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Humanitaire : la voie des émergents (introduction au dossier)

5 min

L’argent a changé de camp et cela modifie la donne humanitaire. Dernier exemple en date, la crise syrienne (lire p. 10-11). Le Koweït vient de contribuer à hauteur de 350 millions de dollars, plus que les États-Unis et l’Union européenne, sur un total d’un milliard et demi demandé par les Nations unies. Donnant ainsi un peu de répit à un programme onusien exsangue tant, en matière d’aide internationale, les écarts entre parole et acte sont importants. C’est la deuxième fois seulement qu’un pays du Golfe collabore avec l’ONU dans le cadre d’un appel d’urgence. La première fois reste dans les annales, les 500 millions de dollars versés d’un seul tenant au Programme alimentaire mondial (PAM) par l’Arabie saoudite en 2008 n’ont jamais été dépassés.

Avec le désengagement occidental - auquel la crise sert de prétexte -, l’Inde, les pays du Golfe, la Turquie, la Chine ou le Brésil voient dans l’aide humanitaire un moyen de se faire entendre dans la marche du monde. Une révolution pour un secteur dominé depuis toujours par les pays occidentaux : Américains et Européens sont encore, malgré la baisse des fonds, les plus gros donateurs et, en 2010, cinq de leurs ONG (Médecins sans frontières, Oxfam, Save the Children, Caritas et World Vision) sur les 4 400 recensées dans le monde, trustaient 38 % des "fonds humanitaires disponibles" 1.

Aide humanitaire internationale en 2011
Distribution de l’aide humanitaire internationale, en 2011
Nombre de personnes qui ont bénéficié d’une assistance humanitaire, par continent en 2012

La déroute humanitaire en Haïti, celle en cours en Syrie, sont des arguments de poids pour ces nouveaux pays donateurs qui militent pour une refonte du système humanitaire multilatéral. "Ils voudraient plus d’influence car ils jugent le système actuel coûteux et inefficace. Mais ils ne voient pas de raisons de jouer le jeu et d’apporter leurs fonds pour palier le désengagement des pays occidentaux, si rien n’est fait pour les inclure dans le processus de décision et favoriser leur participation", résume Andréa Binder, chercheuse au sein du GPPI, un think tank berlinois, spécialisé dans les questions de gouvernance internationale. Cibles de leurs critiques, l’Ocha, l’agence de l’ONU qui centralise les fonds publics et coordonne l’action, accusée de gaspiller l’argent, de ne pas répondre aux besoins exprimés par les populations et de défendre une vision réductrice et idéologique de l’aide. Ou Echo, le bailleur de fonds de la Commission européenne (le premier au monde), qui finance essentiellement des ONG internationales - occidentales -, renforçant leur hégémonie à l’heure où les ONG du Sud veulent grandir.

C’est une vision de l’aide qui se veut radicalement différente de l’aide que portent ces pays qui en sont parfois encore les bénéficiaires. "Dans leur esprit, la distinction entre l’aide d’urgence et l’aide au développement, entre le court terme et le long terme n’a plus vraiment lieu d’être. Ce qui compte c’est d’aider tout court", affirme Andréa Binder. L’aide ne doit pas être que médicale, sanitaire et temporaire, elle doit aussi être économique, sociale et durable. Sur le terrain, cela se traduit, par exemple, par l’ONG carioca Viva Rio qui fait de la médiation sociale le coeur de son action dans les quartiers de Port-au-Prince (lire p. 58) à Haïti, quand les ONG occidentales, elles, se sont presque exclusivement consacrées aux besoins médicaux pendant vingt ans.

Autre différence, les nouveaux donateurs - à l’exception relative de la Turquie (lire p. 50) - n’ont pas "la culture ONG", critique, indépendante et sans-frontière. De par leur trajectoire historique, mais aussi, en Chine ou dans les pays du Golfe, par manque de liberté, faut-il le rappeler. Au Moyen-Orient, l’aide passe donc par le biais de fondations parapubliques toutes plus liées au pouvoir les unes que les autres. L’Inde a beau être le pays qui compte le plus d’ONG nationales en activité sur son territoire, seules deux d’entre elles s’aventurent au-delà du Cachemire. Du coup, l’essentiel de l’aide extérieure indienne circule par le canal gouvernemental (lire p. 61).

