Géopolitique

L’irrésistible essor du pentecôtisme

12 min

Le succès mondial des églises évangéliques et surtout pentecôtistes s'explique à la fois par leur capacité à se fondre dans toutes les cultures et à proposer à l'individu les outils de son émancipation, voire de son enrichissement.

En janvier 2010, alors qu’Haïti était frappée par un séisme, les médias du monde entier ont montré des images de cultes protestants évangéliques et pentecôtistes tenus en pleine rue : des pasteurs, généralement bien mis, une Bible à la main, haranguant une assemblée qui scandait leurs propos par de sonores " Amen ! ". Haïti constitue en effet le théâtre d’une " guerre spirituelle ". Et pour certains chrétiens, le séisme est apparu comme un avertissement divin à l’intention de ceux qui s’en remettent à un culte " païen ", celui du vaudou, au lieu de se tourner vers le Christ. Ces événements posent, bien au-delà du cas haïtien, la question de la présence mondiale des Eglises évangéliques et pentecôtistes, qui constituent sans aucun doute la principale forme de mondialisation religieuse du XXe siècle.

Le terme " évangélique " désigne de manière générale un chrétien qui se réclame de l’évangélisme, rameau issu du mouvement de la Réforme protestante (XVIe siècle). Il faut le distinguer de celui d’" évangéliste ", qui qualifie simplement toute personne qui annonce l’Evangile. Le sens moderne du terme " évangélique ", qui a été vraiment fixé aux XVIIIe et XIXe siècles, définit une forme de protestantisme rétive aux tendances libérales apparues alors en Europe et caractérisées par le refus d’une lecture littérale de la Bible. La réaction la plus virulente contre les courants libéraux est le fondamentalisme évangélique, apparu aux Etats-Unis au début du XXe siècle, et qui tire son nom des ouvrages publiés par des théologiens conservateurs, The Fundamentals, dans lesquels étaient réaffirmés les fondements de la foi évangélique. En 1990, on dénombrait environ 72 millions de chrétiens évangéliques dans le monde, contre un peu plus de 200 millions au début des années 2000. Si les Eglises évangéliques connaissent une croissance importante, celle-ci demeure nettement inférieure à celle des courants pentecôtistes.

Ascension pentecôtiste

Le pentecôtisme, lui, tire son origine de l’épisode de la Pentecôte rapporté dans les Actes des Apôtres, un des livres constituant le Nouveau Testament. Il éclot aux Etats-Unis à la charnière des XIXe et XXe siècles, et s’inscrit dans la continuité évangélique 1 mais en mettant fortement l’accent sur les conséquences miraculeuses de la foi et les manifestations surnaturelles de l’Esprit Saint. La diffusion spatiale d’une pratique religieuse n’est pas une nouveauté, mais celle du pentecôtisme a été particulièrement rapide et vraiment mondiale.

S’il y avait moins d’un million de pentecôtistes en 1900, ils étaient plus de 70 millions dans les années 1970 et dépassaient les 500 millions au début des années 2000. Les évangéliques et les pentecôtistes partagent quatre traits identifiés par l’historien britannique David Bebbington : la centralité de la Bible, l’importance accordée à la crucifixion de Jésus par laquelle il rachète les péchés des hommes, le rôle de la conversion personnelle (on ne naît pas chrétien, on le devient) et l’engagement militant.

Multitude de centres

Les évangéliques et les pentecôtistes s’inscrivent bien dans la tradition protestante dans la mesure où ils insistent sur une relativisation de l’institution ecclésiastique au profit de la centralité du message biblique. Cette relativisation, l’absence d’une hiérarchie unique (à la différence de l’Eglise catholique) et le principe du " sacerdoce universel " (qui affirme une égalité des baptisés au sein de l’Eglise, gommant l’opposition entre clergé et laïcs) ont conduit à un éclatement des structures en une multitude d’Eglises et de dénominations. D’un point de vue institutionnel, les Eglises évangéliques et pentecôtistes se partagent entre deux extrêmes : de grosses Eglises possédant de multiples assemblées locales (c’est le cas des Eglises transnationales présentes en Europe, par exemple) et des Eglises qui se confondent avec une communauté locale. Malgré tout, et l’on retrouve ici un trait protestant majeur, c’est l’assemblée locale qui a la gestion de ses affaires, notamment ce qui touche aux finances. Dans le cadre des organisations les plus importantes cependant, on observe des circulations de fonds, entre les assemblées locales, et surtout en direction de l’" Eglise mère ".

