Afghanistan : ne demandez pas la police...

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En première ligne dans la lutte contre la criminalité et la violence, la police a pourtant été négligée par une coalition internationale focalisée sur la formation de l'armée afghane. Pour l'heure y règnent surtout l'inefficacité et la corruption.

Rustam Ali n’a jamais demandé l’aide de la police. Et il ne pense pas le faire un jour. Comme beaucoup d’Afghans, il peut vous raconter une foule d’histoires sur les abus commis par les forces de l’ordre. Récemment par exemple, l’un de ses cousins a eu une altercation avec un autre homme. Les policiers sont intervenus et les ont arrêtés tous les deux. Quand leurs familles sont intervenues et que les deux protagonistes se sont réconciliés, la police a refusé de les relâcher alors même, souligne Rustam Ali, qu’elle n’avait aucune base légale pour les retenir. Les policiers ont exigé que les deux hommes versent l’équivalent de 1 600 euros. Puis ils ont réduit leurs exigences à 325 euros, soit un mois de salaire pour le cousin de Rustam Ali. " C’est clair, nous avons peur de porter plainte devant des policiers ", commente celui-ci.

Cela fait près de dix ans que l’Otan est en guerre en Afghanistan et la création d’une police fiable, compétente reste à faire. Tout entières centrées sur la lutte contre l’insurrection, les forces internationales ont longtemps donné la priorité à l’Armée nationale afghane (ANA) qui a bénéficié de formation, de moyens et dont les rangs ont grossi régulièrement. Elles n’ont accordé de l’attention à la police que ces dernières années. De toute façon, les armées étrangères étaient elles-mêmes mieux équipées pour former une armée qu’une force de police.

Entre 2002 et 2009, les départements américains de la défense et des affaires étrangères ont ainsi consacré 14,2 milliards d’euros à la formation et à l’équipement de l’ANA, soit le double de ce qu’ils ont investi pour la police durant la même période. Quant à la mission de police de l’Union européenne en Afghanistan (Eupol), elle n’a démarré qu’en juin 2007.

" Longtemps, les policiers afghans étaient essentiellement formés à porter une arme, à tenir un barrage ou à prendre place dans un véhicule et à se diriger vers l’endroit où un incident se déroulait. En réalité, ils étaient utilisés aux mêmes tâches que l’armée ", commente Ken Taylor, chef de la cellule de soutien à la formation d’Eupol. Du fait de la priorité donnée à la contre-insurrection, personne n’était vraiment en charge du travail de police, au sens où nous pouvons l’entendre dans les pays occidentaux. "

Aujourd’hui, Eupol et d’autres instructeurs s’efforcent de former des Afghans aux tâches classiques des forces de l’ordre : mener des enquêtes, répondre aux plaintes des citoyens, remplir correctement des dossiers, etc. Mais il est difficile de détourner la police du combat contre l’insurrection dans les régions du pays qui demeurent très instables.

Pertes plus élevées que l’armée

Le 13 février dernier, à Kandahar, la grande ville rebelle du sud du pays, le quartier général de la police a subi une attaque massive de talibans : voiture piégée, lance-grenades, tirs de barrage... Dix-sept membres des forces de l’ordre ont été tués. Bien que la police ait bénéficié de moins d’attention et d’aide des forces étrangères, elle a toujours été en première ligne du combat en Afghanistan. Selon le Brookings Assistance Index, elle a subi des pertes bien plus élevées que l’armée depuis 2007. Quatre fois plus, certaines années. Sans doute parce qu’elle a moins les moyens de bien se protéger. " La police doit prendre en charge la lutte contre la criminalité et maintenir l’ordre public, mais elle continue à prendre une part active aux combats ", confirme le lieutenant-général Mohammad Ayoub Salangi, chef de la police à Kaboul. Un cumul qui impose aux policiers des horaires de travail très lourds.

Pour beaucoup d’habitants de Kaboul néanmoins, c’est surtout la qualité du travail de la police au quotidien qui pose problème. " Il n’y a aucune sécurité ici. On ne compte plus les actes de violences, les attaques suicides notamment... Les policiers ne fouillent pas correctement les voitures. Comment pourraient-ils stopper un kamikaze ? ", s’interroge Jan Aqa, un vendeur de voitures d’occasion de Kaboul. " Et puis de toute façon, sans pot-de-vin, la police ne vous aidera pas. " Lui-même est allé une fois au commissariat afin d’obtenir un document dont il avait besoin pour régler un différend concernant un terrain. Bien qu’il ait eu toutes les pièces nécessaires, affirme-t-il, le policier a refusé de lui délivrer la pièce en question s’il ne versait pas une somme de quatre mille dollars (environ 3 000 euros) ".

" Quand les policiers sont recrutés, personne ne se soucie de leurs qualifications. Ce sont simplement des gens au chômage... Et certains sont toxicomanes ", explique Hilal Oddin Hilal, un ancien vice-ministre de l’intérieur, aujourd’hui député de la province de Baghlan. De fait, 80 % des policiers sont analphabètes (contre 57 % de la population masculine dans son ensemble). Et il n’est pas rare qu’à un barrage, un policier inspecte vos documents d’identité en les tenant à l’envers.

Recrutement clientéliste

L’usage de drogue dans les forces de l’ordre est un problème plus délicat encore, car les autorités ne disposent pas de tests de dépistage ou de dossiers sur le passé des policiers. Ahmad, un toxicomane en traitement qui préfère témoigner sous un nom d’emprunt, explique qu’il n’a eu aucune difficulté à entrer dans la police tout en faisant quotidiennement usage d’opium et d’héroïne. Il avait jusque-là passé l’essentiel de sa vie en Iran, où comme nombre de ses compatriotes, il était réfugié avec sa famille. Mais après avoir été arrêté à trois reprises pour des affaires de drogue et une fois pour agression physique, les autorités iraniennes l’ont renvoyé en Afghanistan. En arrivant, il n’avait aucun travail. " Je suis donc entré dans la police et j’ai été affecté à Kandahar. Je continuais à me droguer tous les jours. " Il a quitté les forces de l’ordre après que le véhicule dans lequel il se trouvait eut été frappé par une bombe dissimulée sur le bord de la route. L’explosion a tué six de ses amis. Lui-même a été blessé au dos et à la tête.

