Guinée-Bissau : la coke dope le pouvoir

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Les côtes bissau-guinéennes sont devenues une plaque tournante pour le transit de la cocaïne latino-américaine vers l'Europe. Principaux suspects : des chefs militaires qui disputent le pouvoir aux civils depuis l'indépendance.

Depuis le milieu des années 2000, plusieurs affaires spectaculaires ont mis la Guinée-Bissau, petit pays d’Afrique de l’Ouest, sur la carte mondiale du trafic de cocaïne. Ainsi, en juillet 2008, lorsqu’un avion civil en provenance du Venezuela atterrit sur l’aérodrome militaire de la capitale, Bissau, les militaires n’autorisent son inspection par les douaniers et les agents de la police judiciaire qu’après avoir déchargé sa cargaison et l’avoir mise de côté. Au lieu des médicaments annoncés, l’avion transportait 600 kg de cocaïne. L’épisode semble bien illustrer l’avertissement émis en décembre 2007 par l’ONUDC, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime : l’Afrique de l’Ouest est " attaquée ", et des pays comme la Guinée-Bissau sont susceptibles d’être " capturés par des réseaux criminels locaux ou étrangers en cheville avec des responsables politiques ", voire de s’effondrer.

Peu après, les clichés sensationnalistes du photographe Marco Vernaschi, publiés dans la presse internationale, semblent confirmer la dérive du pays vers une sorte de " gang-land ". L’assassinat, en mars 2009, du président Nino Vieira et celui, quelques heures après, de son chef d’état-major général ont souvent été interprétés comme des effets des luttes autour de la drogue. Alors que la Guinée-Bissau était isolée diplomatiquement depuis le conflit politico-militaire qui avait ravagé la capitale en 1998-1999 et la présidence catastrophique de Kumba Yala (2000-2003), l’inquiétude suscite une prise en charge internationale d’une intensité inédite.

Justice démotivée

Si les images fascinent, il n’est certes pas simple d’établir les faits, car les sources fiables sont rares. Ainsi, les trafiquants latino-américains supposés et leurs contacts locaux (y compris parmi l’armée) qui avaient été arrêtés ont tous été libérés par la justice bissau-guinéenne, et les cargaisons de drogues saisies ont souvent disparu. Quant à la police judiciaire du pays, soutenue par les bailleurs étrangers, mais démoralisée par l’impunité et les menaces des militaires liés au trafic, elle semble avoir perdu l’appétit de la lutte. Il est difficile d’y voir clair aussi parce que les accusations d’implication dans le trafic sont devenues des instruments dans la lutte politique à Bissau : par blogs et médias interposés, les acteurs politiques s’accusent mutuellement, en tentant de décrédibiliser leurs adversaires aux yeux des bailleurs de fonds du pays.

Pays en crise prolongée

Les symptômes ne manquent cependant pas. Depuis le milieu des années 2000, de plus en plus de " mules " (passeurs) bissau-guinéennes sont arrêtées en Europe, à travers l’Afrique de l’Ouest et au Brésil. Par ailleurs, la consommation de dérivés de cocaïne se développe à Bissau. Le pays est bien une escale sur les nouvelles routes vers l’Europe qu’explorent les trafiquants colombiens et vénézuéliens sous l’effet combiné de la montée de la concurrence mexicaine sur le marché américain, des succès de la lutte antidrogue dans les Caraïbes, de la hausse de la consommation de la cocaïne et de son prix en Europe, mais aussi de l’appréciation de l’euro face au dollar... Sans doute, aux yeux des trafiquants, la Guinée-Bissau, pays en crise prolongée, doté d’un Etat incapable de payer ses agents publics sérieusement et régulièrement, d’un réseau d’aérodromes hérité de la guerre d’indépendance contre le Portugal (1956-1974) mais sans moyens de contrôle aérien, d’une façade maritime compliquée a pu sembler particulièrement aisée à pénétrer : bateaux et avions y amènent la marchandise en gros, puis celle-ci remonte vers l’Europe, soit en avion par des mules, soit en quantités plus importantes par la route, à travers le Sahara et le Maghreb, ou bien par bateau. Selon l’ONUDC, entre 2005 et 2007, pas moins de 33 tonnes ont été interceptées entre l’Afrique et l’Europe. Un peu plus d’un quart de la coke consommée en Europe passerait par l’Afrique. Comme l’a souligné le chercheur Stephen Ellis 1, l’histoire du trafic en Afrique de l’Ouest est plus longue et sa géographie plus vaste : dès les années 1980, les trafiquants latino-américains et asiatiques ont utilisé la région pour atteindre le marché européen. Les réseaux nigérians qui, jusque-là, avaient profité de leur diaspora et des solides infrastructures physiques et financières du Nigeria pour approvisionner l’Europe en cannabis, étaient entrés alors dans le trafic de la cocaïne et de l’héroïne. Des trafiquants ghanéens et sénégalais, eux aussi connectés sur des diasporas importantes, avaient suivi.

