Entretien

Mourir pour quoi ?

10 min
Bernard Thorette officier supérieur
Alain Joxe sociologue

Les armées françaises ont combattu en ex-Yougoslavie et en Libye. Elles continuent de le faire en Afghanistan. Quand la France doit-elle entrer en guerre dans un conflit qui ne concerne pas son territoire ?

Bernard Thorette. Si l’on s’en tient à son acception classique, la guerre suppose un acte juridique : une déclaration. La France a déclaré la guerre en 1914, en 1939... Mais elle ne l’a fait ni en Indochine, ni en Algérie. De même, l’intervention en Bosnie a évidemment été vécue comme une guerre par les combattants et les civils qui l’ont faite ou subie, mais les pays occidentaux qui s’y sont engagés ne sont pas formellement entrés en guerre. Au départ, ils entendaient simplement intervenir dans le cadre d’une mission d’interposition de l’ONU. Et ce n’est que par la suite qu’ils ont été amenés à participer à des combats. En Afghanistan de même, la France est aujourd’hui impliquée sans avoir jamais déclaré entrer en guerre. La décision d’employer la force militaire en Libye est sans doute ce qui ressemble le plus à une entrée en guerre, mais là encore sans en avoir la forme juridique stricte. Il faut sans doute sortir de la définition classique de la guerre, trop restrictive, face à la complexité des conflits d’aujourd’hui.

Alain Joxe. Il y a guerre à mon sens lorsque des unités militaires au sens large, et donc pas uniquement des armées régulières, sont au combat. Il s’agit d’un phénomène socialement collectif dans lequel les corps armés en présence représentent, de fait sinon de droit, une identité politique. Cette définition me paraît mieux correspondre à la réalité actuelle. Plutôt que d’une entrée en guerre, il faudrait dire que la France décide une opération militaire, qui devient une guerre si elle rencontre sur le terrain une opposition armée organisée.

Dans quels cas la France doit-elle le faire ?

B. T. Plusieurs critères entrent en jeu au moment d’en décider. L’intérêt bien sûr, qui peut être humanitaire, politique, éthique... La légitimité internationale, qui est souvent fournie par le Conseil de sécurité des Nations unies, mais l’intervention de l’Otan au Kosovo s’est faite sans cette caution. La légitimité nationale ensuite, qui est apportée par un vote du Parlement, lequel en France n’intervient généralement qu’en cours de conflit, et aussi par le soutien de l’opinion publique, plus difficile à mesurer. Deux autres critères, techniques, doivent aussi être pris en compte. Le pays a-t-il la capacité, les moyens de tenir si la crise dure ? Comment envisage-t-il les sorties possibles au conflit ?

A. J. En pratique, la légitimité nationale sera d’autant plus forte qu’elle coïncidera avec les intérêts bien compris du pays qui a recours à la force armée. L’intervention de la France en Libye peut s’expliquer à la fois par sa volonté d’aider les démocrates de ce pays à se libérer d’un tyran que Paris avait auparavant soutenu, mais aussi de ne pas laisser les ressources pétrolières sombrer dans l’anarchie ou lui échapper totalement. Une raison idéaliste et une raison réaliste.

Qu’est-ce qui motive l’intervention en Afghanistan où la France n’a pas d’intérêts directs, notamment économiques ?

B. T. C’est un cas exemplaire d’engrenage imparable. Rappelons la chronologie. Après le 11 Septembre, les Etats-Unis lancent une guerre, de légitime défense à leurs yeux, contre le régime des talibans, protecteur d’Al-Qaida. La France et le Royaume-Uni comprennent que pour des raisons politiques (l’alliance avec les Etats-Unis) et stratégiques (la lutte contre le terrorisme), ils doivent être présents dans la résolution de cette crise. Paris envoie donc quelques unités. Une fois le régime taliban tombé, la conférence de Bonn prépare la reconstruction du pays et, cette fois, l’Europe dans son ensemble souhaite participer. La France s’engage dans l’aide à la formation de l’armée nationale afghane. Mais dès 2003-2004, les talibans reconquièrent du terrain. Petit à petit, les troupes françaises se trouvent engagées dans des combats, et plus seulement dans la reconstruction. A chaque pas de cette progression dramatique, des décisions formelles ont été prises, même si ce n’étaient pas juridiquement des déclarations de guerre.

