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Berlin : les "Mères de quartier" héroïnes de l’intégration

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Au sein d'un quartier cosmopolite, des femmes d'origine étrangère, médiatrices sociales entre les familles immigrées et les institutions, aident leurs pairs à se prendre en charge tout en se formant elles-mêmes.

Devant la lourde silhouette de la mairie du quartier berlinois de Neukölln, Yasmin, Nesrin et Perwin, trois femmes d’origines turque et kurde, posent pour le photographe d’une revue féminine qui consacre un dossier à ces nouvelles héroïnes de l’intégration et au projet pour lequel elles travaillent : l’association des " Mères de quartier " (Stadtteilmutter). Né en 2004, ce réseau qui emploie 180 femmes issues de l’immigration est soutenu par l’association d’aide sociale des Eglises protestantes, la ville de Berlin, la mairie d’arrondissement et l’Agence pour l’emploi. Trente heures par semaine, ces Mères de quartier aident d’autres femmes migrantes à gérer leurs problèmes quotidiens. Le projet est aujourd’hui repris dans d’autres villes d’Allemagne et a reçu en 2008 un prix attribué par Metropolis, association mondiale des grandes métropoles.

Près de la moitié des 300 000 habitants de Neukölln sont d’origine étrangère, un quart vit de l’aide sociale et la délinquance juvénile y est élevée. Les problèmes du quartier ont d’ailleurs inspiré l’ancien sénateur berlinois Thilo Sarrazin pour son récent ouvrage, L’Allemagne se détruit, à l’origine d’une polémique sur l’intégration et la place de l’islam.

Stadtteilmutter a été créée à l’initiative de l’association d’aide sociale des Eglises protestantes, après une conférence sur les difficultés de l’enfance à Neukölln, organisée en 2000. La connaissance insuffisante de l’allemand par les enfants (un enfant sur six à Berlin en primaire, et presque la moitié pour les enfants issus de l’immigration turque et arabe) avait été mise en exergue, avec toutes ses conséquences sur leurs probabilités de réussite scolaire. Le projet des Mères de quartier a trois objectifs : mieux approcher les milieux migrants grâce au contact privilégié entre femmes de même langue et de même culture, démultiplier les effets sur tout le groupe concerné en s’appuyant sur le rôle prescripteur des femmes dans l’espace familial, favoriser enfin le désenclavement social des stadtteilmutter elles-mêmes.

Au plus près du terrain

" Pour devenir une stadtteilmutter, il faut recevoir l’aide sociale, avoir des enfants, habiter dans le quartier et parler correctement l’allemand en plus de sa langue maternelle ", précise Nermin Dutra-Silva, responsable du projet. " Pendant les six mois de notre formation, nous avons abordé l’apprentissage de l’allemand, le fonctionnement du système scolaire, la prévention sanitaire, l’équilibre alimentaire, le développement psychomoteur des enfants et même la sexualité ", énumère Nesrin, une stadtteilmutter engagée pour trois ans et demi avec un revenu mensuel de 850 euros net. Elle partage son temps de travail entre les visites aux familles mais aussi dans les écoles, pour nouer le contact avec d’autres mères, et les réunions d’équipe.

Enseignants désemparés

" La première fois que nous venons dans une famille, le mari, la belle-mère ou les grands-parents de la femme sont souvent présents, pour contrôler, et aussi par curiosité. Mais il est rare que l’on ne souhaite pas nous revoir, explique Yasmin, née à Berlin d’un père turc et d’une mère allemande. Contrairement aux idées reçues, la plupart des familles que nous rencontrons ne sont pas des familles à problèmes. Disons qu’elles ont des difficultés d’accès à l’information et posent beaucoup de questions sur le choix d’une maternelle, l’accès des enfants à Internet ou le bilinguisme, par exemple. " Il arrive aussi que le port du voile pendant les cours de sport pose problème : " Dans ce cas, nous établissons le contact entre les maîtres et la famille. Mais nous évitons d’être présentes quand la rencontre a lieu ", précise-t-elle. Si le réseau et l’action des statdtteilmutter se limitent à leurs zones géographiques et à leurs groupes sociaux, le contact avec le milieu enseignant est très prometteur : les enseignants allemands n’ont jamais été formés à recevoir une population immigrée et ils sont souvent désemparés. Les connaissances des statdtteilmutter sont alors irremplaçables. En six ans, elles ont pu toucher près de 3 000 familles.

