Japon : le paradis des espions

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Après 1945, aucune loi réellement dissuasive n'a remplacé la sévérité impériale et l'opinion est attachée à la transparence. Ce qui peut plonger la classe politique dans l'embarras, surtout quand les secrets de pays amis sont en jeu.

Le 4 novembre 2010, un officier des gardes-côtes japonais met en ligne une vidéo sur YouTube sous le pseudonyme senkakunotate. L’opinion publique découvre avec surprise son contenu. La vidéo montre la collision entre un chalutier chinois et un bateau des garde-côtes nippons, survenue le 7 septembre 2010 dans les eaux territoriales du Japon. Et revèle clairement que le bateau chinois en est responsable. Tokyo a tenté de dissimuler la vidéo pour ne pas mettre en péril ses relations diplomatiques avec Pékin, mais l’officier, mécontent des atermoiements du gouvernement, a décidé de rendre l’information publique. Cet incident confirme les failles du système qui encadre le secret d’Etat au Japon et dont les caractéristiques actuelles trouvent leur explication dans l’histoire du pays.

Avant la seconde guerre mondiale, l’armée, la marine et la police politique spéciale impériales luttent activement pour empêcher la fuite de secrets nationaux. Les textes alors en vigueur (Loi sur le secret militaire, Loi sur le secret national) menacent de mort ou de prison à perpétuité ceux qui diffusent intentionnellement des informations top secret. En 1944, un espion qui travaillait pour les soviétiques est exécuté lors d’une affaire restée célèbre.

A la fin de la seconde guerre mondiale, alors que les Etats-Unis occupent le Japon, ces différentes lois sont abolies mais aucune autre ne les remplace. Du coup, lorsqu’en 1954, un agent du KGB, Yuri Rastvorov, est démasqué et qu’un responsable du ministère japonais des affaires étrangères est inculpé de collaboration avec lui, l’accusation ne peut invoquer que la Loi sur le service public national, qui impose la confidentialité aux fonctionnaires civils, mais qui est assortie d’une peine maximale d’un an de prison. Durant toute la guerre froide, le Japon devient un paradis pour les espions soviétiques. Plusieurs affaires, Kononov (1971), Miyanaga (1980), Levchenko (1982), confirment la faiblesse de la loi.

Après avoir obtenu l’asile aux Etats-Unis, Stanislav Levchenko témoigne de l’ampleur des activités soviétiques clandestines au Japon, ce qui provoque une fièvre anti-espionnage au sein du gouvernement nippon. En juin 1985, le premier ministre Yasuhiro Nakasone présente un projet de loi sur les secrets d’Etat, mais doit reculer sous la pression d’une opinion publique en colère. Les Japonais, qui estiment que le pays a trop souffert du secret d’Etat pendant la seconde guerre mondiale, sont allergiques aux questions de renseignement. Conscients de cet état d’esprit, les responsables politiques hésitent à discuter ouvertement du sujet.

Aujourd’hui, la loi qui concerne les fonctionnaires civils fixe donc toujours une peine maximale d’un an pour ceux qui se rendent coupables de fuites. La Loi sur les forces d’auto-défense 1 adoptée en 2001 et qui encadre les secrets militaires (bouei-hi) porte, elle, la peine à cinq ans. Enfin, pour les renseignements top secret(tokkan-hi) que le Japon obtient des Etats-Unis dans le cadre de l’Accord de défense mutuelle, elle peut atteindre dix ans. Les secrets militaires américains sont donc considérés en principe comme plus importants que les propres secrets militaires japonais.

Par ailleurs, dans le domaine militaire, des règlements fixent des critères concernant ce qui doit être considéré comme secret : ce qui concerne les systèmes d’armes, les programmes, etc. Dans le domaine civil en revanche (affaires étrangères, police....), il n’y a pas de définition et de critères précis. Certains documents sont bien classés de niveau " hi" (de himitsu, qui signifie secret) mais contrairement au domaine militaire, cela n’a pas de force contraignante sur le plan légal. Et si un fonctionnaire les fait passer à la presse, il sera difficile de le sanctionner, tant l’appellation " hi " est confuse. En effet, en vertu d’une décision de la Cour suprême de 1977, " un secret est une information à ne pas divulguer et qui doit être traitée comme secrète ". A contrario, aux Etats-Unis, un secret est toute information dont la divulgation sans autorisation risquerait de provoquer des dommages exceptionnellement graves à la sécurité nationale ou une rupture dans les relations diplomatiques du pays.

Zoom Et en France... comment lever le secret-défense ?

La Commission consultative du secret de la défense nationale, créée par une loi de 1998, comprend cinq membres. Trois d’entre eux, dont son président, sont choisis par le chef de l’Etat sur une liste de six membres du Conseil d’Etat, de la Cour des comptes et de la Cour de cassation. Les deux autres sont respectivement désignés par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat. Lorsque, dans une affaire pénale par exemple, un magistrat demande à une administration la déclassification d’un document, la Commission rend un avis uniquement consultatif et non motivé, pour ne pas violer le secret. Le rapport annuel publié par la CCSDN en 2010 indique qu’elle est saisie en moyenne une vingtaine de fois par an et que le gouvernement suit très souvent son avis.

Dans le cas de la collision en mer de septembre 2010, le gouvernement japonais n’a pas, dans un premier temps, classifié la vidéo de l’accident, sans pour autant la diffuser. Au vu de son seul contenu et faute de critères précis, les responsables ont pu considérer qu’elle ne relevait pas du secret et l’ont donc mise en circulation sur leurs réseaux internes, la rendant ainsi accessible à tout officier. Un mois après la collision, le gouvernement a tenté, probablement sous pression chinoise, de classifier le film, mais il était trop tard.

En règle générale, la police et la justice japonaises placent les impératifs de l’enquête pénale au-dessus de la sécurité nationale. En 2007 par exemple, un officier a été accusé d’être responsable de la fuite de documents militaires secrets concernant le système de combat américain Aegis qui équipe certains navires de guerre nippons. A la grande fureur des Etats-Unis, les policiers et le procureur nippons ont saisi ces documents pour les besoins de l’enquête, bien qu’ils n’aient aucune habilitation pour en prendre connaissance. Et les magistrats ont pu y accéder pendant le procès.

Au vu des nombreuses brèches dans le système de protection du secret au Japon, de nouvelles fuites vers Wikileaks ou YouTube sont probables. Faute de critères précis fixés par la loi, le gouvernement japonais ne peut empêcher la diffusion de secrets nationaux qu’en les enfermant pour toujours dans des coffres sécurisés. Il faudra à l’avenir combler ce vide réglementaire. Ce qui suppose au préalable d’informer l’opinion sur les risques que cette vulnérabilité fait courir au pays, puis d’en débattre de manière ouverte au Parlement.

  • 1. Après la seconde guerre mondiale, le Japon a inscrit le refus du recours à la guerre dans sa Constitution. Formellement, il n’a donc pas d’armée, mais des Forces d’auto-défense.

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