Opinion

La "revanche" des émergents

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Christophe Jaffrelot Directeur de recherche CERI-Sciences Po/CNRS

La crise de l’euro - et de l’UE en général - a d’abord suscité des commentaires condescendants de la part des pays émergents, notamment en Asie, qui prenaient enfin leur revanche sur le Vieux Continent, et en particulier sur les anciennes puissances coloniales. L’ex-diplomate singapourien, Kishore Mahbhubani déclarait ainsi, l’an dernier, au Forum économique de l’Asie orientale : "La préoccupation majeure de nombreux Asiatiques concerne l’incompétence de l’Occident".

Un an plus tard, le ton a changé. C’est que les pays émergents prennent conscience de leur dépendance envers les marchés occidentaux - et en particulier européens. L’UE absorbait 17 % des exportations chinoises en 2010 (contre 13,6 % du côté américain), ce qui permettait à Pékin de réaliser un excédent commercial de 169 milliards de dollars. Moins exposée, l’Inde est tout de même devenue le 8e partenaire commercial de l’UE, devant le Brésil, le Canada et la Corée du sud.

Or tous les pays émergents enregistrent une réduction très sensible de leur taux de croissance depuis l’an dernier : de 8-9 % à 5-6 % en Inde et de 4-5 % à 2 % au Brésil. Quant à la Chine, où ce taux a chuté de 10 % à quelque 8 %, elle s’emploie à enrayer une tendance qui pourrait bien déboucher sur des tensions sociales. Du coup, les pays émergents se résignent à venir au secours de l’UE - non sans arrière-pensée. Certaines de leurs firmes achètent des entreprises européennes en détresse dont la technologie est toujours bonne à prendre. L’indien Tata, devenu le premier employeur industriel au Royaume-Uni derrière British Aerospace, se félicite d’avoir racheté Jaguar et Rover qui, pour la première fois depuis longtemps, vont distribuer des dividendes à leurs actionnaires cette année. Les firmes chinoises sont naturellement les plus actives : partis de très bas, leurs investissements en Europe ont triplé entre 2009 et 2010 ! Ils sont particulièrement massifs dans les infrastructures, qu’il s’agisse du port du Pirée à Athènes ou du distributeur d’électricité du Portugal.

Les pays émergents s’impliquent aussi dans la remise à flot financière de l’UE. Ils proclament que l’heure de l’Europe bourgeoise est passée, qu’il faut maintenant en rabattre sur la protection sociale et se remettre au travail. Si l’UE fait ses réformes, les émergents abonderont le FMI - comme ils ont commencé à le faire au sommet de Los Cabos (Mexique) en juin dernier. Mais en échange, il faudrait leur faire une place de plus en plus importante au sein des institutions de Bretton Woods. En 2010, la quote-part des Brics a été réévaluée aux dépens des Européens - la Chine figurant maintenant au 3e rang -, mais les grands émergents demandent déjà davantage. L’Europe fera-t-elle ses réformes et ses entreprises resteront-elles attractives aux yeux des émergents ? Possible. L’alternative est celle du délitement et du repli sur soi. D’ores et déjà, les pays émergents s’inquiètent d’une montée du protectionnisme qui précipiterait le déclin de leurs exportations. Mais l’UE pourrait aussi se montrer plus résiliente que des émergents désormais en proie au doute : leur croissance s’essouffle avant qu’ils se soient dotés des infrastructures de base - sauf dans le cas de la Chine - et d’un système de protection sociale qui bientôt fera d’autant plus cruellement défaut à l’Empire du milieu que le déclin démographique approche à grands pas. Quoiqu’il advienne, la crise actuelle aura marqué un tournant, que traduit l’inversion des flux migratoires : désormais, les Européens vont chercher du travail dans le Sud - comme en témoigne l’exode des jeunes Portugais au Brésil et en Angola...

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