Entretien

La France peut-elle vraiment orienter le G20 ?

12 min
Patrick Allard économiste, conseiller à la direction de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes.
Jérôme SGARD chercheur au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (Cepii)

La France préside cette année le G 20. Nicolas Sarkozy a fixé des objectifs très ambitieux pour cette présidence. Dans quelle mesure peuvent-ils être atteints ?

Patrick Allard : Il faut d’abord rappeler la nature de l’action du G20. Lors de sa création en 1999, il réunissait les ministres des finances. C’est en 2008 seulement que les pays membres ont décidé de le réunir au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement pour faire face à la crise financière. Malgré ce changement, le G20 demeure une instance informelle, un lieu où les pays membres vérifient qu’ils sont sur la même longueur d’onde et élaborent des consensus sur les grands sujets du moment. Mais il ne prend pas de décisions contraignantes. Le relais doit être pris par chaque Etat qui met en oeuvre, avec plus ou moins de bonne volonté, les grandes orientations adoptées lors des sommets, mais aussi par des instances internationales (Fonds monétaire international, Banque mondiale, Banque des règlements internationaux...) compétentes dans des domaines spécifiques. Par ailleurs, le G20 est fondé sur une pure cooptation. Si un pays n’en est pas membre, c’est parce que les autres ne l’ont pas jugé assez important pour le convier. Sa légitimité ne repose donc pas sur un critère admissible par l’ensemble des Etats du monde, en principe tous égaux.

Les membres du G20 ne cessent pourtant de rappeler qu’ensemble ils représentent 85 % du produit intérieur brut mondial.

P. A. Certes, mais c’est un critère très contingent. Un certain nombre de pays non-membres du G20 ont un PIB supérieur à celui de membres du G20 : l’Espagne (mais ce pays a toujours été invité aux sommets par la présidence), les Pays-Bas et quelques autres. Par ailleurs, si ce critère était déterminant sur la scène internationale, le Fonds monétaire international (FMI) aurait dû faire depuis longtemps davantage de place à la Chine, à l’Inde... Or leurs quote-parts au sein du Fonds n’ont été relevées qu’en novembre dernier, et de façon relativement modeste. J’ajoute qu’au sein du G20 lui même, la taille du PIB n’a pas en soi de conséquence, car les orientations sont adoptées par consensus. Un pays de taille moyenne peut donc présider le G20, tel le Canada et la Corée, peser sur l’agenda voire, en principe, s’opposer à ce qu’un élément de la discussion figure dans le communiqué final du sommet.

Jérôme Sgard : Il reste tout de même de fortes hiérarchies : la voix du Mexique ne pèse pas autant que celle de la Chine... Cela dit, c’est vrai, le G20 est une instance informelle, où la mise au vote est exclue. Dans le même temps, les chefs d’Etat et de gouvernements mettent eux-mêmes en avant ces rencontres et suscitent de fortes attentes dans l’opinion. Attentes qui du coup, sont inévitablement déçues. En réalité, ce n’est que la partie visible et politique d’un mouvement progressif de régulation du monde dans le domaine commercial, financier, climatique... Car entre deux sommets du G20, des groupes d’experts et de hauts fonctionnaires, des commissions, les organisations internationales aussi, travaillent en permanence à la fabrication de micro-consensus entre Etats sur des questions précises, techniques, entièrement ignorées des opinions publiques.

C’est patent dans le cas de la régulation financière par exemple, où la Banque des règlements internationaux (BRI) accueille une part importante de ces tractations et ne cesse de produire de nouvelles normes, alors qu’on a l’impression par ailleurs que rien n’avance dans ce domaine. Les technocrates ne tiennent pas à apparaître sur le devant de la scène, ce qui ne les empêche pas de peser face aux responsables politiques. Et ces derniers, sur de tels sujets, n’ont pas envie, le plus souvent, de reprendre ces discussions jusque dans les détails. Ils leur font donc confiance, même lorsqu’ils n’ont pas de prise directe sur eux, comme dans le cas de banquiers centraux. A chaque sommet, le G20 prend acte du travail de ces groupes d’experts dans les différents domaines et fixe de nouvelles orientations générales. Après quoi, les techniciens se remettent au travail, etc. La question est donc de savoir si le G20 parvient à identifier les thèmes pertinents, à fixer les lignes directrices appropriées, à rendre des arbitrages politiques. Lors de la crise financière de 2008, les chefs d’Etat et de gouvernement ont réussi à se mettre d’accord sur l’attitude à adopter parce qu’il y avait urgence. C’est beaucoup plus compliqué par temps calme lorsque chaque pays n’est pas prêt à mettre de côté ses intérêts majeurs pour affronter l’incendie général.

