Géopolitique

Frontex : et les frontières seront bien gardées ?

11 min

Aux frontières extérieures de l'UE, une agence met en oeuvre la politique communautaire de refoulement, parfois en violation des droits des réfugiés. De leur côté, les Etats membres font pression sur les pays d'émigration.

Son nom en forme de sigle apparaît dans les médias lorsque des bateaux de migrants africains sont interceptés sur les côtes sud de l’Europe. Mais qui sait au juste ce qu’est Frontex ? Officiellement, cette agence européenne créée en 2004 a pour mission de faciliter la coopération des services nationaux de garde-frontières aux frontières extérieures de l’Union européenne (UE). En pratique, elle permet surtout aux Etats membres de se défausser de leurs obligations en matière de droits humains. Et notamment d’accueil des demandeurs d’asile.

Zoom L’immigration au coeur des Semaines sociales 2010

" Migrants : un avenir à construire ensemble ", c’est le thème de la session 2010 des Semaines sociales, qui se tiendra du 26 au 28 novembre au Parc floral de Paris. Moment fort pour la réflexion sociale des milieux catholiques, ces Semaines sont un lieu d’ouverture et de débats de qualité. Y participent chaque année près de 3 000 personnes qui dialoguent avec experts, hommes politiques, philosophes, économistes, responsables associatifs, sociologues, théologiens...

A la suite de la signature de l’accord de Schengen (1985), de sa convention d’application (1990) et de l’intégration de cet accord dans le Traité d’Amsterdam (1997), les Etats membres de l’UE ont mis peu à peu en commun la gestion de leurs frontières extérieures, sans être d’accord sur ce qu’il faut précisément entendre par là. Certains sont prêts à créer un Corps européen de gardes-frontière, sans aller sans doute jusqu’à une fusion totale des corps nationaux, mais en communautarisant fortement les moyens. D’autres entendent conserver leurs prérogatives pleines et entières. La création de Frontex résulte d’un compromis entre ces deux pôles.

La position de chaque Etat membre sur le sujet est liée à sa propre situation géographique et migratoire. Ainsi, pour les Etats de " première frontière " 1, du sud de l’Europe, tels que l’Italie et l’Espagne, l’immigration est un phénomène relativement nouveau. Au départ, ils pensaient n’être que des zones de transit pour les migrants vers d’autres pays de l’UE. Mais au tournant des années 2000, les migrants qui atteignaient les côtes sud de l’Europe ont commencé à s’y installer.

Ces Etats revendiquent de la part des autres membres de l’Union un " partage du fardeau " de la gestion des frontières extérieures de l’UE situées sur leur territoire. Ils sont donc les plus favorables à la mise en place d’un corps de garde-frontière européen. Pour d’autres Etats, comme la France et l’Allemagne, l’immigration est ancienne, mais ils entendent aujourd’hui la limiter au maximum. Ils craignent que les pays de première frontière ne parviennent pas à faire face à l’arrivée de migrants et à les empêcher de transiter vers leur propre territoire. Ces Etats membres souhaitent mettre en place des outils de coopération, mais à condition d’en garder le contrôle. Ils prônent donc eux aussi une communautarisation, plus ou moins poussée.

A l’inverse, d’autres Etats de première ou seconde frontière, en Europe centrale et orientale essentiellement, qui ont déjà dû donner des preuves de la qualité de leur contrôle aux frontières extérieures pour pouvoir être intégrés à l’UE, et qui ne font pas face à une arrivée importante de migrants, sont réticents à faire un nouvel effort en la matière.

pas de moyens de terrain

La Commission européenne a joué un rôle décisif dans la définition d’un consensus en 2004, au moment de la création de Frontex. C’est elle notamment qui a permis de trouver une solution garantissant une répartition équitable des moyens financiers mis à la disposition de l’agence. Frontex dépend en effet du budget communautaire général auquel tous les Etats contribuent en fonction de leur taille et de leur population. Or le " risque migratoire " aux frontières extérieures est inégalement réparti entre pays membres, qui ne bénéficieront donc pas de l’assistance de Frontex dans les mêmes proportions. Il revient à l’agence de veiller à la bonne allocation des ressources en justifiant ses interventions à un point ou un autre de l’Union.