Zoom France : ringardiser les préjugés

" Le projet est né d’une indignation personnelle pendant les émeutes de 2005, se souvient Rokhaya Diallo, jeune (32 ans) et déjà médiatique présidente des Indivisibles. Avec des amis, nous étions consternés de voir que les médias et les politiques lisaient ces événements à travers un prisme ethnique et religieux. Quand Nicolas Sarkozy a envoyé des religieux pour émettre une fatwa [un avis juridique, ndlr] qui condamne les violences, c’était complètement à côté de la plaque. On enfermait les jeunes dans leur appartenance supposée à l’islam. Il nous est apparu nécessaire de proposer un contre-discours. "

Cette réaction aboutit en 2007 à la création des Indivisibles par un groupe de toutes origines. " Notre objectif se distingue des organisations antiracistes. Nous ne voulons pas dénoncer les discriminations, mais agir sur les préjugés qui en sont à l’origine. " Une charte est rédigée qui prend à contre-pied une conception ethnoconfessionnelle de l’identité française : " être Français, ça ne se voit pas ! "

L’humour est la marque de fabrique des Indivisibles. Ils entendent traiter par la dérision les a priori et la difficulté répandue dans la société française à aborder tout ce qui touche à l’origine, à la couleur de peau, à la religion. L’association recourt à des outils pédagogiques simples, comme de petites séquences d’animation pour rire des idées reçues ordinaires : " Toi, une Arabe, tu écoutes Georges Brassens ? "

Visibles sur son site Internet 1, diffusées durant des animations en milieu scolaire, elles devraient bientôt trouver un canal de diffusion à la télévision. Derrière ce ton léger, une volonté : " Ringardiser une conception crispée de l’identité nationale alors que la France est déjà entrée dans une réalité pluriculturelle. " Avec des universitaires, comme l’historien François Durpaire, Rokhaya Diallo a contribué à un " Appel pour une République multiculturelle et postraciale " qui rassemble cent propositions 2.

Les Indivisibles décernent aussi depuis deux ans les Y’a bon Awards aux déclarations les plus lourdes de préjugés racistes. " En collectant les propos, on réalise que ce sont loin d’être des dérapages. La vision cohérente d’une France blanche et catholique envahie par une horde de musulmans est bien installée dans les esprits. "

Le premier rapport d’évaluation publié en 2008 relève " une importante progression des connaissances du groupe cible [les familles concernées, ndlr] dans les domaines concernant l’éducation, l’école et la santé ". Le renforcement de la confiance en soi est aussi très net et " a conduit dans bien des cas à développer une attitude active face à l’éducation des enfants ". Mais le groupe qui, selon le rapport, a le plus progressé est sans nul doute celui des Mères de quartier elles-mêmes.

Bien qu’ayant terminé son contrat, Perwin, originaire du Kurdistan irakien, continue de s’engager dans le projet. Elle travaille aussi pour une association qui organise des visites du quartier. " Les liens créés avec les familles ne disparaissent pas ", garantit la jeune femme qui se réjouit de participer au prochain module de formation demandé par les stadtteilmutter elles-mêmes. Au programme : éducation politique ! Car ces migrantes ont redécouvert le pouvoir de la parole et ne veulent plus s’en priver. Perwin et Yasmin, toutes deux de nationalité allemande, sourient à l’idée qu’un jour, peut-être, elles entreront au conseil municipal d’arrondissement.

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