Espagne : indignation abstraite, actions concrètes

4 min

Pionniers de la mobilisation, les Espagnols n'occupent plus les places publiques mais certains transforment l'essai en investissant, avec leurs méthodes et leurs convictions, l'espace politique local.

Par Yann Mens

Mal leur en a pris. A la mi-mai 2011, les policiers délogent manu militari une poignée de jeunes qui campent au centre de Madrid, après une manifestation convoquée sur les réseaux sociaux. Dès le lendemain, ce sont des milliers de personnes qui s’installent sur la place. Une gigantesque acampada (un campement) s’improvise. Des campements semblables s’installent dans les grandes villes d’Espagne. Le mouvement du 15-M (15 mai) est né.

Los Indignados (Les Indignés) font preuve d’un grand savoir-faire. Les campements sont dotés de sonos qui permettent la tenue de grandes assemblées générales. Tous leurs participants ne dorment pas sur place, mais beaucoup y viennent avec leurs sacs de couchage. Le ravitaillement s’organise. Surtout, des règles de débat permettent à chacun de prendre part au dialogue, un langage de signes régule les échanges. Des commissions, chargées des questions logistiques, et des groupes de travail, plus politiques, sont formés. Avec une règle : pas de représentant permanent, seulement des porte-parole tournants qui doivent juste rendre compte aux assemblées générales de ce qui s’est dit dans les commissions et les groupes. Cette rotation déroute les médias, qui cherchent des personnalités à interviewer. Mais c’est bien l’objectif des Indignés : casser les moules habituels de la démocratie représentative. Ici on ne prend de décision que par consensus. Autre obsession : n’être récupéré par personne. Ni parti politique, fût-il minoritaire. Ni syndicat, car les deux plus grands ont accepté quelques mois plus tôt le recul de l’âge de la retraite.

Révolution intérieure

Même si tous les âges se croisent dans les assemblées, ce sont bien des 18-35 ans qui expriment leur ras-le-bol. Depuis 2005, l’expression " mileuristas " (ceux qui gagnent mille euros) désigne tous les jeunes qui, malgré leurs diplômes, courent de petits boulots en contrats précaires. La crise est venue aggraver leur situation, avec un taux de chômage des jeunes de près de 50 %, le plus élevé d’Europe. Comme l’observe Juan Enrique Serrano-Moreno, chercheur en histoire contemporaine à Paris-I qui a participé à l’acampada de Murcie, " il s’agit d’une rupture profonde pour l’Espagne contemporaine : contrairement aux espoirs que leurs aînés avaient placés dans la promotion par le diplôme et le travail, les générations actuelles ont le sentiment que leur avenir sera pire que celui de leurs parents. Plus qu’une critique du capitalisme en soi, c’est un changement des relations humaines que réclament les Indignés. Contre l’individualisme et le consumérisme, ils appellent à plus de solidarité. Et pour cela, à une révolution intérieure de chacun ".

Les campements sont la première expérience politique de nombreux participants. Leur génération n’a connu que la transition démocratique post-franquiste, marquée par l’alternance au pouvoir du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et du Parti populaire (PP), régulièrement entachée par les accusations de corruption sur fond de scandales immobiliers. Même la gauche plus radicale ne trouve pas grâce à leurs yeux. Et les assemblées demandent notamment l’organisation de référendums sur tous les sujets importants pour l’avenir du pays. Soucieux de se placer sur un autre terrain que le jeu des partis, le 15-M refuse de donner des consignes électorales aux élections, notamment lors des législatives du 20 novembre, qui voient, comme prévu, la droite chasser les socialistes du pouvoir.

Héritiers de l’autogestion

Pour autant, les règles de fonctionnement du 15-M et les nombreuses thématiques dont il débat (pouvoir des banques, privatisation de l’éducation) ne tombent pas de nulle part 1. Les procédures de délibération des acampadas sont héritées des centres sociaux autogérés qui existent un peu partout en Espagne. De même, alors que la crise voit se multiplier les expulsions, la question du logement est de longue date le cheval de bataille du mouvement Okupa, qui squatte les logements vides.

Depuis que les campements ont été progressivement levés à l’été, ce sont sans doute ces mouvements, ou en tout cas la politique locale, qui ont le plus bénéficié de la mobilisation du mouvement 15-M. Certes, comme l’observe pour Madrid, la sociologue Héloïse Nez, enseignante en science politique à Paris-XIII, la participation dans les assemblées de quartier aujourd’hui est sans commune mesure avec celles des campements. Et faute de volontaires, les porte-parole sont souvent les mêmes.

Mais une partie des jeunes, qui ont fait leur apprentissage politique sur les places, sont toujours là. Et ils s’impliquent dans des actions très concrètes, par exemple, en s’opposant physiquement aux expulsions de ceux qui ne peuvent plus rembourser leur emprunt immobilier. Mais aussi en créant des réseaux de troc ou des coopératives, autant d’espaces qu’ils veulent alternatifs au fonctionnement majoritaire du système capitaliste. Les procédures ont changé aussi : le consensus, jugé paralysant, a souvent été abandonné au profit d’une majorité qualifiée. Même si, sans doute, beaucoup s’en défendent, les Indignados d’aujourd’hui pourraient bien être les élus locaux de demain.

  • 1. Sélim Smaoui, " Indignados : vers une sortie du néolibéralisme ? ", Economia n° 13, novembre 2011-Février 2012

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet