Idées

L’économie algérienne ne s’est pas libérée

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Cinquante ans après avoir mis fin à la colonisation française, l'Algérie vit sous la dépendance totale des hydrocarbures. Gérée de manière opaque, la rente que rapporte l'or noir a progressivement tué le secteur productif tandis que sous couvert de nationalisme, l'investissement étranger est découragé.

En cette année du cinquantième anniversaire de l’indépendance, l’économie algérienne apparaît clairement comme peu diversifiée et dominée par une logique rentière liée à l’exploitation des hydrocarbures. Depuis le début des années 2000 surtout, ceux-ci représentent 35 à 40 % du produit intérieur brut (PIB), 65 à 70 % des recettes budgétaires de l’État et 98 % des recettes d’exportations. Toutes les autres activités de production de biens sont en régression. Ainsi, le 21 octobre 2010, dans sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée populaire nationale, le premier ministre Ahmed Ouyahia pouvait-il affirmer : "Malgré quelques reprises, l’industrie se voit de plus en plus marginalisée et n’a participé qu’à près de 5 % de la valeur ajoutée globale de l’année dernière, soit moins que la part des services de l’administration". La situation présente de l’économie algérienne doit être réinscrite dans le cours de l’histoire du pays, depuis l’indépendance et selon quatre grandes périodes.

La première (1962-1965) se caractérise, dans un contexte politique et institutionnel relativement confus, par la volonté de poser les premiers jalons d’une politique économique "socialiste", tout en prenant en charge les nombreux problèmes d’une société extrêmement traumatisée par la guerre qui vient de s’achever. Ainsi, cette phase apparaît davantage dominée par un ensemble de dynamiques politiques et idéologiques, que par la mise en oeuvre de principes réellement structurants de l’économie nationale, à l’exception des textes de mars 1963 qui organisent les modalités de fonctionnement de l’autogestion dans l’agriculture et dont les principes seront ensuite étendus à d’autres secteurs d’activité.

La deuxième période (1965-1978) voit s’affirmer une politique qui, de manière volontariste, vise à mettre en place un système productif national contrôlé par le secteur public. Le recours à "l’État-entrepreneur" apparaît à l’époque comme une option incontournable en raison de la faiblesse des capacités nationales en la matière (l’absence d’entrepreneurs, notamment), elle-même liée au type de colonisation qu’a connu le pays. Si dans sa formulation, le "modèle" se veut équilibré, il sera vite caractérisé, dans sa mise en oeuvre, par des déséquilibres croissants au détriment de l’agriculture et en faveur du secteur industriel. Ce dernier est destiné à fonctionner comme un attribut tangible de la modernité et un moteur du développement, mais sa centralité croissante aura de lourdes conséquences directes sur l’ensemble de la société. La nationalisation des hydrocarbures en 1971 jouera un rôle absolument décisif, car c’est elle qui va fournir les indispensables ressources financières exigées par l’accumulation projetée, étant donné les énormes besoins en investissements, notamment dans le secteur industriel dont la base originelle était très faible. Mais en même temps, est introduite dans le fonctionnement de l’économie - et, progressivement de manière plus large, dans celui de toute la société - une logique de rente qui va être à l’origine de beaucoup de dysfonctionnements majeurs en l’absence de mécanismes transparents de contrôle. Les performances globales de l’économie sont donc faibles, surtout en terme de compétitivité, eu égard aux normes du marché mondial. Lorsque s’achève cette deuxième phase historique dont la cohérence de la vision - notamment en termes de logique productive - est indéniable, la crise du modèle économique postulé est de plus en plus évidente, tant sa mise en oeuvre a fait apparaître de nombreux déséquilibres et blocages.

La sécurité d’abord

La troisième période (1979-1991) est dominée par une volonté de réforme du mode de régulation de l’économie allant dans le sens d’un renforcement des principes liés à l’économie de marché et à l’ouverture sur le marché mondial. Divers processus vont donc être engagés, qui se poursuivront tout au long de la décennie 1980, mais dont les résultats en terme de transformation effective des réalités économiques et sociales visées seront relativement faibles. En effet, comme le prouveront les "événements d’octobre 1988" marqués par de grandes manifestations qui incarnent une rupture dans l’histoire du pays 1, il existait un trop fort décalage entre la volonté affichée de réforme et la capacité politique réelle d’action en direction de la société, du fait des divergences au sommet de l’État. Dès lors, cette phase s’achève dans une impasse politique d’une gravité sans précédent et les préoccupations d’ordre économique sont reléguées au second plan, loin derrière les urgences politiques et même sécuritaires.

La quatrième période (depuis 1992) va consacrer progressivement la domination de la logique rentière systémique liée à l’exploitation des hydrocarbures. Elle commence dans un contexte difficile d’exacerbation de la violence terroriste qui, au cours des années 1990, atteindra des sommets réduisant à sa plus simple expression toute capacité de formulation d’une politique économique. Ce n’est qu’une fois le niveau de la violence ramené à un bas niveau d’intensité et relativement limité géographiquement - soit, à partir des années 2000 - que les contours d’une politique économique se dessinent. Elle est fondée, d’une part, sur le recours à une forte dépense publique (orientée principalement vers le bâtiment et les travaux publics) alimentée par les ressources rentières et, de l’autre, sur une ouverture vers le marché mondial favorisant en pratique la multiplication de nouveaux monopoles ou oligopoles commerciaux privés locaux centrés sur l’importation. Cette politique a eu deux conséquences étroitement articulées dans un "cercle vicieux" : d’abord, une régression généralisée des activités productives, assimilable à une véritable crise de créativité de la société ; ensuite, l’émergence concomitante d’une "économie de bazar", elle-même plus ou moins inscrite dans un secteur informel en pleine expansion et greffée sur des logiques de prédation des ressources rentières.

Créateurs ou prédateurs, qui va l’emporter ?

Au terme de cette évolution historique, deux visions du développement de l’économie sont aujourd’hui en présence en Algérie. La première, créatrice, intégrant l’économie dans un projet plus large de modernisation de la société, vise à faire de celle-ci un espace de créativité dans tous les domaines d’activité, ouvert sur les logiques mondiales contemporaines dans une démarche qui implique progressivement un contrôle démocratique de l’utilisation des ressources rentières, et à terme une réduction de la dépendance à leur égard. La seconde, prédatrice, arguant volontiers d’un nationalisme de façade et s’inscrivant dans une vision de court terme, veut continuer à faire du pays un espace clos - d’où les réticences, en dehors du cas des hydrocarbures, à l’égard des investissements privés nationaux et étrangers - pour pérenniser la prédation des ressources rentières au profit des segments de l’élite et des catégories sociales en contrôlant les conditions de l’utilisation. Chacune de ces deux visions dispose d’une base sociale au sein de la société en général, comme de la société civile en particulier, et des différents segments des élites civiles et militaires constitutifs de la bureaucratie contrôlant le pouvoir d’État. De l’issue de la lutte entre ces deux visions, telle que réinscrite dans le contexte des dynamiques sociales, politiques et culturelles en cours, vont dépendre les évolutions futures de la société. C’est dans ce cadre global que doit être resituée l’économie dont les enjeux prennent toutes leurs significations une fois qu’elle est saisie comme une dimension particulière, inscrite dans une crise complexe toujours en train de se dérouler et dont les perspectives de sortie semblent encore lointaines.

  • 1. Ces émeutes réprimées dans le sang aboutiront à l’instauration du multipartisme.

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