La police attire aussi des chômeurs passagers occasionnels. Dans les régions rurales par exemple, il n’est pas rare que des ouvriers agricoles se fassent recruter dans les forces de l’ordre entre deux récoltes et les quittent ensuite. L’année suivante, ils font de même dans une autre région, car il n’y a pas de dossier qui puisse signaler leur précédent enrôlement.

Ceux qui a contrario entrent dans la police avec une qualification n’en tirent guère de bénéfices, car les diplômés touchent le même salaire que les autres. " Il n’y aucune récompense, pas de différence entre celui qui a été à l’université et celui qui est analphabète ", explique un ancien lieutenant-général de l’armée, Abdul Wahid Taqat, qui a aussi travaillé pour les services de renseignement. Faute de critère méritocratique, beaucoup d’Afghans diplômés se refusent à entrer dans la police.

Mais il y a des exceptions. Après avoir obtenu les meilleures notes de sa classe à l’académie de police, le capitaine Jamshid Totakhail a d’abord été affecté à une prestigieuse unité de lutte contre la contrebande. Et il travaille aujourd’hui dans la section d’enquête criminelle.

" Je n’ai pas eu de problèmes... J’ai été nommé ici avec cinq ou six autres étudiants et nous avons obtenu de bons postes parce que nous avions été bien notés. Nous avons tout ce qu’il nous faut. Comme ce pays a subi trente années de guerre, certains de nos collègues sont analphabètes, mais nous essayons d’attirer des gens mieux formés dans nos rangs. "

Pour Hilal Oddin Hilal, la manière dont les policiers ont été recrutés après la chute du régime des talibans, en 2001, explique qu’il soit si difficile d’attirer aujourd’hui des gens qualifiés. A l’époque, les commandants de la police ont été choisis sur des critères clientélistes, en raison de leurs relations personnelles avec les nouveaux responsables du gouvernement. Cette pratique s’est perpétuée tout au long de la chaîne hiérarchique, les affiliations tribales et ethniques étant souvent l’élément déterminant du recrutement.

" Dans certains cas, les policiers estiment ne pas avoir à rendre de comptes aux autorités gouvernementales, ou à se soumettre à la loi. Ils disent obéir à tel ou tel commandant. Ils agissent uniquement en fonction de ce qu’il décide ", commente Hilal Oddin Hilal. Et l’ancien vice-ministre de l’intérieur de citer à titre d’exemple la province de Kunduz, dans le nord du pays, qui depuis l’an dernier semble tomber progressivement entre les mains des talibans. Lorsque Maulana Sayedkhili, un Tadjik, a été récemment désigné comme nouveau commandant de la police dans cette région critique, il a débarqué avec plusieurs centaines d’hommes à lui. Les policiers dont ils ont pris la place n’ont pas été licenciés ou transférés, observe Hilal Oddin Hilal. Ils ne viennent plus travailler, simplement, mais continuent à percevoir leur salaire.

Police " ethnique " en zone isolée

Beaucoup d’Afghans s’inquiètent de ce que les problèmes de commandement dans la police ne soient exacerbés par un nouveau programme, que les Etats-Unis soutiennent, et qui vise à créer des forces de police locale dans des régions isolées, parallèlement à la police nationale. De nombreux citoyens redoutent que cela ne fasse que favoriser la violence milicienne, déjà ancrée dans la culture afghane. A Kunduz par exemple, l’ancien parlementaire Moeen Marastial estime que chacune de ces forces de police locale sera formée sur des critères exclusivement ethniques et qu’elle agira en conséquence. " Le régime communiste dans les années 80 avait formé des groupes similaires et cela n’a fait qu’alimenter la guerre civile dans le pays. " Moeen Marastial observe que durant les élections législatives de septembre 2010, des milices ouzbèkes et tadjikes ont déjà empêché des électeurs pachtounes de voter. Un comportement qui résulte selon lui de la sous-représentation des Pachtounes dans les autorités provinciales. La création de forces de police locale ne peut qu’alimenter de telles tensions.

A Kaboul pourtant, ceux qui travaillent à la création d’une police nationale efficace en Afghanistan estiment qu’aucun des problèmes qu’ils doivent affronter n’est insurmontable. " Nous luttons contre la corruption et nous la voyons reculer chaque jour, explique Zemeri Bashary, le porte-parole du ministère de l’intérieur. Nous ferons de notre mieux non seulement pour punir les corrompus, mais pour bâtir des systèmes qui empêchent naturellement la corruption. D’ailleurs, certains des défis que nous devions affronter il y a cinq ou six ans ont disparu. " Ainsi, les salaires de la police (120 euros par mois pour un policier de base) sont proches désormais de ceux de l’armée, et grâce à l’aide des partenaires internationaux, l’an dernier, 35 000 nouveaux policiers ont été formés, ce qui porte l’effectif total à 122 000. Zemeri Bashari espère qu’ils seront 134 000 à la fin de cette année.

Tous ceux qui travaillent au développement de la police afghane vous le diront pourtant : les progrès sont inévitablement lents. " Nous avons tout perdu pendant plus de trente ans de guerre ", commente le lieutenan-général Salangi. " Il nous faudra trois autres décennies pour retrouver ce qui nous manque. "

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