La présidence française a-t-elle les moyens de favoriser la naissance de consensus sur les grands thèmes qu’elle a fixés pour le G20 ?

J. S. La France comme l’Allemagne ou l’Angleterre disposent d’une expertise appréciable, qui leur permet en général d’être présentes dans les dossiers en amont de la décision. Ce n’est pas le cas de tous les pays émergents présents au G20. Cette capacité est particulièrement importante dans le cas d’une présidence qui, avant toute chose, permet de peser sur l’agenda, sur les questions qui seront discutées. On le voit aujourd’hui avec les questions agricoles mises en avant par la France : si les dossiers qu’elle présente ne convainquent pas, ne proposent pas des évolutions qui puissent servir de base à un consensus, on oubliera rapidement les effets d’annonce. Cela parce qu’in fine la France est aujourd’hui un pays intermédiaire sur la scène internationale. Lorsqu’elle préside l’Union, elle a une capacité stratégique importante, elle peut en premier passer un deal avec l’Allemagne et, au-delà, peser sur les choix des autres partenaires, structurer le jeu, conclure des accords séparés etc. En un mot, faire de la politique. Au G20, c’est très différent. Sa capacité de manoeuvre stratégique face aux Etats-Unis ou à la Chine est très étroite. Si les propositions de la présidence n’ont pas l’heur de plaire aux deux ténors, elle n’a pas les moyens de les pousser.

P. A. Le G20 est en tout cas l’occasion pour la France de faire passer ses idées, d’avancer des thématiques qui lui sont chères. Et à cet égard, l’agenda qu’elle a fixé à sa présidence est logique. Il s’agit d’abord de prolonger le travail de coordination des politiques économiques et de régulation financière, entamé depuis 2008 sous les présidences précédentes. Mais Paris propose aussi de s’attaquer à des sujets qui n’ont pas encore été abordés dans ce domaine, comme la volatilité des taux de change et la régulation des marchés de matières premières, agricoles notamment.

L’une des premières difficultés consistera à se mettre d’accord sur l’état des lieux. A Séoul en novembre 2010, le G20 a mis en exergue le risque que font courir à l’économie mondiale les déséquilibres excessifs des balances commerciales et des balances des paiements. Mais qu’est ce qu’un déficit excessif ? Et un excédent excessif ? Les Etats ne sont pas d’accord sur ce point. Ils ont donc confié au FMI le soin d’élaborer des indicateurs communs, qui devraient être adoptés sous la présidence française. Munis de ces indicateurs, les balances des paiements de chaque pays du G20 pourraient être examinées par l’ensemble des autres membres. Puis, à partir d’un diagnostic partagé, des mesures concertées seraient prises par chaque Etat pour revenir à un niveau de déficit et d’excédent plus raisonnable.

J. S. Je suis très sceptique sur le fait que les principaux pays concernés, les Etats-Unis et la Chine, arrivent à tomber d’accord ne serait-ce que sur des indicateurs communs. C’est déjà difficile au sein de l’Union européenne !

Quand bien même ces indicateurs seraient fixés, il paraît très improbable que Pékin accepte de modifier significativement sa politique économique. La Chine n’a-t-elle pas accepté de discuter des indicateurs que pour faire cesser les critiques des autres membres du G20 - et d’abord les Etats-Unis - sur la sous-évaluation de sa monnaie, dans laquelle ils voient un avantage déloyal pour les exportations chinoises ?

P. A. La Chine a une politique de change différente de celle de tous les autres membres du G20. Elle a arrimé le yuan au dollar et ne laisse sa monnaie s’apprécier qu’à la marge. Elle est le seul membre du G20 à pratiquer une telle politique de change fixe. L’approche française consiste à la ramener progressivement dans le droit commun en proposant une réforme progressive du système monétaire international.

Cela supposerait notamment de diversifier les réserves de devises que détiennent les Etats en y favorisant une présence accrue, en sus du dollar et de l’euro, des DTS (droits de tirage spéciaux, actifs de réserve créés et alloués aux Etats en fonction de leur quota par le FMI). Les DTS sont eux-mêmes composés de quatre monnaies (le dollar, l’euro, la livre sterling et le yen). Comme ces monnaies fluctuent les unes par rapport aux autres, leurs fluctuations se compensent au sein du panier du DTS, qui est plus stable que ses composantes. Une augmentation des DTS dans les réserves des Etats permettrait d’atténuer la volatilité des changes. En outre, le yuan intégrerait le DTS, à condition que la monnaie chinoise devienne progressivement plus flexible - car sinon le poids du dollar se trouverait mécaniquement accru au sein du DTS.

