Déchets électroniques : les décharges du recyclage sauvage

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Plutôt que de retraiter le matériel électronique usagé, des entreprises l'envoient clandestinement dans les pays en développement. Ces produits contenant des substances dangereuses sont ainsi dépecés à mains nues mais à moindre coût.

C’est un produit dérivé bien peu visible de l’âge de l’information. Chaque année, une montagne de déchets électroniques (" e-déchets ") s’accumule sur la planète : ordinateurs, téléphones portables, magnétoscopes, consoles de jeux vidéo... Il est difficile d’en évaluer exactement le volume, mais des études réalisées en 2006 l’estimaient à 7 millions de tonnes par an pour les seuls Etats-Unis. Selon des recherches récentes du Pnue (Programme des Nations unies pour l’environnement), les 27 pays de l’Union européenne en produisent de 8 à 9 millions de tonnes par an. Et que le volume mondial augmente de 40 millions chaque année, ce qui fait en la catégorie de déchets à la croissance la plus forte 1.

" Externalisation du risque "

Ces e-déchets constituent une lourde menace pour la santé humaine et pour l’environnement. Un ordinateur ou une télévision renferme entre 1,8 et 3,6 kg de plomb. Une étude a montré que les 315 millions d’ordinateurs qui sont devenus obsolètes aux Etats-Unis en huit ans ont produit 544 800 tonnes de plomb 2. Les e-déchets contiennent aussi des substances toxiques, telles que de l’arsenic, du cadmium, du mercure, du chrome hexavalent. Or la plupart des déchets électroniques produits en Europe, aux Etats-Unis et au Canada sont expédiés par bateau en Afrique et en Asie. Un transfert que les pays riches qualifient d’" externalisation du risque "...

L’existence de décharges illégales a été démontrée en Chine, au Ghana, en Inde, en Indonésie, au Nigeria, au Pakistan, aux Philippines, au Vietnam. Démanteler ces matériels pour en extraire de manière sécurisée les substances dangereuses mais potentiellement utiles, puis recycler ce qui peut l’être du reste est coûteux en effet. Aux Etats-Unis, extraire de façon appropriée le plomb d’un simple écran revient à 18 dollars environ. Et le traitement complet d’un ordinateur dans une unité de recyclage peut monter jusqu’à 50 dollars. Même si l’on déniche un prestataire à 20 dollars seulement, mais qu’en face un courtier vous rachète l’ordinateur usagé pour 15 dollars, la différence est de 35 dollars l’unité. Et le courtier en exportant les e-déchets réalise lui aussi un large profit, car si les pays en développement ont peu de capacités pour les traiter correctement, il y a chez eux une forte demande pour les matières premières, y compris toxiques, qu’ils contiennent. Et tandis que, dans les pays développés, le recyclage est soumis à des réglementations très strictes, dans la plupart des pays en développement, il est réalisé par des trieurs de déchets qui cassent et brûlent les équipements électroniques sur les décharges sans protection contre les produits chimiques ni pour eux-mêmes ni pour l’environnement. Des intermédiaires revendent ensuite ce qu’ils ont extrait. Les industriels locaux producteurs de matériels électroniques, en Chine et en Inde notamment, font probablement partie des acquéreurs, car les matières ainsi achetées reviennent moins cher que par la voie normale de l’extraction minière.

Les touristes du déchet

La circulation mondiale des déchets est également facilitée par le déséquilibre des échanges maritimes. Alors que les biens de consommation produits au Sud naviguent vers le Nord, au retour les transporteurs sont prêts à offrir des tarifs peu élevés pour le fret dans des bateaux qui sinon rentreraient à vide en Asie ou en Afrique. Les Etats-Unis, l’Union européenne et le Canada disposent bien de réglementations visant à interdire le transport de déchets électroniques vers des pays qui ne sont pas équipés pour les traiter, mais les trafiquants ont appris à les contourner. Ils mélangent, par exemple, les e-déchets à une plus petite quantité de matériels électroniques usagés mais encore vendables sur le marché d’occasion et qui peuvent donc être exportés en toute légalité. Ou ils enregistrent de manière frauduleuse les e-déchets exportés. Enfin, ils changent rapidement de port de transit, en fonction des saisies effectuées par les douanes dans l’un ou l’autre.

