Etats-Unis : entre sécurité et liberté, une tension permanente

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L'administration américaine navigue à vue entre sécurité et liberté d'information. Avant même l'affaire WikiLeaks, une révision des procédures prévoyait de limiter la classification de documents. Qui restera cependant un exercice d'équilibrisme.

Les Etats-Unis ont vraisemblablement l’Etat le plus transparent du monde. Aucun autre pays ne publie une pareille quantité de documents officiels chaque jour. Mais l’on peut aussi considérer que leur Etat est le plus secret, car aucun pays ne produit autant de documents secrets chaque année : plus de 54 millions en 2009. En apparence, le système de classification de sécurité qui est utilisé pour protéger les secrets d’Etats n’est pas sujet à controverse aux Etats-Unis. Chacun comprend que, comme dans tout autre pays, les activités militaires, diplomatiques et de renseignement exigent une marge de secret pour être efficaces. La réglementation est fondée sur un décret présidentiel (Executive Order) et non pas sur une loi votée par le Congrès. Cet ordre exécutif définit de manière très globale sept domaines qui peuvent donner matière à classification, parmi lesquels les opérations militaires, les sources et les méthodes de renseignement, les relations avec l’étranger, et la sûreté nucléaire. Le texte fixe en outre trois niveaux de classification selon le degré de sensibilité de l’information : confidentiel, secret et top secret.

Seules les personnes qui ont une habilitation de sécurité, pour l’un ou l’autre de ces niveaux, peuvent avoir accès aux informations classifiées. Cette habilitation, accordée après enquête, signifie que la personne est considérée comme fiable et qu’il est improbable qu’elle compromette la sécurité d’une information classifiée par négligence, par malveillance ou sous la contrainte. Environ 2,5 millions de personnes en disposent aux Etats-Unis. Les membres du Congrès et les juges fédéraux, qui sont seuls compétents pour les affaires couvertes par les questions de sécurité nationale, sont habilités d’office, sans enquête.

Zoom Et en France... quels niveaux de secret ?

L’Hexagone distingue trois niveaux de secret-défense : Très secret, secret et confidentiel. Selon l’instruction interministérielle du 23 juillet 2010, le niveau " très secret défense " est réservé aux informations dont la divulgation non autorisée entraînerait : une menace directe de la stabilité interne de la France ou de pays alliés ou amis ; un préjudice exceptionnellement grave aux relations avec des gouvernements alliés ou amis ; un préjudice exceptionnellement grave à l’efficacité opérationnelle, à la sécurité des forces armées nationales, au maintien de l’efficacité d’opérations de sécurité ou de renseignement fondamentales pour la Nation ; un préjudice grave pour l’économie française ; le risque de perte d’un grand nombre de vies humaines.

Parallèlement, seuls les officiels qui y ont été autorisés par le président, directement ou indirectement, ont le droit de classifier des informations. Cela comprend les responsables des ministères, les chefs militaires, les directeurs d’agence comme la CIA, et ceux de leurs subordonnés auxquels ils ont délégué ce pouvoir. Environ 2 500 personnes peuvent ainsi créer de nouveaux secrets. Pour classifier une information, ils doivent évaluer dans quelle mesure sa divulgation pourrait nuire à la sécurité nationale. Mais cette expression n’est définie que de manière circulaire comme " un tort causé à la défense nationale ou aux relations extérieures des Etats-Unis ". Les officiels ont donc une grande marge d’appréciation. Le système repose ainsi sur un jugement subjectif, pas sur un critère objectif.

Cet élément subjectif est probablement nécessaire pour garantir une certaine flexibilité et pouvoir s’adapter à des circonstances changeantes. Mais il crée aussi les conditions d’une " surclassification ". Un problème que le président Obama a mis en exergue l’an dernier. Cette classification excessive engendre des coûts de gestion (systèmes de sécurité, gardiens), empêche le partage de l’information et suscite la méfiance de l’opinion face à l’usage du secret. Le système est difficile à réformer cependant. Certes, des journalistes d’investigation essaient de le contourner. Et les citoyens ont le droit invoquer la Loi sur la liberté de l’information (Freedom of Information Act) pour demander la déclassification d’un document. De fait, ils l’obtiennent assez souvent, mais la décision finale revient en pratique au pouvoir exécutif et si un magistrat est saisi, il suit en général son avis. La pression de la presse et des citoyens a donc des effets, mais ils sont modestes.

Obama a exigé que toutes les administrations qui classifient des documents revoient dans un délai de deux ans leurs normes spécifiques en la matière. C’est bien en révisant ces instructions dans le détail et pas seulement en prononçant des discours abstraits sur la transparence que l’on peut espérer réformer le système. Il ne s’agit pas de forcer une administration à rendre publiques des informations qu’elle ne veut pas diffuser - encore que cela puisse être parfois nécessaire et que les documents en cause devraient alors être examinés par des personnes n’ayant pas d’intérêt direct dans le cas concerné. Il s’agit surtout d’engager chaque administration à rechercher son propre intérêt en rédui- sant et en simplifiant le système. Le succès n’est pas garanti mais l’expérience montre qu’un tel effort de révision des normes, mené dans les années 1990 par le département de l’énergie, a entraîné une réduction significative des classifications.

Autre défi majeur auquel le système de classification est confronté, bien sûr : les " fuites " et autres divulgations sans autorisation d’informations classifiées. Dans beaucoup de cas, des fuites peuvent légitimement permettre à l’opinion d’avoir connaissance d’activités douteuses ou controversées de l’Etat. Dans d’autres, elles peuvent perturber les activités militaires, diplomatiques ou de renseignement parfaitement légales. La diffusion spectaculaire par WikiLeaks d’un nombre considérable de documents militaires et diplomatiques classifiés a en tout cas poussé les autorités à réexaminer d’urgence le sujet. L’administration Obama a d’ores et déjà lancé cinq actions judiciaires contre des personnes soupçonnées d’avoir communiqué, à la presse notamment, des informations classifiées. Dont Bradley Manning, mis en cause dans le cas WikiLeaks et qui en raison de son appartenance à l’armée sera, lui, jugé par un tribunal militaire.

Des membres du Congrès préparent par ailleurs une loi pour renforcer les peines criminelles qui sanctionnent ces délits. Mais à la différence d’autres pays, ce n’est pas ici un délit de publier une information simplement parce que des officiels l’ont estampillée secrète. Le premier amendement de la Constitution protège vigoureusement la presse et empêche toute tentative qui viserait à entraver la liberté des médias. Le pays se trouve donc dans une situation de tension constructive entre les valeurs concurrentes de sécurité et de diffusion de l’information.

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