L’empire ottoman contre-attaque

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La diffusion dans le monde arabe de feuilletons turcs, bien qu'adaptés ou partiellement censurés, cristallise les aspirations de nombre de femmes dans les sociétés musulmanes, au grand dam des chefs religieux.

Le 30 août 2008, pas moins de 85 millions de téléspectateurs arabes sont restés collés à leur petit écran pour l’épisode final de Noor. Une série venue de Turquie dont la diffusion dans ce pays par la chaîne Kanal D, sous le titre originel de Gümüs (" argent ), avait pourtant peu marqué les esprits... Les deux acteurs principaux de la série, Kivanç Tatlitug qui incarne le beau Muhannad et Sungul Oden qui campe la jolie Noor, sont devenus aujourd’hui de véritables icônes dans l’ensemble du Machreq et du Maghreb où l’engouement pour les séries turques constitue un phénomène de société. Quel que soit le succès des musalsalat (ou feuilletons) arabes, la région a toujours accordé une grande importance aux productions venues d’ailleurs : Hollywood, Bollywood, telenovelas latino-américaines... L’exceptionnelle réussite des soap-opéras turcs, dont Noor est l’emblème, marque cependant un séisme médiatique.

Public féminin et jeune

C’est en 2007 que le géant des médias MBC (Middle East Broadcasting) commence la diffusion de séries turques doublées en arabe dialectal syrien (voir Repères), avec Iklil al Ward (" Couronne de fleurs "). Le feuilleton connaît un succès relatif qui mène à l’achat de plusieurs autres séries du même genre. En février 2008, Sanawat al Dayaa’ (" Les années perdues ") est lancé sur sa première chaîne, MBC 1 (généraliste), du mercredi au samedi à 16 heures (GMT). Dès le printemps, la presse constate l’attrait des spectateurs arabes. On commence à télécharger la bande originale de la série et à suivre celle-ci autant à la maison que dans les cafés, lieu de socialisation important dans le monde arabe. MBC décide d’ajouter Noor à 14 heures (GMT), sur MBC 1. Les deux feuilletons connaissent un grand succès. Fin avril, ils sont donc transférés en prime time. Noor est déplacé sur MBC 4 qui vise surtout un public féminin, à 21h30 (GMT), avant le film de la soirée. Sanawat al Dayaa’ est maintenu sur MBC 1 mais à 19 heures, pour permettre au spectateur de regarder consécutivement les deux séries - rediffusées deux fois par jour. En juillet 2008, MBC inaugure une chaîne pay per view (vidéo à la demande) rediffusant exclusivement des séries turques.

Des villas aux camps de réfugiés

L’ampleur du phénomène Noor est confirmée par une explosion d’audimat. Rien qu’en Arabie Saoudite, MBC compte environ 3 à 4 millions de téléspectateurs par jour, sur une population d’à peu près 28 millions. Dès le mois de mai, plusieurs journaux constatent que l’heure de diffusion de Noor constitue un moment familial d’échange entre générations, même dans des sociétés aussi conservatrices que l’Arabie Saoudite.

Du dénuement des camps de réfugiés du Darfour à l’enfermement des villas de Ryad, ces tendances sont partagées dans l’ensemble du monde arabe, fournissant de la matière aux journaux : en Irak, on " s’arrache les magazines parlant de Noor ", en Jordanie on souffre " d’addiction " et la société syrienne est " prise d’assaut par les séries turques ". Dans les Territoires palestiniens, pour contourner les fréquentes coupures d’électricité, les spectateurs règlent leurs générateurs électriques de telle sorte qu’ils marchent lors de la diffusion.

On observe l’affluence de nouveaux-nés appelés Noor ou Muhannad dans les maternités saoudiennes et palesti- niennes, ainsi que la multiplication des débats sur la série, à la télévision comme sur les réseaux sociaux d’internet. Sans compter une déferlante de produits " Noor " et " Muhannad ", allant des posters aux T-shirts en passant par les chips. Des feuilletons turcs auparavant diffusés sur les chaînes satellitaires sont rachetés par les chaînes nationales. MBC, de son côté, poursuit l’importation de nouvelles séries très suivies tel Wa Tamdi al Ayam (" Les journées passent ") ou Al Ishq al Mamnou’ (" Amours interdites ").

Bien qu’elle ne se limite pas aux femmes, la " Noormania " est un phénomène essentiellement féminin. Selon Mazen Hayek, responsable de MBC, " 85 millions de spectateurs de plus de 15 ans des deux sexes, dont 50 millions de femmes du Moyen-Orient et du Maghreb ", auraient suivi le dernier épisode de Noor. Et " 67 millions de téléspectateurs (dont 39 millions de femmes) pour Sanawat al Daya’, soit plus d’un tiers des femmes ayant la majorité dans le monde arabe. "

Noor est une histoire d’amour complexe entre Muhannad (Kivanç Tatlitug), un jeune businessman d’une famille riche d’Istanbul, et Noor (Sungul Oden), une jeune femme d’un milieu modeste. Il combine une série d’intrigues superposées et une communauté de personnages en relation complexe les uns avec les autres : Noor doit lutter pour obtenir l’amour de son mari, mais aussi s’imposer dans le monde du travail et la haute société où elle doit affronter de nombreux obstacles qui vont de sa belle mère à la collègue (et amante) de son mari. Autant de problèmes auxquelles de nombreuses femmes arabes sont confrontées quotidiennement.