J. S. Le DTS, qui existe depuis 1969, n’a jamais été un grand succès : il représente un très faible pourcentage des réserves en devises et n’est guère utilisé comme unité de compte pour des émissions de dette privée ou publique. Or les banques centrales, comme la plupart des autres acteurs, ont besoin d’actifs liquides qu’elles puissent mobiliser rapidement en cas de problème. Le DTS ne les intéresse pas beaucoup, à cet égard. C’est un vieux projet français, depuis des décennies, de relancer le DTS, mais je ne vois pas bien ce qui permettrait cette fois de réussir là où on l’on a toujours été déçu.

La France souhaite donner davantage de pouvoir au Fonds monétaire international. Cet objectif est-il partagé par les autres membres du G20 ?

P. A. La France propose un renforcement des capacités d’intervention du FMI, mais surtout des méthodes plus automatiques de déboursement, de façon à ce que les Etats soient moins incités à accumuler des réserves pour faire face à d’éventuelles crises d’arrêt de capitaux et qu’ils s’en remettent davantage au Fonds en prévision d’éventuels coups durs. L’accumulation excessive de réserves par certains pays altère l’allocation des capitaux au plan international.

J. S. Les membres du G20 portent des regards extrêmement différents sur le FMI. Les grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil...) ne le voient plus comme une menace car leur situation financière, leur endettement notamment, est saine. En même temps, et quelles que soient leurs demandes d’accroître leur propre poids dans le processus de décision du Fonds, ils n’ont pas vraiment de proposition de réforme ou de restructuration de cette institution. Sur la crise des dettes souveraines européennes, ils n’ont pas grand chose à dire, simplement parce que ce n’est pas leur problème. C’est le paradoxe du débat sur les quotas de chaque pays au sein du Fonds, qui est devenu un abcès de fixation symbolique au point que toute autre question sur l’évolution du FMI passe au second rang.

Concernant les marchés de matières premières, quels sont les objectifs de la présidence française ?

P. A. Beaucoup de pays s’inquiètent de la vive remontée des prix des matières premières agricoles et se souviennent des émeutes de la faim de 2008. Si les cours montent, c’est notamment parce que l’information disponible concernant les stocks mondiaux de blé, de riz... suggère qu’ils sont faibles par rapport à la consommation et parce que certains pays constituent, au pire moment, des stocks de produits alimentaires, par peur de se trouver confrontés à des pénuries.

Une meilleure connaissance des perspectives de production et des stocks des principaux produits alimentaires est l’un des objectifs visé par la présidence française du G20. La France se réclame d’un précédent, l’initiative Jodi (Joint Oil Data Initiative) qui a permis de mettre en place une base de données communes sur les stocks pétroliers en rassemblant les informations de l’AIE (Agence internationale de l’énergie), de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) et d’autres intervenants.

Au-delà du voile d’ignorance sur les stocks, l’idée prévaut depuis une petite dizaine d’années que la volatilité des cours résulterait de plus en plus de l’activité purement financière sur les marchés dérivés de matières premières. On retrouve là la figure du spéculateur. Une série de travaux montrent qu’il est difficile d’établir un lien de causalité entre la volatilité des cours et l’activité sur ces marchés, mais c’est peut-être dû à l’insuffisance des statistiques dont nous disposons. Les responsables politiques sont en tout cas lancés sur le sujet. Les Etats-Unis, à travers la loi Dodd-Frank adoptée en 2010, ont lancé une initiative interne d’encadrement de ces marchés dérivés. On note donc une convergence des préoccupations de part et d’autre de l’Atlantique et on peut espérer trouver un consensus au sein du G20.

Le G20 des chefs d’Etat et de gouvernement est encore une instance jeune. Sa crédibilité sera-t-elle hypothéquée si la présidence française est un échec ?

J. S. Non. Le G20 fait partie d’une énorme machinerie beaucoup plus large, qui sert à régler une masse de problèmes ou de dysfonctionnements résultant des inégalités entre pays, de l’hétérogénéité de leurs règles, ou encore de choix politiques contradictoires. En fait, on se moque du G7 depuis sa création en 1975, mais il a survécu, quitte à s’élargir. S’il ne servait vraiment à rien, cela aurait fini par se savoir. Le G20 me semble devoir être regardé comme une pièce d’un dispositif très complexe, parfois très politique et parfois principalement technique, qui fait passer à la moulinette des masses de micro-problèmes et de conflits plus ou moins aigus, tout cela pour qu’à la fin, la globalisation continue de fonctionner à peu près. Mais en même temps, le G20 ne permet pas de résoudre les conflits dans lesquels les intérêts majeurs de chaque pays membre sont engagés.

Propos recueillis par Yann Mens

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !