ouest par exemple. Il peut alors être utile de mélanger des méthodes thérapeutiques occidentales et des méthodes plus locales. Et même les thérapies occidentales ne sont pas forcément administrées individuellement, mais au sein de petits groupes.

Les programmes officiels de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) intègrent-ils les besoins spécifiques des enfants-soldats ?

Pendant longtemps, ils ne l’ont pas fait. Mais il y a des progrès. Les Principes de Paris, adoptés en 2007 par une soixantaine de pays, demandent qu’une attention particulière soit portée aux enfants dans ces processus. Ainsi que les directives récentes du Département des opérations de paix de l’ONU, qui chapeaute ces principaux programmes. Mais sur le terrain, les progrès sont lents. En Afghanistan, le programme conçu en 2003 par le gouvernement et la mission des Nations unies ne prévoyait aucun dispositif spécifique pour les enfants. Il a fallu que l’Unicef et les ONG fassent pression pour qu’il soit réformé. Et les processus de DDR oublient les filles ou ne s’adaptent pas assez à leurs besoins. En Sierra Leone, le programme était en théorie ouvert aux filles enceintes ou jeunes mères. Mais sur le terrain, les responsables exigeaient que les combattants livrent leur arme pour bénéficier des dispositifs. Or la majorité des filles n’avaient pas été combattantes, mais esclaves sexuelles et domestiques des garçons.

La dimension économique de la réinsertion est-elle bien prise en compte ?

Pas assez. Les intervenants occidentaux ont tendance à mettre l’accent sur les traumatismes psychologiques. Or la première angoisse des jeunes, c’est de ne pas avoir d’emploi pour gagner leur vie alors que dans les groupes armés, leurs besoins essentiels (logement, nourriture, etc.) étaient assurés. Et c’est encore plus crucial pour les mères qui doivent s’occuper de leur enfant. Un véritable programme d’aide doit donc inclure une dimension économique, avec un débouché vers un emploi rémunérateur. Or, beaucoup d’ONG mettent sur pied des formations professionnelles sans avoir fait au préalable une étude assez approfondie du marché local. Je me souviens d’une association qui, dans un même village, avait formé 200 réparateurs de vélos... Pour éviter cet écueil, les ONG doivent s’entourer d’experts économiques et coordonner leur action avec l’Etat local. Car c’est lui qui est responsable de la prise en charge de ces jeunes à long terme. Même si, dans certains cas, il les avait recrutés pendant la guerre...

Faut-il juger certains enfants-soldats pour leurs actes ? Ou le fait qu’ils soient mineurs doit-il toujours l’exclure ?

L’âge est un critère utile mais très imparfait pour juger du développement psychologique d’un individu. Certains jeunes de 17 ans ont plus de conscience morale, de capacité de raisonnement que des adultes de 25 ans. Or, le droit international a fixé à 18 ans le passage de l’état d’enfance à l’état d’adulte. Par ailleurs, il faut tenir compte des représentations en vigueur dans chaque société sur ce qu’est l’âge adulte et sur le moment où l’on y accède. D’un autre côté, ce sont souvent des adultes qui entraînent des mineurs dans les groupes armés ou les y enrôlent de force. Je ne pense donc pas qu’il faille juger d’anciens enfants-soldats devant un tribunal. Mais on ne peut pas non plus systématiquement rejeter toute idée de jugement, sous une forme ou une autre, car le fait de rendre des comptes de ses actes devant sa communauté peut être un passage nécessaire pour qu’un jeune y soit réintégré et y ait un avenir. Hélas ! En matière de justice, l’accent est souvent mis exclusivement sur la punition et non sur la recherche d’une réparation : comment un jeune qui a commis des atrocités dans un village peut-il lui donner quelque chose, apporter une contribution positive ? Cette voie n’est pas assez exploitée.

Propos recueillis par Yann Mens

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