Les Etats-Unis, l’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne, principaux foyers évangéliques et pentecôtistes

En 1990, on dénombrait environ 72 millions de chrétiens évangéliques dans le monde, contre plus de 200 millions au début des années 2000. L’expansion des pentecôtistes est plus forte encore : moins d’un million en 1900, ils étaient estimés à plus de 70 millions dans les années 1970 et dépassaient les 500 millions au début des années 2000.

Les Etats-Unis, l’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne, principaux foyers évangéliques et pentecôtistes

En 1990, on dénombrait environ 72 millions de chrétiens évangéliques dans le monde, contre plus de 200 millions au début des années 2000. L’expansion des pentecôtistes est plus forte encore : moins d’un million en 1900, ils étaient estimés à plus de 70 millions dans les années 1970 et dépassaient les 500 millions au début des années 2000.

La carte géo-historique des trois grands foyers protestants (Europe, Amérique du Nord et les pays du Sud) (voir p. 23) infirme deux clichés : d’abord que le protestantisme évangélique serait une importation récente venue des Etats-Unis et que les circulations de contenus religieux pourraient être comprises selon un modèle centre-périphérie. En réalité, le centre de gravité du protestantisme s’est déplacé au fil du temps. Et s’il y a eu un phénomène de glissement historique, depuis l’Europe jusqu’au pays du Sud, en passant par les Etats-Unis, un foyer ne disparait pas quand un nouveau émerge. On observe une pluralité de centres à partir desquels les contenus religieux circulent.

L’évangélisme, un mouvement né en Europe dans le sillon de la Réforme protestante

Le centre de gravité du protestantisme s’est déplacé au fil du temps, de l’Europe d’abord jusqu’aux Etats-Unis, et ensuite aux pays du Sud. Mais un foyer ne disparaît pas quand un nouveau émerge. On observe désormais une pluralité de centres à partir desquels les contenus religieux circulent dans un véritable processus de mondialisation religieuse.

L’évangélisme, un mouvement né en Europe dans le sillon de la Réforme protestante

Le centre de gravité du protestantisme s’est déplacé au fil du temps, de l’Europe d’abord jusqu’aux Etats-Unis, et ensuite aux pays du Sud. Mais un foyer ne disparaît pas quand un nouveau émerge. On observe désormais une pluralité de centres à partir desquels les contenus religieux circulent dans un véritable processus de mondialisation religieuse.

Missions Sud-Nord

Malgré tout, une des tendances lourdes aujourd’hui est la puissance d’un " christianisme du Sud " marqué par la prépondérance des Eglises pentecôtistes et néopentecôtistes 2, d’où sont originaires de puissantes Eglises transnationales (voir p. 24 la carte des implantations de l’Eglise de la montagne de feu et des miracles, Eglise néopentecôtiste née au Nigéria au début des années 1990) qui se diffusent en utilisant largement les réseaux de migrants.

Le surprenant succès d’un culte né au Nigeria

De puissantes Eglises transnationales sont originaires du Sud et essaiment partout, notamment vers le Nord, telle l’Eglise de la montagne de feu et des miracles, née au Nigéria en 1989.

Le surprenant succès d’un culte né au Nigeria

De puissantes Eglises transnationales sont originaires du Sud et essaiment partout, notamment vers le Nord, telle l’Eglise de la montagne de feu et des miracles, née au Nigéria en 1989.

Alors que le christianisme est souvent associé sur le plan culturel à l’Occident, son centre de gravité se situe désormais en Amérique latine, en Afrique subsaharienne ou en Asie du Sud-Est. Ce déplacement du centre de gravité s’est fait parallèlement à un vaste mouvement d’" indigénisation des Eglises ", notamment en Afrique où des " Eglises indépendantes " ont été constituées en rupture avec les Eglises protestantes héritées de la colonisation. Et on assiste même actuellement à un phénomène de " missions inversées " (lire l’article sur la France, p. 22) : des missionnaires africains, latino-américains ou encore sud-coréens viennent apporter la " parole évangélique " dans des pays du Nord sécularisés.