Pas des " desperate housewives "

Car contrairement à l’image qui a longtemps dominé les feuilletons égyptiens des années 1990, les protagonistes féminins des séries turques n’ont rien de " desperate housewives ". Souvent financièrement indépendantes, ce sont des femmes actives et modernes. Surtout, les séries turques sont une représentation de sociétés musulmanes, et c’est ce qui distingue Noor des personnages des telenovelas latino-américaines. Epouses et mères modèles au sein de ces sociétés, les héroïnes des séries turques parviennent à surmonter les violences dont elles sont victimes dans leur couple, à concilier vie familiale et professionnelle... Elles représentent un modèle auquel beaucoup de femmes arabes s’identifient ou aspirent.

Autre facteur du succès de Noor : le séduisant mannequin Kivanç Tatlitug. Ses traits occidentaux, son rôle de mari romantique et sexy lui ont valu le surnom de " Brad Pitt du Moyen-Orient ". Au-delà du physique avantageux, les femmes arabes comparent son comportement à celui de leur propre mari, et réclament une plus grande place au romantisme, au respect mutuel. Car bien que le mariage de Noor et Muhannad soit arrangé, pratique communément admise dans les sociétés arabes, les deux époux forment un couple moderne et qui évolue. Malgré les obstacles, divorces et remariages, ils réussissent, par le compromis et le dialogue, à entretenir une relation égalitaire le long des 145 épisodes. C’est ce respect mutuel que vont alors rechercher les spectatrices arabes. Plusieurs cas de divorce sont même recensés dans la région. Dans certains cas, il s’agit de répudiations par le mari, jaloux de Muhannad. Dans d’autres c’est la femme qui, comme Noor, impose des ultimatums et réclame le divorce. La série est un détonateur de tensions matrimoniales et sexuelles latentes dans une région régie par un code moral strict.

Noor ou Sanawat al Dayaa’ possèdent un autre atout : la turkish touch. Les séries véhiculent une identité et des valeurs culturelles qui permettent à la spectatrice arabe de s’identifier, tant à la série qu’à ses protagonistes. Le modèle oriental de la famille, présidée par un chef, est central dans la mise en scène. Enfants, petits-enfants, frères, soeurs et cousins se retrouvent souvent autour d’un café turc à l’occasion de rencontres familiales.

De la traduction à l’adaptation

Mais Noor a aussi ses opposants : l’alcool, l’avortement, les viols et le sexe avant le mariage sont des sujets que la série turque aborde et qui mécontentent l’establishment religieux arabe. Le doublage syrien ne s’est d’ailleurs pas contenté de traduire, il a aussi adapté. La série était initialement composée de 154 épisodes d’une heure, mais a été réduite à des épisodes de 45 minutes. MBC a censuré des scènes érotiques considérées incompatibles avec les moeurs de la région. Ce n’est pas suffisant aux yeux du grand mufti d’Arabie Saoudite, le sheikh Abdul Aziz Al-Asheikh, voix officielle du régime, qui interdit de regarder les séries représentant la " laïcité turque prenant d’assaut la société saoudienne ". Et le sheikh Saleh al-Lohaidan, président des tribunaux islamiques saoudiens, appelle à l’" exécution de ceux qui détiennent des chaînes satellitaires diffusant des programmes indécents ".

Ces condamnations n’empêchent pas les spectatrices de continuer à suivre les séries turques. Car c’est justement la proximité culturelle avec la Turquie qui leur permet de faire abstraction du contenu non-conforme aux moeurs de la région. Les personnages sont avant tout perçus comme musulmans. Les images de mosquées ou de versets coraniques sur les murs, la présence de personnages jeûnant pendant le mois de ramadan ou portant le voile permettent d’atténuer aux yeux de certaines spectatrices le manque de moralité. Ils rendent acceptables ce qui ne le serait pas dans une série mexicaine.

Soif de changements sociaux

Les soap-opéras made in Turkey sont aujourd’hui un produit majeur d’exportation de l’économie turque qui permet de reconsidérer de l’image du pays, devenu destination majeure du tourisme arabe. Le doublage en dialecte syrien permet de redécouvrir un voisin que les différends culturels avaient séparé, le nationalisme et l’identité arabe s’étant construits contre l’hégémonie culturelle turque. Mais les succès des feuilletons poussent aussi certains journalistes à parler d’un retour de " l’hégémonie turque " et à s’indigner d’une " aliénation télévisée " alors qu’Ankara fait preuve par ailleurs d’un nouvel activisme dans la vie politique arabe.

La consécration des soap-opéras à la turque a constitué un réveil brutal pour une industrie du divertissement arabe longtemps dominée par les acteurs étatiques. Aujourd’hui, l’espace médiatique de la région voit la naissance régulière de nouvelles chaînes satellitaires et d’importants empires médiatiques se sont constitués. Essentiellement détenus par des capitaux de monarchies traditionnelles du Golfe, ils obligent à un certain conservatisme et à un code moral strict dans les musalsalats arabes, alors que parallèlement, le succès de séries comme Noor dévoile la soif de changements sociaux d’une population essentiellement composée de moins de 30 ans.

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