Ainsi, l’une des activités centrales de Frontex consiste à identifier selon une méthode dite " indépendante " et " scientifique ", l’évolution des routes migratoires, afin d’évaluer l’intérêt d’une opération conjointe à telle ou telle frontière. Un Etat membre peut aussi solliciter une intervention. Mais c’est le conseil d’administration de Frontex, dans lequel siègent un représentant de chaque Etat membre et deux représentants de la Commission, qui décide de ces opérations communes.

Si l’agence a, grâce au budget communautaire, les ressources financières pour procéder à ces analyses " de risque ", elle ne dispose quasiment d’aucun moyen propre pour mener les opérations sur le terrain. Ce sont les Etats membres qui mettent à sa disposition du matériel et du personnel issus de leurs propres services 2. Ces agents sont présélectionnés, puis formés par Frontex et mobilisés au coup par coup pour chaque mission. L’engagement des Etats est purement volontaire et certains ne participent jamais aux opérations (voir cartes ci-contre et p. 12).

Les opérations maritimes de Frontex ont repoussé les routes migratoires vers l’est

Les opérations maritimes sont l’activité la plus médiatisée de Frontex qui y consacre 55 % d’un budget en constante augmentation. La participation des Etats de l’UE est volontaire. Les premières opérations, comme Hera, datent de 2006. Elles ont provoqué un déplacement progressif des flux migratoires, d’ouest (Canaries) en est (frontière gréco-turque).

Les opérations maritimes de Frontex ont repoussé les routes migratoires vers l’est

Les opérations maritimes sont l’activité la plus médiatisée de Frontex qui y consacre 55 % d’un budget en constante augmentation. La participation des Etats de l’UE est volontaire. Les premières opérations, comme Hera, datent de 2006. Elles ont provoqué un déplacement progressif des flux migratoires, d’ouest (Canaries) en est (frontière gréco-turque).

Frontex surveille la qualité des douanes nationales

Comme pour ses opérations aériennes, les opérations terrestres de Frontex consistent principalement à examiner la qualité du contrôle que les Etats membres effectuent aux divers points d’entrée sur leur territoire, à définir des bonnes pratiques en la matière et à récolter des informations sur l’évolution des routes empruntées par les migrants.

Frontex surveille la qualité des douanes nationales

Comme pour ses opérations aériennes, les opérations terrestres de Frontex consistent principalement à examiner la qualité du contrôle que les Etats membres effectuent aux divers points d’entrée sur leur territoire, à définir des bonnes pratiques en la matière et à récolter des informations sur l’évolution des routes empruntées par les migrants.

interception et refoulement

L’intervention de Frontex aux frontières maritimes de l’UE est la vitrine de l’agence : plus de la moitié de son budget y est consacrée (55 % en 2009). Ainsi, Frontex et les autorités espagnoles présentent la récente diminution des arrivées de migrants sur les côtes des îles Canaries comme le résultat direct de l’action de l’agence.

Budget de Frontex (en millions d’euros)

Les premières missions ont été mises en place à partir du 17 juillet 2006 (opération Hera) et se sont succédé jusqu’à ce jour de manière quasiment continue (voir carte ci-dessus). Elles consistent principalement à intercepter en mer des embarcations de fortune que les migrants utilisent pour rejoindre les îles espagnoles en partant du sud du Maroc, du Sénégal, de la Mauritanie et du Cap-Vert. Ces interceptions sont effectuées aussi bien dans les eaux territoriales espagnoles que dans celle du Sénégal, de la Mauritanie et du Cap-Vert, en vertu d’accords bilatéraux négociés entre l’Union et ces pays, ou bien entre des Etats membres et les pays tiers (voir carte p.13). Les contreparties sont mal connues, mais les Etats membres de l’Union ont pris l’habitude de conditionner leur aide au développement, la conclusion d’accords commerciaux ou encore l’attribution de visas aux ressortissants des pays tiers à leur coopération en matière de contrôle migratoire.