Si les chiffres avancés traduisent des tendances de fond concernant les dynamiques évangéliques et pentecôtistes à l’échelle mondiale, ils doivent être maniés avec précaution. D’abord, parce qu’ils relèvent souvent de la propagande, les Eglises possédant plusieurs communautés locales ayant tendance à gonfler leurs effectifs, ensuite parce que tous les spécialistes ne s’accordent pas sur les Eglises à intégrer dans les statistiques. Ainsi, les auteurs de la World Christian Encyclopedia avançaient le chiffre de 523 millions de pentecôtistes au début des années 2000 tandis que des estimations plus basses les évaluaient à moins de 350 millions. Les définitions les plus étroites de l’univers évangélique et pentecôtiste ne tiennent pas compte en effet de certaines Eglises apparues dans les pays du Sud, estimant que des éléments de leur théologie les font sortir du christianisme. Ces controverses témoignent de la difficulté à tracer des frontières précises à ces Eglises, d’autant que les fidèles ne se présentent pas forcément comme évangéliques et pentecôtistes, mais s’affirment davantage comme chrétiens, pour dépasser les appartenances confessionnelles.

Comment expliquer le succès mondial de l’évangélisme ? Pour certains, sa force, en particulier dans sa déclinaison pentecôtiste, serait sa capacité à se dupliquer à l’identique, faisant fi des contextes culturels locaux. Une hypothèse plus pertinente affirme que son succès réside dans sa souplesse et sa propension à se fondre dans des matrices religieuses initiales pour mieux les subvertir. Ainsi en Afrique subsaharienne, la théologie pentecôtiste prend habilement appui sur des sociétés marquées par les pratiques de sorcellerie. Celles-ci se trouvent intégrées aux pratiques d’exorcisme qu’on trouve dans le Nouveau Testament 3.

" Shows " et " croisades de feu "

Cette souplesse théologique n’explique pas, à elle seule, la forte croissance des courants pentecôtistes et néopentecôtistes. Ces derniers s’appuient sur un usage massif et très habile des technologies d’information et de communication. En 1989, l’Eglise universelle du royaume de Dieu (EURD), une puissante Eglise brésilienne fondée en 1977 par Edir Macedo, a ainsi fait l’acquisition pour 45 millions de dollars de TV Record, le cinquième réseau de télévision du pays. Aujourd’hui, il est devenu le second réseau brésilien (derrière TV Globo, le premier réseau en Amérique latine), et l’EURD possède une chaine câblée, plus de trente stations de radio et un journal quotidien. De même, chaque Eglise évangélique se doit de posséder son propre site, sur lequel l’internaute peut télécharger des prédications en formats vidéo ou audio, ou encore suivre un culte en direct.

L’usage d’internet ne fait que poursuivre une logique de circulation et d’échange des biens religieux, au coeur même de l’évangélisme. Cette circulation est désormais multilatérale : si les Eglises néopentecôtistes africaines ont trouvé une source d’inspiration dans des prédicateurs américains, les Eglises européennes et nord-américaines ont été fortement influencées par le Sud-Coréen David Yonggi Cho, fondateur de la Yoido Full Gospel Church, une Eglise pentecôtiste considérée comme la megachurch la plus grande au monde 4. De même, certains télévangélistes " se produisent " à l’occasion de grands rassemblements à travers le monde. Le prédicateur allemand néopentecôtiste Reinhard Bonnke, dont la terre de prédilection est le continent africain, rassemble régulièrement des centaines de milliers de personnes à l’occasion de " croisades de feu ".

Nouvelle droite aux Etats-Unis

La présence massive des Eglises évangéliques et pentecôtistes dans certains pays s’accompagne inévitablement d’impacts sociaux et politiques. Ainsi, on a mis en avant la foi évangélique de George W. Bush à l’occasion de la crise irakienne de 2003. Et l’utilisation d’expressions comme celle de " croisades contre l’axe du mal " par le président américain témoignait du poids que le facteur religieux pouvait prendre dans la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient. Cet entremêlement du politique et du religieux ne constituait qu’un jalon supplémentaire dans la " révolution conservatrice " à l’oeuvre depuis une trentaine d’année aux Etats-Unis. La nouvelle droite chrétienne a trouvé des canaux privilégiés en des personnes comme les pasteurs Jerry Falwell ou Pat Robertson. Et le vote évangélique a pesé lors de plusieurs scrutins présidentiels (R. Reagan, G. W. Bush).

Les impacts sociaux et politiques des courants évangéliques et pentecôtistes sont bien moins connus dans les pays du Sud. Mais dans ses travaux pionniers, le sociologue anglais David Martin a bien mis en lumière comment les Eglises pentecôtistes participaient à un profond travail de transformation sociale.

Au Brésil, elles ont connu une importante croissance à la faveur d’un reflux de la théologie de la libération catholique, condamnée par le Vatican. Le chercheur insiste aussi sur la conjonction temporelle entre la très forte croissance des Eglises pentecôtistes et néopentecôtistes et l’adaptation des Etats latino-américains à une économie de marché très compétitive. D’une manière générale, et dans les pays du Sud en particulier, la conversion au pentecôtisme se traduit par une réorientation complète de la vie de l’individu. Et les récits de conversion présentent généralement des structures identiques : la vie d’avant, marquée par le pêché et une existence désorganisée, et la vie d’après, tout entière structurée par la pratique religieuse.

