Le dialecte, "détail" qui fait toute la différence

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Langue de doublage des séries américaines dans le monde arabe, l'arabe standard n'était pas assez en phase avec le quotidien des spectateurs. En misant, en 2007, sur la diffusion de séries turques doublées en dialecte syrien, le groupe MBC a gagné un pari lucratif.

C’est vers la fin des années 1970 que le doublage d’oeuvres télévisées a commencé dans le monde arabe. Il s’agissait en l’occurrence de mangas et de dessins animés comme Maya l’abeille (Al Nahla Zeina). Le doublage avait lieu en Jordanie dans un arabe standard simplifié (lire Repères, p. 17), avec un accent d’arabe du Machreq (Levant). Le monde arabe, et surtout l’Egypte, ne produisaient pas de dessins animés à l’époque. Il n’y avait donc pas concurrence avec l’industrie locale. Les feuilletons télé, essentiellement américains, étaient sous-titrés en arabe, comme c’était le cas des films depuis les débuts du cinéma. Vu le taux élevé d’analphabétisme, ce sous-titrage limitait l’audience à une élite relative et les classes populaires constituaient ainsi un public captif des productions égyptiennes.

Zoom Repères : les dialectes

C’est sur la base du Coran, où Allah s’exprime dans un arabe " miraculeux ", qu’a été forgé le nahw (grammaire) au VIIIe siècle, permettant de comprendre le texte sacré. Mais les populations locales y ont mélangé leurs dialectes. Au fil des siècles, ceux-ci s’imposent dans le quotidien, l’arabe littéral devenant la langue liturgique. Les dialectes appartiennent à de plus grandes catégories : égyptien, levantin, irakien, golfiote et maghrébin.

Au XIXe siècle est lancé un mouvement de modernisation de la langue arabe classique. Des intellectuels de plusieurs pays simplifient la syntaxe. Avec l’arrivée de la presse, des règles de grammaires sont négligées, des néologismes apparaissent. Ainsi naît l’arabe standard, pratiqué par les médias, mais longtemps aussi dans le doublage de séries télévisées. Les dialectes égyptien et levantin sont aujourd’hui les plus répandus au-delà de leurs frontières, notamment grâce aux feuilletons télévisés. L’arabe maghrébin reste difficilement exportable et l’arabe golfiote se limite aussi à la péninsule.

Vers la fin des années 1980 cependant, avec l’explosion des télévisions nationales arabes et la multiplication des chaînes, les feuilletons égyptiens qui régnaient en maîtres n’ont plus suffi plus à remplir les programmes. Il a fallu se tourner vers les telenovelas sud-américaines. Et les doubler, car si jusque-là, les élites arabes suivaient volontiers les feuilletons américains en version originale, ceux qui maîtrisaient l’espagnol ou le portugais étaient rares. Comme pour les dessins animés, on a opté pour l’arabe standard - le dialecte égyptien, de Haute-Egypte ou des paysans du Delta ne semblait pas adapté aux situations d’Amérique latine.

L’arabe standard, que la plupart des Arabes comprennent mais ne parlent pas, paraissait mieux convenir, du fait qu’il était relativement éloigné des dialectes, au point de sembler quasiment une langue étrangère.

Ecart de registre

Ce n’est qu’avec la naissance des chaînes de télévision satellitaires, au milieu des années 1990, que l’Egypte, qui regardait avec suffisance les séries doublées, a commencé à prendre conscience du danger pour sa production de feuilletons. On a donc doublé les productions de dessins animés de Disney, en dialecte égyptien cette fois, mais toujours pas les feuilletons. Malgré la concurrence croissante de séries syriennes en dialecte du Levant, les producteurs égyptiens refusaient de croire au changement. Jusqu’au tsunami de Noor et des séries venues de Turquie...

A partir de 2007 en effet, MBC choisit le doublage en dialecte syrien pour la série Iklil al Ward (" Couronne de fleurs "), doublage effectué par Sama Production, à Damas. C’est un pari gagné et un marché qui s’avère lucratif. Car le doublage des telenovelas sud-américaines en arabe standard avait mené sur le long terme à une dispersion du public qui jugeait la langue trop complexe et trop peu adaptée aux scénarios liés à la vie quotidienne, créant un écart de registre entre l’image et la parole. Le dialecte syrien, malgré les différences importantes qui existent entre dialectes arabes, n’a pas été un obstacle au succès de Noor, au contraire. Les spectateurs interviewés dans plusieurs pays parleront de la qualité du doublage comme un facteur décisif de leur engouement pour la série.

L’égyptien pour les comédies

C’est cette qualité qu’a cherché le groupe Orbit Showtime Network (OSN), le plus grand réseau de télévision payante du monde arabe, qui propose des chaînes dédiées aux films et séries doublées. OSN a investi largement dans l’ensemble du processus de doublage, de l’usage des technologies de pointe à la coopération avec des studios hollywoodiens. En plus de traduire, les diffuseurs " arabisent " et adaptent au contexte local. Cela se fait aussi par le choix du dialecte. Si les séries turques et les films de Bollywood sont doublés en syro-libanais, on préfère l’égyptien lorsqu’il s’agit de séries comiques en raison de la réputation du pays dans ce registre. D’où une rivalité entre dialectes.

Le doublage en dialecte qui, en théorie, permet de rendre le contenu plus accessible, ne fait cependant pas l’unanimité. Pour certains spectateurs qui se sont exprimés à travers les réseaux sociaux, les productions étrangères perdent ainsi leur authenticité. Pour d’autres, au Maroc par exemple, le fait d’adapter en darija (dialecte marocain) des productions étrangères sur des chaînes locales permet au spectateur de s’identifier à des scénarios qui ne sont pas caractéristiques de la société marocaine, ce qui pourrait constituer une menace pour les valeurs traditionnelles du pays.

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