Pour négocier la collaboration de pays d’émigration avec Frontex, les Européens mettent leur aide dans la balance

La coopération des Etats tiers (non membres de l’Union) est centrale dans l’activité de Frontex, surtout dans son volet maritime. Ces pays interceptent des embarcations dans leurs eaux territoriales et les ramènent sur leurs côtes, au risque de violer le droit des demandeurs d’asile de déposer une demande de statut de réfugié dans un Etat de l’UE.

Pour négocier la collaboration de pays d’émigration avec Frontex, les Européens mettent leur aide dans la balance

La coopération des Etats tiers (non membres de l’Union) est centrale dans l’activité de Frontex, surtout dans son volet maritime. Ces pays interceptent des embarcations dans leurs eaux territoriales et les ramènent sur leurs côtes, au risque de violer le droit des demandeurs d’asile de déposer une demande de statut de réfugié dans un Etat de l’UE.

Quand ils interviennent dans leurs eaux territoriales, les agents de Frontex sont accompagnés des forces de sécurité nationales des pays tiers et les embarcations interceptées sont redirigées vers leurs côtes. En revanche, si une embarcation est interceptée dans les eaux territoriales espagnoles, les migrants sont, en principe, conduits directement dans un centre de rétention - afin d’être renvoyés dans leur pays d’origine ou de transit. Ce n’est pourtant pas ce qui s’est passé en juin 2009, lors d’une intervention effectuée au large des côtes italiennes cette fois. Selon l’organisation Human Rights Watch, un hélicoptère de Frontex aurait coordonné le refoulement vers la Libye, par la marine italienne, de l’embarcation de migrants arraisonnés alors qu’ils se trouvaient déjà dans les eaux territoriales italiennes 3.

Un deuxième volet des activités de Frontex se développe alors : l’établissement de l’identité des migrants et de leur nationalité, éléments indispensables à leur expulsion. Des interceptions ont-elles aussi eu lieu dans les eaux internationales, ce qui serait illégal ? Rien n’a permis jusqu’ici de l’établir, même si certains observateurs se sont posé la question. Frontex n’a fait aucune déclaration à ce sujet.

Quoiqu’il en soit, le principe même de l’interception dans les eaux territoriales des pays tiers correspond à une violation des principes instaurés par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui stipule que " toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien ". Surtout, le renvoi immédiat vers les côtes africaines s’oppose au principe juridique de non-refoulement consacré par la Convention du 28 juillet 1951 relative aux réfugiés. Il interdit l’expulsion et le renvoi d’une personne dans des Etats " où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. "

Ce principe protège tant les réfugiés déjà reconnus dans le cadre de la Convention de Genève de 1951 que les demandeurs d’asile. Or à aucun moment la présence éventuelle de demandeurs d’asile dans les embarcations interceptées dans les eaux territoriales des pays tiers n’est prise en compte par les Etats membres ou par Frontex. Cette pratique a été mise en cause par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Les responsabilités en cas de violation de ce principe sont difficiles à établir car elles sont diluées entre Frontex et les différents Etats membres participant à l’opération.

Outre les côtes africaines, l’agence est intervenue au large de Malte et des côtes de l’île de Lampedusa depuis 2006. Mais la signature de l’accord bilatéral italo-libyen en août 2008 a rendu ces opérations largement caduques. La Libye, par ailleurs non-signataire de la convention de Genève sur les réfugiés, s’est en effet engagée à renforcer le contrôle de ses propres côtes et à organiser des patrouilles mixtes avec les gardes-frontière italiens dans ses propres eaux territoriales. Les migrants ont donc vu leur droit légitime à émigrer entravé.