Cette pratique religieuse est souvent interprétée par les observateurs du Nord comme une forme de compensation au manque de perspective des individus dans la société. Dans le cas latino-américain, analysé par David Martin, les Eglises évangéliques n’apportent pas uniquement une consolation mais surtout les outils de l’émancipation. Parce que la théologie pentecôtiste offre une démocratisation des dons spirituels 5, les Eglises encouragent les valeurs d’égalité, d’expression individuelle et de leadership. C’est pourquoi le terme d’empowerment qui renvoie à la capacité de l’individu à se saisir de sa destinée est fréquemment utilisé par les observateurs.

Il n’en demeure pas moins que certains courants ont fait de la pauvreté un terrain de prédilection : c’est le cas de la " théologie de la prospérité " théorisée par des Américains largement diffusés dans les pays du Sud. La richesse matérielle est ici perçue comme le signe de la bénédiction divine, tandis que la pauvreté est vue comme une forme de malédiction qu’il s’agit de combattre au moyen de la prière et des dons octroyés à l’église, ce qui autorise toutes les formes d’abus. La mise en pratique de cette théologie explique que les pasteurs qui en font la promotion affichent sans complexe leur propre réussite matérielle, exhibant montres et voitures de luxe. Un tel courant ne rencontre pas uniquement l’engouement des classes les plus pauvres, mais aussi des classes moyennes qui y trouvent un sens à leur ascension sociale.

Création de partis politiques

Dans les pays où les évangéliques et les pentecôtistes atteignent une masse critique suffisante, ils peuvent se constituer en force politique, soit en se prononçant en faveur d’un candidat, soit en formant leurs propres structures politiques. Pour autant, l’éclatement institutionnel et les variations théologiques rendent difficiles la mise en place de plates-formes politiques communes. Aux Etats-Unis par exemple, il existe des tensions opposant des courants dits " libertariens " soucieux de restreindre l’intervention étatique, et des courants conservateurs qui militent au contraire pour une intervention accrue de l’Etat dans la vie des individus. Au Brésil, en revanche, l’Eglise universelle du royaume de Dieu a utilisé sa force de frappe médiatique pour faire élire ses propres candidats. Aux élections de 2010, elle a remporté 8 sièges à la chambre des députés et un siège au Sénat par le biais de son parti, le Parti républicain brésilien (Partido Republicano Brasileiro).

L’émergence des évangéliques comme force politique s’observe aussi en Afrique subsaharienne où des leaders religieux dénoncent la corruption étatique et militent pour la moralisation de la vie publique. En 1991, la Zambie a été officiellement déclarée chrétienne par le président pentecôtiste Frederick Chiluba. Et en Côte d’Ivoire, en 2000, la présence de pasteurs pentecôtistes aux côtés de Laurent Gbagbo lui a permis d’attirer à lui une partie de l’électorat chrétien.

Ces derniers éléments montrent que la présence des Eglises évangéliques et pentecôtistes ne peut s’apprécier à un niveau uniquement religieux, mais doit tenir compte de leurs multiples impacts dans les différentes sphères de la société. Outre cette multiplicité des contextes locaux, il faut reconnaître la très grande fragmentation évangélique et pentecôtiste, de sorte que cet univers religieux particulier se présente plus comme une nébuleuse que comme un mouvement cohérent possédant un " plan d’attaque " mûrement réfléchi.

  • 1. En France, les Assemblées de Dieu (principale dénomination pentecôtiste dans le monde) se présentent comme des " Assemblées évangéliques de Pentecôte ".
  • 2. Ce terme de " néopentecôtiste " est utilisé par les chercheurs pour distinguer des Eglises pentecôtistes de création récente (à partir de la fin des années 1970) qui mettent l’accent sur une vision guerrière du christianisme.
  • 3. On lit ainsi dans l’évangile de Mathieu (chapitre 8, verset 16): " Le soir, on amena auprès de Jésus plusieurs démoniaques. Il chassa les esprits par sa parole, et il guérit tous les malades (...) ".
  • 4. Une megachurch est une assemblée locale comprenant plus de 2 000 membres. On parle parfois de gigachurch pour les assemblées qui dépassent les 10 000 membres.
  • 5. Il s’agit des dons du Saint-Esprit décrits dans le Nouveau Testament.

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