Europe : la razzia des groupes albanais

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En dix ans, des gangs albanais se sont emparés de nombreux marchés criminels en Europe de l'Ouest. Pour échapper à la police, ils sont désormais plus discrets, moins violents et font affaire avec d'anciens rivaux.

Chacun connaît Cosa Nostra ou la Camorra, issues d’Italie. Un autre groupe criminel s’est désormais hissé aux premiers rangs de la pègre mondiale, la " mafia albanaise ", dans lequel les services de police européens et américains voient une redoutable menace. Cette mafia est volontiers présentée comme extrêmement brutale, secrète et fondée sur une structure clanique dont les membres sont liés par le sang. Ses membres obéiraient au Kanun, un code ancestral sur lequel une partie de la culture albanaise est fondée et qui commande à un individu de restaurer l’honneur bafoué du groupe auquel il appartient, au besoin par la violence.

L’alibi du code ancestral

La réalité de la mafia albanaise est plus complexe et surtout plus évolutive que ces images. D’abord, parce que les activités de ses membres supposés sont en réalité très diverses et qu’il est hasardeux de les lier en un ensemble cohérent, depuis la contrebande de cigarettes dans les Balkans jusqu’au proxénétisme dans toute l’Europe, en passant par le vol de voitures, le cambriolage ou le trafic de drogue entre continents. Ensuite, parce qu’il n’est pas certain que les groupes criminels albanais d’aujourd’hui adhèrent réellement aux croyances anciennes. Les assassins utilisent en réalité le Kanun comme un alibi pour tenter de se donner une légitimité. Enfin, parce que les clans ont réalisé que, pour obtenir des profits réellement substantiels, il fallait sortir du cercle familial ou même albanais. Et nouer des accords avec d’autres réseaux. Une mue entamée au cours de deux dernières décennies.

Après la chute du régime communiste en Albanie en 1991, la détérioration de la situation du pays a provoqué un exode massif vers la Grèce, l’Italie, la Belgique..., ainsi que le développement d’activités criminelles, notamment le trafic d’êtres humains (migrants illégaux, prostituées) dans les Balkans, puis au-delà. " Le crime organisé albanais a crû de façon considérable entre 1998 et 2001. Cette période correspond à l’effondrement du système financier des "pyramides" 1 en Albanie et au conflit du Kosovo, observe Laurent Sartorius, représentant de la police fédérale belge. Ces deux événements ont provoqué une importante vague de migrations vers l’Europe de l’Ouest, vague dont des criminels ont profité pour s’implanter à l’étranger. " Comme d’autres responsables politiques dans les Balkans, les groupes armés nationalistes du Kosovo se sont liés à certains de ces groupes et se sont en partie financés grâce à des activités criminelles.

Les prostituées viennent essentiellement d’Europe de l’Est, du Brésil et de Russie

Lorsqu’ils s’implantent en Europe de l’Ouest, les groupes criminels albanais gardent d’abord une organisation comparable à celles qu’ils avaient dans les Balkans. Fondé une base familiale, très hiérarchisé, chacun est composé de 15 à 40 membres en moyenne et s’efforce d’imposer sa suprématie sur un territoire. Les éliminations physiques entre factions rivales sont fréquentes. Ces groupes trouvent dans la diaspora des recrues et des appuis. Comme l’explique Arben Tabaku, ancien expert auprès de la Mission européenne d’assistance à la police albanaise (Pameca), l’hostilité que suscitent souvent les communautés albanaises dans les pays où elles s’installent renforce les liens en leur sein. " Beaucoup de jeunes Albanais sans papiers qui ont émigré à l’Ouest n’avaient aucune qualification professionnelle et n’ont pas décroché d’emploi. Se sentant exclus en terre étrangère, ils ont vu dans les activités criminelles le seul moyen de s’en sortir. "

Diaspora solidaire

Les immigrés arrivés dans les années 1990 ont retrouvé en Europe de l’Ouest d’autres Albanais qui s’y étaient installés depuis 1970 et qui, au nom de la solidarité ethnique, leur apportent toujours un soutien, qu’ils soient délinquants ou pas. De ce fait, les groupes criminels qui se consacrent alors au cambriolage, au vol de cartes de crédit ou au proxénétisme, n’ont guère besoin alors de collaborer avec des groupes d’autres nationalités. Même si, à l’occasion, ils sont passeurs de drogues ou tueurs pour le compte des mafias italiennes, ils agissent de manière isolée, ce qui explique qu’ils soient perçus comme homogènes, hiérarchisés. Et aussi extrêmement violents. C’est par les armes qu’ils s’emparent de marchés criminels en Europe entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 et mettent la main en quelques mois sur le secteur de la prostitution dans certains quartiers de Londres.

Depuis 2003 cependant, les groupes criminels albanais connaissent, en Europe de l’Ouest et dans les Balkans, une mue progressive. Ayant imposé leur présence sur la scène criminelle, ils essaient désormais d’adopter un profil plus bas, car leur activisme a attiré sur eux l’attention de toutes les polices. Du coup, ils utilisent des femmes belges ou néerlandaises comme passeurs dans le trafic de drogue, par exemple. De même, outre-Atlantique, ils emploient des citoyens canadiens ou américains pour transporter la cocaïne, car ceux-ci n’ont pas besoin de visa pour se rendre à l’étranger. Ils ont aussi moins recours à la violence, du moins contre les policiers et les simples citoyens, afin de rendre leurs activités moins visibles. Dans le même esprit, ils ont investi dans le trafic de drogue ou le blanchiment d’argent, moins repérables et plus rémunérateurs que le proxénétisme. En revanche, la violence entre groupes rivaux, ou celle qu’ils exercent contre les victimes albanaises de leurs trafics, reste très élevée. Cette évolution vers de nouveaux secteurs d’activité et horizons géographiques les a amenés à de plus en plus sortir du cercle familial et à établir de fortes relations avec d’autres groupes criminels, même si le noyau du groupe reste généralement albanais. Ainsi, pour faire venir la cocaïne d’Amérique latine, ils collaborent avec des organisations colombiennes ou vénézuéliennes. Pour l’héroïne d’Asie, avec des groupes turcs...

Leurs structures aussi ont changé. Ils ont développé des organisations en réseaux plus fluides et flexibles, beaucoup moins hiérarchisées. Des fractions de ces réseaux sont maintenant spécialisées dans des activités spécifiques : transports pour les uns, fabrication de faux documents pour les autres... Les statistiques policières de 2005 et 2006 de certains pays européens montrent que le nombre de groupes criminels identifiés comme albanais a baissé. Mais il faut manier ces chiffres avec prudence, car beaucoup d’Albanais arrivés dans les années 1990 ont obtenu aujourd’hui la nationalité du pays où ils résident. Les groupes criminels albanais se comportent désormais en opérateurs économiques, soucieux comme toute firme d’étendre leurs réseaux dans toute l’Europe et au-delà. Et leurs structures très sophistiquées les rendent bien plus difficiles à infiltrer pour les services de police.

  • 1. En 1996-1997, un système de spéculation financière dans lequel de très nombreux Albanais avaient investi s’est effondré, provoquant de graves troubles sociaux.

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