Entretien

Entretien : "Attention à la médicalisation de problèmes sociaux"

6 min
Arthur Kleinman psychiatre et anthropologue

Est-il possible d’utiliser dans les pays en développement les méthodes qui ont été élaborées en Occident pour traiter les maladies mentales ?

Arthur Kleinman. Il est possible d’utiliser ces méthodes en les adaptant. Mais nous sommes confrontés surtout à un manque considérable de moyens. Dans la plupart des pays développés, la santé mentale représente environ 10 % de l’ensemble des dépenses de santé alors que dans les pays les plus pauvres, ce pourcentage n’atteint même pas 1 %. Conséquence : en Afrique par exemple, il y a souvent un seul psychiatre pour un million d’habitants, et il en va de même pour les infirmières psychiatriques ou les travailleurs sociaux. Qui plus est, les rares professionnels disponibles sont généralement concentrés dans la capitale et exercent dans le secteur privé. De leur côté, les médecins généralistes ne sont généralement pas formés pour traiter ce genre de troubles. En outre, ils sont déjà débordés par les maladies infectieuses et chroniques.

Ces dernières années, plusieurs études ont montré qu’un jeune titulaire du bac correctement formé pouvait, au sein d’un centre de santé primaire, diagnostiquer et traiter efficacement des dépressions et des troubles de l’anxiété. Pour ce type d’affections, c’est sans doute l’approche la plus prometteuse pour l’avenir dans les pays les plus démunis. Mais pour les schizophrénies et les autres psychoses, il faut vraiment un personnel psychiatrique de haute qualification.

Les thérapies traditionnelles, utilisées par des guérisseurs locaux, peuvent-elles compenser le manque de moyens ?

A. K. Pour l’instant, nous ne disposons pas de preuve scientifique convaincante qui montre que les méthodes traditionnelles sont efficaces pour traiter les désordres mentaux les plus graves, notamment les psychoses. En ce qui concerne la dépression, les éléments de preuve sont peu nombreux et laissent penser que l’effet des méthodes est modeste au mieux. Dans certains cas, ces guérisseurs peuvent même aggraver la situation du malade. Mais il n’y a pas encore eu assez de recherches pour évaluer sérieusement l’impact de ces méthodes. Souvenons-nous qu’il en a été de même en Occident à partir du milieu du XIXe siècle : cela a pris un siècle environ pour déterminer quel type de méthodes traditionnelles était efficace ou pas.

Cela étant, les psychiatres formés selon des méthodes occidentales et les guérisseurs traditionnels peuvent travailler ensemble. Il y a eu de très bons exemples de telles coopérations un peu partout en Inde, en Amérique latine, en Afrique de l’Ouest... Un grand psychiatre de l’université de Bordeaux, Henri Collomb, fondateur de la revue Psychopathologie africaine, a travaillé dans les années soixante au Centre hospitalier de Fann à Dakar avec des guérisseurs. Cependant, de telles expériences sont souvent éphémères et prennent fin avec les personnalités charismatiques qui les ont inspirées.

Faut-il prendre en compte la culture des patients dans le traitement de la maladie mentale ?

A. K. Un traitement psychiatrique ne sera pas efficace s’il ne prend pas la différence culturelle en compte. Et de fait, cette dimension est beaucoup mieux intégrée en Europe et en Amérique depuis une vingtaine d’années. Mais il faut penser les facteurs culturels dans leur environnement. Nous appartenons tous à un " monde local ". Le " monde local " d’un habitant de Seine-Saint-Denis ne sera pas le même que celui d’un résident du seizième arrondissement de Paris. Du coup, leur façon d’aborder la maladie mentale sera différente et il faut en tenir compte dans les services qui sont mis en place. Ainsi, de nombreux habitants de Seine-Saint-Denis d’origine africaine ou arabe notamment, seront sans doute moins spontanément réceptifs à une approche psychanalytique, qui a été davantage développée dans les milieux européens aisés. Attention : il ne s’agit pas seulement de croyances culturelles, mais aussi de situation sociale, économique bien sûr.

J’ai souvent observé des erreurs de diagnostic parce qu’une équipe médicale travaillant auprès d’immigrés, venus de pays du Sud par exemple, se focalisait sur la dimension culturelle alors que le problème essentiel du patient était tout autre : je me souviens d’un pédiatre en Californie qui avait consulté un anthropologue au sujet d’un jeune patient venu du Mexique, un petit garçon de 4 ans, séropositif. Il vivait avec son père, sa mère étant décédée du sida. Le pédiatre, observant que régulièrement, le père n’emmenait pas son fils aux consultations, avait supposé que cet homme avait un blocage culturel face au sida et aux traitements. L’anthropologue a constaté qu’en réalité, il était bien informé (grâce à une association d’aide aux malades d’origine mexicaine) et que son problème était tout autre : il travaillait comme chauffeur de bus, avec de longues journées de travail, souvent tard le soir - et était très mal payé. Il n’avait simplement pas le temps d’emmener régulièrement son fils aux consultations. Prendre en compte l’ensemble de son " monde local " était plus important que de supposer chez lui une différence culturelle radicale.

Quel rôle jouent les laboratoires pharmaceutiques dans la promotion des méthodes de soins en matière de santé mentale ?

A. K. Les firmes pharmaceutiques sont extrêmement puissantes dans le domaine de la santé mentale. Elles ont clairement influencé l’Organisation mondiale de la santé et l’Association américaine de psychiatrie, pour le système de classification des médicaments par exemple. Et il y a beaucoup de conflits d’intérêt dans le monde de la psychiatrie aujourd’hui. Dans les pays riches, ces firmes ont été très actives dans la médicalisation de problèmes sociaux mais que l’on présente comme des problèmes psychiatriques pour lesquels il existe un traitement pharmaceutique. Prenez les troubles de déficit de l’attention chez les enfants : certains en sont effectivement affectés, mais beaucoup d’autres auxquels on applique ce diagnostic souffrent de problèmes liés en réalité à la situation économique de leur famille.

Dans le même temps, l’utilisation de médicaments est cruciale pour traiter les dépressions et les psychoses. Et si dans les zones urbaines des pays industrialisés, nous assistons à une surconsommation d’antidépresseurs, par exemple, dans la plupart des pays en développement, c’est en général l’inverse : de nombreux malades n’ont absolument aucun accès à de tels médicaments, qui sont pas disponibles ou sont trop coûteux. Il faut cependant affiner ce constat à l’échelle de chaque pays. En Chine, des études montrent que dans les régions rurales du pays, 90 % des dépressions qui pourraient être traitées ne le sont pas alors que dans de grandes villes, on commence à observer une surutilisation des antidépresseurs, comme aux Etats-Unis ou en France.

Au-delà du seul accès aux médicaments, la lutte contre le sida a fait l’objet d’une mobilisation des gouvernements, des Nations unies, des ONG, des médias, de personnalités. Cela a permis de consacrer beaucoup d’argent à la lutte contre la pandémie, notamment via la mise à disposition d’antirétroviraux pour les malades. Hélas, aucun effort comparable n’a été fait pour la santé mentale. C’est en partie un échec des psychiatres eux-mêmes et des professionnels du secteur, qui ne montrent pas un grand intérêt pour la dimension mondiale des questions de santé mentale et des inégalités entre pays en la matière. PROPOS

Propos recueillis par Yann Mens

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