Des groupes criminels organisés sont à l’oeuvre dans ces trafics, comme ils l’ont été de très longue date dans l’industrie des déchets au plan national, en Europe et aux Etats-Unis. Sous couvert d’entreprises légales, de tels groupes ont créé des décharges sauvages dans des zones rurales isolées, par exemple. Grâce à la mondialisation et à l’ouverture progressive des frontières au commerce, ils ont internationalisé leur activité. La Camorra napolitaine, notamment, est soupçonnée d’avoir entreposé des déchets radioactifs en Somalie.

La chaîne d’approvisionnement très sophistiquée des e-déchets à l’échelle mondiale, ainsi que les volumes concernés montrent que des groupes criminels structurés à l’échelle transnationale sont au centre de ce nouveau trafic. Il peut s’agir des groupes spécialisés ou d’autres déjà actifs dans divers domaines. Des organisations qui sont capables de déplacer de la drogue, des armes, des êtres humains... d’un bout à l’autre de la planète, avec un faible risque de détection, disposent en effet de l’expertise et des ressources nécessaires pour se placer sur un marché aussi profitable que les e-déchets. Les études d’Interpol 3 signalent aussi que des réseaux de plus petite taille utilisent des " touristes du déchet ", de simples particuliers qui, sous couvert d’un voyage d’agrément, se rendent en Europe et y achètent des matériels usagés pour les faire expédier dans leur pays d’origine. Comme ils rentrent chez eux avant la cargaison, ils sont difficiles à appréhender, même en cas de saisie des produits.

Recyclage intégré

Combattre le trafic de tels produits exige d’alerter les consommateurs, les entreprises et les pouvoirs publics sur la réalité de ce danger. Plus fondamentalement, les fabricants de matériels électroniques doivent réduire la quantité de matières toxiques dans leurs produits. De plus en plus de gouvernements exigent que les industriels développent des matériels plus faciles à recycler et que le coût du recyclage soit intégré dans le prix de vente. Mais de telles réglementations devraient être adoptées au niveau mondial pour éviter que les pays les moins scrupuleux ne tirent profit de leurs prix de vente moins élevés. Une autre approche, développée en Malaisie par exemple, consiste pour les pays du Sud à investir dans des installations sécurisées de recyclage.

Détecter les cargaisons

De leur côté, les différents services chargés de la défense de l’environnement aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe soulignent la nécessité d’enquêtes conjointes pour empêcher le trafic. Mais les services de police et de douanes peuvent-ils vraiment localiser des chargements de déchets électroniques au milieu de toutes les cargaisons qui circulent aujourd’hui sur les océans ? L’Agence de l’environnement du Royaume-Uni utilise pour ce faire plusieurs " indicateurs de risque " : poids déclaré de la cargaison par rapport à ce qu’elle est censée renfermer, passage répété par des ports connus pour être des places de trafic, utilisation de compagnies ayant déjà fait l’objet de saisies... Les responsables de l’Agence affirment que, grâce à cette combinaison d’indicateurs, ils trouvent presque à coup sûr des déchets électroniques dans les cargaisons identifiées. Il reste reproduire ce type de méthodes dans les différents pays à l’origine du trafic pour freiner l’exportation de e-déchets toxiques vers des décharges d’Afrique ou d’Asie.

  • 1. Sur ce point et pour plus de détails, voir " Transnational White-Collar Crime and Risk ", C. Gibbs, E. McGarrell et M. Axelrod, Criminology and Public Policy, vol. 9, no 3, 2010, ainsi que le rapport d’Interpol Pollution Crime Working Group, Electronic Waste and Organised Crime : Assessing the Links, Phase II, 2009.
  • 2. Resisting Global Toxics, David N. Pellow, MIT Press, 2007.
  • 3. Voir le rapport d’Interpol, note 1.

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