Ce type de collaboration bilatérale et communautaire avec les Etats tiers a eu des conséquences directes sur les routes migratoires empruntées par les migrants. En mars 2010, seules 48 personnes étaient retenues dans les centres de rétention des îles Canaries, alors qu’en 2006 le nombre d’arrivées s’élevait à 39 000. De même, les arrivées à Lampedusa ont baissé de 94 % entre 2009 et les six premiers mois de 2010 4. Aujourd’hui, c’est la frontière gréco-turque qui est la plus empruntée à la fois par des migrants du Moyen-Orient, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Dès 2006, l’agence y a donc mis en place des opérations d’interceptions maritimes. La Turquie n’ignore pas que sa bonne volonté en la matière sera un des éléments qui pèseront dans l’examen de sa candidature à l’entrée dans l’Union. Au total, plus que la coopération des forces européennes de sécurité, c’est la délégation à des pays tiers frontaliers du contrôle de leurs propres eaux territoriales et souvent de leurs propres ressortissants qui est au centre du dispositif incarné par Frontex.

L’agence développe également des activités aux frontières terrestres (voir carte ci-contre) et aériennes de l’Union. Moins médiatisées, ces missions consistent principalement à examiner la qualité du contrôle que les Etats membres effectuent aux points d’entrée sur leur territoire, à définir des bonnes pratiques et à récolter des informations sur les routes empruntées par les migrants.

directive " retour " et charters

Enfin, dès 2006, l’agence a participé à l’organisation d’expulsions communes, appelées " opérations de retour commun " qui sont soit combinées à des opérations conjointes d’interception (par exemple aux îles Canaries), soit dédiées à l’expulsion de ressortissants d’un pays précis. Dans ce cas, Frontex assure la coordination entre les Etats membres concernés par l’opération. L’adoption en 2008 de la directive européenne " Retour ", qui définit les conditions de l’éloignement des étrangers en situation irrégulière dans l’UE, laisse présager que Frontex disposera de pouvoirs renforcés, en dépit des inquiétudes quant au respect des droits des personnes (utilisation de la violence physique par les forces de l’ordre, absence fréquente d’observateur extérieur comme la Croix-Rouge, etc.). Le budget dédié à cette activité est en constante augmentation (de 560 000 euros en 2008 à 2,25 millions d’euros en 2009). Plusieurs pays membres (France, Espagne et Italie) ainsi que la Commission ont réclamé une extension des pouvoirs de Frontex dans ce domaine, notamment la possibilité pour l’agence de coordonner seule la mise en place de charters.

externalisation du contrôle

De fait, une proposition de la Commission en vue d’une modification du fonctionnement et des attributions de Frontex, visant à renforcer son autonomie et ses prérogatives (renforcement de la coopération entre Frontex et les pays tiers, mise en place de centres spécialisés, soit par type de frontière - terrestre, aérienne, maritime -, soit par activité) 5, est en discussion et sera probablement adoptée en 2011. Il appartiendra aux Etats membres de décider. Face à l’insistance de certains parlementaires européens, les Etats se sont vus contraints de donner des garanties en matière de respect des droits humains 6. Mais on peut douter de l’effectivité de ces droits face à la logique de renvoi systématique et d’externalisation du contrôle que Frontex met en oeuvre au quotidien.

  • 1. Dont les frontières externes correspondent à des frontières extérieures de l’Union européenne.
  • 2. Au sein de l’agence, le CRATE (Centralized Records of Available Technical Equipment) fait l’inventaire de l’ensemble des équipements que les Etats membres s’engagent à louer, et non pas simplement prêter, à Frontex en cas de besoin. Frontex dépend donc de la bonne volonté des Etats membres pour l’organisation de ces opérations
  • 3. Human Rights Watch, Pushed Back, Pushed Around, 21 septembre 2009, disponible en ligne : http://www.hrw.org/en/reports/2009/09/21/pushed-back-pushed-around
  • 4. Elise Vincent, " Les nouvelles routes de la Méditerranée ", Le Monde, 24 juin 2010.
  • 5. Rapport publié par Deloitte, " Study on the feasibility of establishing specialised branches of Frontex ", 11 décembre 2009.
  • 6. Notamment, par la signature en juin 2008 d’un accord entre Frontex et le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) et la volonté de former tous les agents participant aux opérations coordonnées par Frontex au " respect des droits fondamentaux ".

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