La modernisation inachevée

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De plus en plus diplômés mais toujours sans travail, les jeunes arabes ont fait les frais des choix économiques de régimes prédateurs. Comment les pouvoirs qui se mettent en place vont-ils mettre fin à la précarité des nouvelles générations ?

Par Yann Mens

C’est une bombe à retardement qui menace les révolutions arabes. Les dictateurs qui ont perdu le pouvoir en Tunisie, en Egypte, en Libye et peut-être ailleurs demain n’auront pas seulement laissé derrière eux le souvenir de leurs rapines et de leurs crimes. Ils auront aussi légué aux nouveaux régimes des économies incapables, en l’état actuel du moins, d’affronter les défis auxquels ces sociétés sont confrontées. Des défis qui tiennent notamment au décalage entre la démographie de la région et ses capacités productives.

Les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sont jeunes, très jeunes. La tranche des 15-24 ans comptait 44,6 millions de personnes en 1980. Elle atteint aujourd’hui près de 90 millions, soit un cinquième de la population. (voir infographie n° 1). Certes, entre-temps, la région a connu une impressionnante transition démographique. Le taux de fécondité, qui était de 6,2 enfants par femme en 1980, est passé à 4,8 en 1990, et s’établit aujourd’hui à 3,1, avec de sensibles variations d’un pays à l’autre (1,9 en Tunisie contre 4,9 au Yémen). Mais en raison du grand nombre de jeunes qui seront en âge d’avoir des enfants dans les décennies à venir, l’effectif des 15-24 ans va encore grimper : il devrait culminer à 94 millions en 2030 pour baisser légèrement à 92,7 millions en 2040.

1-Evolution du nombre de 15-24 ans au Moyen-Orient et en Afrique du Nord
2-Evolution du taux de scolarisation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord
3-Taux de chômage des 15-24 ans comparé entre régions du monde

Ces jeunes ne sont pas seulement de plus en plus nombreux. Ils sont aussi de plus en plus formés. Les pays arabes ont fourni depuis les années 1970 un considérable effort dans le domaine de l’enseignement (voir infographie n° 2). Cet effort n’a pas profité de manière égale, dans le cas de l’université surtout, aux différentes classes sociales. En revanche, dans l’ensemble du monde arabe, il a permis aux filles de rattraper en grande partie leur retard en matière de formation. Voire de le dépasser, puisque dans plusieurs pays elles sont aujourd’hui majoritaires dans les facultés.

Record mondial de chômage

A priori, avoir un grand nombre de jeunes mieux formés n’est pas un handicap pour le monde arabe. Sur le papier, c’est même un avantage puisque le ratio entre population active et population dépendante (enfants, personnes âgées) est alors favorable. Mais, dans la réalité, de nombreux travailleurs potentiels dans la région n’ont pas d’emploi. Le taux de chômage global s’élève à 10 %, selon des statistiques officielles volontiers sous-évaluées. Mais, surtout, il bat des records mondiaux pour les jeunes, aussi bien en Afrique du Nord (24 %) qu’au Moyen-Orient (23 %) (voir infographie n° 3). Dans des pays comme le Maroc, l’Algérie ou la Jordanie, il est même plus élevé pour les jeunes titulaires d’un diplôme universitaire que pour les bacheliers 1. Et si les filles sont bien mieux formées désormais, elles restent très désavantagées sur le marché du travail (lire p. 36).

Achat de la paix sociale

Dans la lutte contre le chômage des jeunes, certains pays s’en tirent mieux que d’autres (voir carte page suivante). Mais ce ne sont pas toujours ceux que la nature a dotés a priori des meilleurs avantages. De grands producteurs de pétrole du Golfe persique ont certes une proportion de jeunes chômeurs moindre que de faibles producteurs (Egypte, Tunisie) ou a fortiori des non-producteurs (Jordanie, Liban, Mauritanie...). Mais d’autres sont à la peine (Arabie Saoudite). Et certains grands exportateurs d’hydrocarbures ont des résultats désastreux. Ainsi de l’Algérie, dont le taux de chômage des jeunes est le plus élevé de la région (45,6 %), juste devant l’Irak qui se relève de la guerre de 2003.

Carte des pays arabes avec, pour chacun, PNB par tête, part des exportations d’hydrocarbures en % du PNB et taux de chômage des jeunes

S’il n’est pas exclusif, comme le prouve la Libye voisine (lire p. 33), le cas algérien est emblématique d’une gestion passive de la rente pétrolière. Le pays n’a pas profité de ses ressources en hydrocarbures, secteur qui emploie peu de main-d’oeuvre, pour diversifier son économie, les autorités se contentant, comme elles l’ont fait au printemps dernier 2, d’acheter la paix sociale en redistribuant ponctuellement une partie des recettes pétrolières, captée pour l’essentiel par la nomenklatura.