Système paralysé

Se dessine ainsi en creux le profil d’une aide humanitaire largement étatisée, faisant l’objet d’accords de coopération régionale, délaissant les instances multilatérales, répondant à des impératifs diplomatiques et stratégiques. Ce qui n’est pas sans contradiction de la part de pays qui reprochent justement aux institutions multilatérales de poursuivre des visées politiques. Pour s’éviter ce genre de critiques, les nouveaux donateurs préfèrent secourir les victimes d’un typhon que celles d’un conflit ethnique, aussi meurtrier soit-il. Aider un gouvernement qui fait face à une catastrophe naturelle permet de renforcer son image sur la scène internationale tout en restant compatible avec les principes de souveraineté et de non-ingérence, avancés par les pays émergents eux-mêmes lorsqu’ils sont mis en cause, au Tibet par exemple. Une aide qui n’est pas plus efficace. Si les fonds répondent à des besoins concrets (alimentation, habitat), les centaines de petites catastrophes oubliées - la majorité des crises - le sont toujours autant. Une aide qui n’est pas plus transparente. Il est souvent difficile de faire la distinction entre ce qui relève du soutien désintéressé et de l’investissement économique.

Zoom ONG du Nord et du Sud : partenariat ou sous-traitance ?

Finie la perfusion humanitaire ne venant que du Nord, Echo, le bailleur de fonds de la Commission européenne, ne souhaite financer que des projets menés conjointement entre une ONG du Nord et une ONG du Sud. Voilà donc les ONG dépendantes de l’argent public, comme Médecins du Monde (MDM), contraintes de revoir leur logiciel : moins d’action, plus de conseil. Problème : "Nos rapports sont biaisés. Nous, nous avons l’argent, les connaissances logistiques et techniques, les partenaires locaux ont la connaissance du terrain et des besoins. Mais nous essayons de rééquilibrer cette relation en co-élaborant sur place une stratégie commune", explique Gilbert Potier, le responsable des opérations internationales de MDM. De son côté, Médecins sans frontières, vivant de dons privés et donc plus libre de ses mouvements, a favorisé la création d’une nouvelle entité, Alima, qui se veut un "incubateur d’ONG", fournissant aide logistique et expertise à des associations locales. Encouragés de toute part, pour ne pas dire devenus une condition du déblocage des financements, la réalité des partenariats entre ONG du Nord et ONG du Sud est encore contrastée. Interrogés 1, les partenaires locaux de 25 ONG européennes et américaines leur reprochent de ne pas leur laisser de marge de manoeuvre budgétaire, de ne pas suffisamment prendre en compte leur retour d’expérience, voire plus rarement d’avoir tendance à partir sans donner la moindre explication. Mais ils reconnaissent un indéniable apport en termes de communication et de levées de fonds. "Les partenariats sont constructifs quand les ONG du Nord ne considèrent pas leur partenaire comme de simple sous-traitant et que les décisions sont prises conjointement, d’égal à égal", conclut l’étude. Signifiant là que ce n’est pas une évidence pour tout le monde.

  • 1. Les partenariats entre ONG , étude réalisée par Keystone, 2011.

Résultat, anciens et nouveaux donateurs se regardent en chiens de faïence, s’accusant mutuellement de détourner l’esprit de l’aide humanitaire pour servir des intérêts particuliers. Afin d’éviter la paralysie meurtrière d’un système institutionnel déjà complexe et l’adapter à la réalité d’un monde multipolaire, la Suède s’est déclarée prête à jouer les médiatrices. Au sein des agences de l’ONU aussi, le dialogue a été entamé. Donnant du grain à moudre aux partisans de la "désoccidentalisation du système humanitaire" (lire p. 62). Avec les tempêtes et les migrations massives qu’annonce le dérèglement climatique, mieux vaudrait en effet que le monde la joue collectif.

  • 1. L’état du système humanitaire, Alnap, 2012.

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