A. J. Lorsque les talibans ont reconquis du terrain, la France est restée sur place pour poursuivre une mission qui en réalité était devenue impossible en raison de l’intensité des combats. Même si elle avait des réserves, elle a suivi la stratégie américaine sans vraiment la discuter. Nicolas Sarkozy a même accru le nombre de troupes sur place pour montrer aux Etats-Unis que la France était un bon allié, un membre exemplaire de l’Otan dont le président voulait qu’elle réintègre le commandement militaire intégré, alors qu’il aurait mieux valu réduire le contingent français, voire le retirer, pour montrer aux Etats-Unis qu’ils faisaient fausse route.

Lorsqu’un gouvernement envisage de lancer une opération, qu’est-ce que les militaires peuvent anticiper de son évolution et des moyens nécessaires pour la mener à bien ?

B. T. Ce type de planification commence en général avant qu’une crise débouche sur un conflit armé ouvert. Les responsables militaires s’efforcent de réunir tous les éléments techniques pour que les responsables politiques puissent décider en connaissance de cause. Mais il reste toujours une part considérable d’incertitude, car le " brouillard de la guerre ", selon l’expression de Carl von Clausewitz, ne se dissipe jamais tout à fait, malgré la précision de plus en plus grande des moyens de surveillance satellitaire et aérienne. Car dans un pays comme l’Afghanistan, ces moyens ne permettent pas de savoir où se cachent des petits groupes de talibans, ou de distinguer un paysan d’un combattant.

A. J. En réalité, c’est le plus souvent dans les fins politiques qui sont fixés à l’action armée que se trouve l’erreur originelle. Et non dans une mauvaise évaluation militaire du terrain ou des moyens. On peut vouloir écarter les talibans et fonder une démocratie en Afghanistan. Mais des intervenants étrangers surarmés sous commandement américain n’ont ni les moyens adaptés, ni une compréhension suffisante de la société locale pour le faire, sans prendre la figure d’envahisseurs occupants.

L’action en Libye est présentée comme un succès européen. Mais aurait-elle été possible sans les moyens américains mobilisés dans le cadre de l’Otan ?

B. T. La France et la Grande-Bretagne ont montré qu’ils avaient la volonté d’agir, mais l’Otan (et à travers elle les Etats-Unis) a mis à leur disposition ses capacités de planification, de surveillance aérienne, de ravitaillement en vol des avions... Autant de ressources dont Paris et Londres ne disposaient pas en nombre suffisant. Ce qui confirme que douze ans après le sommet d’Helsinki qui en avait lancé les prémisses, l’Europe de la défense n’a pas abouti. La France n’a pas été suivie par la plupart de ses voisins qui privilégient une Otan marquée par la prédominance militaire des Etats-Unis, mais qui leur coûte moins cher.

A. J. Si la France et la Grande Bretagne, suspects vu leur longue complicité avec le régime à abattre, avaient opéré seuls en Libye, ils auraient sans doute dû être plus astucieux, envoyer plus rapidement des conseillers au sol, seules les troupes d’occupation étant exclues par l’ONU. Et peut-être que, du coup, l’opération aurait duré moins longtemps. Mais faute de l’avoir essayé, ils ont eu besoin de beaucoup de munitions et on ne saura jamais si les Etats-Unis étaient indispensables ou pas.

Comment les pertes chez l’ennemi, civiles notamment, sont-elles prises en compte dans l’emploi de l’arme aérienne ?

B. T. Il faut s’efforcer de remplir la mission en faisant le moins de victimes possibles dans la population parce que c’est avec elle que l’on devra ensuite construire la paix. En Afghanistan ou en Libye, les pilotes français ont eu pour instruction de ne pas lâcher leurs bombes s’ils perçoivent le risque de faire des victimes civiles. A terre, ce genre de précautions est beaucoup plus difficile à prendre. Car le danger peut survenir n’importe quand, et il faut réagir extrêmement vite.