La diversification des acteurs tient aussi à la logique du trafic : pour échapper aux contrôles, les trafiquants sont sans cesse à la recherche des " bons " passeports et des " bonnes " routes, c’est-à-dire les moins contrôlés. Les réseaux noués ainsi sont donc multinationaux et changeants. Ils fonctionnent dans les deux sens, et l’on voit déjà des Bissau-Guinéens remonter la filière, allant se fournir en Amérique latine pour mettre en place leurs propres structures.

La Guinée-Bissau ne fait donc qu’entrer à son tour dans la danse ouest-africaine. Peut-être doit-on s’interroger sur la coïncidence entre cette entrée tardive et le retour à la tête du pays de Nino Vieira, qui en avait été chassé en 1999, après presque vingt ans de pouvoir, par une révolte militaire. Six ans plus tard, en 2005, Vieira avait finalement réussi à convaincre les militaires de le laisser regagner le pays et avait remporté l’élection présidentielle. D’aucuns se demandent si Vieira n’a pas rallié le soutien d’une partie au moins de l’armée en la " branchant " sur le trafic de drogue. N’était-il d’ailleurs pas un allié de celui qui présidait alors la Guinée Conakry, Lansana Conté, lui-même très fortement soupçonné d’être impliqué dans le trafic ? Arrêté après la mort de Conté, en 2008, son propre fils a reconnu son implication.

Une partie de la cocaïne andine (Colombie, Pérou, Bolivie, Equateur...) part vers l’Europe via l’Afrique de l’Ouest

Dans les années 1980 et 1990 déjà, à travers l’Afrique de l’Ouest, on avait pu observer la connexion entre pouvoir d’Etat, politique et drogue : des ambassadeurs, des hommes politiques et des parents de plusieurs chefs d’Etat avaient été soupçonnés, et parfois arrêtés. Dans bien des Etats africains en proie aux difficultés de la démocratisation, de l’ajustement structurel ou des conflits armés, s’est dessinée une tendance à la criminalisation du politique et de l’économique. En Guinée-Bissau, il est probable que la récente progression des ventes à l’étranger de noix de cajou, principal produit d’export du pays, doit quelque chose à l’argent frais mis en circulation par les trafiquants, tout comme l’augmentation des transferts des migrants, dont certains opèrent comme revendeurs en Europe. Ainsi, alors que l’accès au crédit reste difficile, le blanchiment des profits de la drogue peut stimuler l’économie... Enfin, il est évident que, sans en être le moteur, la cocaïne joue un rôle dans les jeux politiques à Bissau. C’est en redistribuant l’argent du trafic que certains hauts responsables militaires ont pu se constituer des fiefs de fidèles au sein de l’armée et marquer leur autonomie par rapport aux autorités politiques : même la dépendance de l’Etat envers ses bailleurs de fonds et les accusations directes formulées par les Etats-Unis en avril dernier contre l’amiral José Bubo na Tchuto ne l’ont pas empêché de récupérer ses fonctions de chef d’état-major de la marine bissau-guinéenne en octobre, grâce à la pression des casernes... Mais l’influence des chefs des armées tient aussi au fait qu’ils expriment la critique d’une classe militaire sûre de sa légitimité historique, héritée notamment de la guerre d’indépendance, envers un pouvoir civil qui les a déçus.

  • 1. " West Africa’s International Drug Trade ", African Affairs, vol. 108, no 431, 2009.

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