Créneaux de spécialisation

La rente en or noir n’a pas bénéficié aux seuls pays producteurs. A travers les investissements des monarchies du Golfe notamment, mais surtout grâce aux envois d’argent des émigrés dans les pays pétroliers à leurs familles, le Yémen, la Tunisie, le Liban ou l’Egypte en ont touché les dividendes. Des dividendes erratiques cependant, puisque liés aux variations des cours de l’or noir sur les marchés internationaux, et aussi aux éventuelles situations de conflit (Irak, Libye). A défaut d’hydrocarbures abondants, certains pays ont tiré sur d’autres rentes. Ainsi de l’Egypte qui perçoit des droits de passage sur le canal de Suez et qui a monnayé en aide américaine sa position stratégique dans la région (lire p. 35). Mais tout cela ne fournit pas la base d’une économie productive susceptible de développer un nombre important d’emplois. Or il y a urgence : la Banque mondiale estime que les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont besoin d’en créer chaque année entre 6 et 7 millions pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail, alors que, dans les années 2000, ils en ont produit seulement 3,2 millions en moyenne 3. Les pays qui n’avaient que peu ou pas du tout de rente ont cherché des créneaux de spécialisation, notamment en visant le marché européen proche. C’est dans cette logique que la Tunisie et le Maroc ont fait de leur bas niveau de salaire un avantage comparatif dans des activités comme le textile. Faible niveau de salaire, mais aussi faible qualification... Cette politique s’est révélée incohérente avec l’investissement en matière d’enseignement qui, dans le même temps, s’efforçait d’élever le niveau de la main-d’oeuvre disponible. Ces pays voudraient aujourd’hui monter en gamme, mais ils se trouvent souvent en concurrence avec des pays d’Asie et sont confrontés à un marché européen lui aussi frappé par la crise (lire p. 43).

4 et 5-Contribution des différents secteurs économiques à l’emploi

L’incapacité des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à créer un grand nombre d’emplois de qualité suffisante se reflète dans la composition sectorielle de leur économie (voir infographie n° 4, p. 31). Le secteur minier, et principalement les hydrocarbures, concentre une toute petite fraction de la main-d’oeuvre. De même, l’industrie fournit encore un nombre limité d’emplois, par opposition à l’agriculture où le niveau de qualification et la valeur ajoutée sont faibles, mais surtout par rapport aux services. Ceux-ci sont souvent dominés par le secteur public (voir infographie n° 5, p. 31). En Jordanie, en Irak ou en Algérie, celui-ci représente ainsi plus de 30 % des emplois. Pour nombre de jeunes diplômés, comme en Syrie (lire p. 38) il reste un idéal, mais de plus en plus difficile à atteindre. Un idéal parce que contrairement au secteur privé formel et surtout au secteur informel, il garantit la sécurité de l’emploi, mais aussi des prestations sociales (retraite, congés maternités...). De plus en plus difficilement inatteignable parce que, contrairement aux décennies précédentes où les diplômés bénéficiaient souvent d’un accès quasi-automatique à la fonction publique, de nombreux pays arabes en difficulté budgétaire, comme la Tunisie, l’Egypte ou le Maroc, ont été contraints durant les années 1980 et 1990 de se soumettre, en échange de l’aide des institutions financières internationales, à des programmes d’ajustement structurel dont l’une des principales mesures consistait à réduire la taille du secteur public.

Même si les divers régimes ont appliqué cette purge à reculons, notamment parce qu’elle menaçait leur pouvoir et leur base politique, sa mise en oeuvre s’est traduite par de moindres embauches dans l’administration et par des privatisations d’entreprises publiques débouchant sur des licenciements.

Salaires de misère

Réduction du secteur public d’un côté, trop faible développement d’un secteur privé créateur d’emplois qualifiés de l’autre... Les pays arabes ont vu du coup grossir un secteur informel aux salaires de misère vers lequel se tournent les nombreux jeunes qui, surtout dans les petites villes et les zones rurales, n’ont pas les moyens d’attendre l’emploi rêvé dans l’administration (lire encadré ci-contre). Il leur permet tout juste de survivre, " assignés à résidence sous la dépendance matérielle et morale de leurs pères ", selon l’expression de l’économiste Mouhoub El Mouhoud 4. A cette frustration lourde de colère, les nouveaux régimes arabes doivent maintenant commencer à répondre.

  • 1. " Job Creation in the Arab Economies: Navigating Through Difficult Waters ", Jad Chaaban, Arab Human Development Report, UNDP, Research Paper Series, 2010, p. 20.
  • 2. Lire Alternatives Internationales, n° 52, septembre 2011.
  • 3. Investing for Growth and Jobs, The World Bank MENA, septembre 2011.
  • 4. Economie politique des révolutions arabes, L’ENA hors les murs, septembre 2011.

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