A. J. Les doctrines d’emploi de l’arme aérienne sont très différentes d’un pays à l’autre. Aux Etats-Unis, l’objectif est de tuer l’ennemi depuis les airs, d’annihiler sa résistance en l’assommant. Dans sa version extrême, cela aboutit au largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Certes les Etats-Unis ont affiné cette stratégie avec l’emploi de bombardements ciblés, l’utilisation de drones, mais la logique reste la même. Et la victoire contre les troupes de Saddam Hussein en 2003 en Irak les a renforcés dans cette doctrine. Mais quand une armée a employé des bombardements massifs, elle peut difficilement convaincre ensuite la population locale qu’elle est là pour la libérer.

Par ailleurs, en écrasant l’ennemi, on passe d’une logique de guerre à celle d’une opération de police. Et ceci est lourd de conséquences. Dans une guerre, le vaincu est contraint à un moment donné de reconnaître sa défaite, de négocier la paix. L’issue est donc politique. A l’inverse, dans une opération de police, les policiers n’ont pas à négocier avec le délinquant. Le combat policier est plus extrémiste que le militaire. Il force le vaincu à subir, sans la reconnaître politiquement, la loi des vainqueurs.

Quelle est aujourd’hui la capacité de la société française à supporter la mort de soldats français en opération ?

B. T. Dans mes anciennes fonctions de chef d’état-major de l’armée de terre, j’ai eu à annoncer plusieurs fois à des parents la mort en opération d’un de leurs fils. Et aujourd’hui, je préside Terre Fraternité 1, une association, qui vient en aide aux familles de soldats blessés ou tués. Le soldat peut avoir à donner la mort et à la recevoir. L’officier peut avoir à engager ses subordonnés dans une action où ils risquent de périr. L’armée accepte donc de payer le prix du sang et le paie. Mais qu’en est-il de la capacité de la société à endurer ces pertes ? Depuis la fin de la guerre d’Algérie, la France a perdu 620 hommes dans des opérations extérieures. C’est un chiffre élevé, mais sans commune mesure avec les morts des conflits précédents. La France n’est plus habituée à des pertes massives. Si demain, elles venaient à se produire, cela changerait totalement l’appréciation de l’opinion sur les opérations extérieures. S’il n’y a pas une réelle convergence entre le soldat, ses chefs, les gouvernants et la nation tout entière autour du sens donné à une action militaire et de sa légitimité, les pertes peuvent vite devenir insupportables.

A. J. Il y a des différences entre pays, dans cette capacité à endurer un grand nombre de morts. En Afghanistan, les Canadiens ont subi proportionnellement des pertes importantes sans que l’opinion publique ne manifeste d’opposition fondamentale. Peut-être parce qu’il s’agit d’une armée de professionnels.

B. T. Je ne le pense pas. Aux Etats-Unis et au Canada, le terme employé pour parler des soldats, les " boys " (les garçons) est familial, affectif. Les " boys " représentent vraiment la nation. Il n’y a pas d’équivalent dans le vocabulaire en France. Le Canada est une grande nation dotée d’une petite armée. Et le fait de supporter des pertes lourdes est sans doute une façon pour elle de montrer au monde son engagement, sa solidarité.

A. J. C’est sans doute aussi parce que les Canadiens comme les Français, n’ont jamais abandonné les missions de reconstruction. La conscription a été supprimée, en France également, mais l’idée d’une armée de citoyens défendant les civils et les droits de l’homme reste ancrée dans la conscience collective. Et par exemple les " marsouins " (infanterie de marine) conservent du passé colonial certaine version idéalisée de la mission de pacification s’inspirant du général Gallieni à Madagascar et de Lyautey au Maroc, plutôt que de Bugeaud durant la conquête de l’Algérie

Propos recueillis par Yann Mens

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !