Le déstabilisateur déstabilisé
Le chaud et le froid... Légèrement déstabilisé par l’élection difficilement contestable de Petro Porochenko le 25 mai dernier, Vladimir Poutine a choisi de ne pas choisir : pas de reconnaissance de la légitimité du nouveau président de l’Ukraine mais pas de récusation non plus. Seul commentaire, quelques jours avant l’élection de Porochenko : "Nous voulons la paix et le calme en Ukraine. Nous travaillerons avec la nouvelle structure qui sera élue en Ukraine". Destinée à un public d’hommes d’affaires étrangers, la déclaration s’inscrivait dans une stratégie visant à diviser demain les Européens entre eux, et ces derniers des États-Unis.
Le calme à Kiev
Petro Porochenko, 48 ans, se prête mal, il est vrai, aux caricatures mensongères de la propagande russe : entrepreneur plutôt respecté (même par ses employés), il est aussi riche qu’habile. Actif soutien de la révolution orange fin 2004, il a été ensuite ministre des affaires étrangères du président pro-occidental Viktor Ioutchenko. Avant de devenir ministre de l’économie de Viktor Ianoukovitch, adversaire déclaré du premier. Quitte à réclamer haut et fort le départ de Ianoukovitch lorsque ce dernier a refusé de signer le traité d’association avec l’Union européenne (UE) à la fin de 2013. C’est alors qu’il a rejoint les protestataires de Maïdan, mis à leur service son influente chaîne de télévision, Kanal 5. Et passé un accord politique avec l’un des figures les plus populaires de la révolte ukrainienne, l’ancien boxeur Vitali Klitschko : à moi la présidence, à toi la mairie de Kiev. Ce qui advint le 25 mai dernier.
Conscient de la méfiance populaire qui pèse sur les oligarques, toujours prompts à utiliser à leur profit leurs fonctions publiques, Porochenko a promis de se défaire de ses actifs, exception faite de sa chaîne de télévision, en cas de victoire. On saura assez vite s’il tient cet engagement. Il faudra plus de temps pour voir s’il est capable d’en finir avec "le chaos dans l’est de l’Ukraine", de réconcilier les Ukrainiens, de réformer les structures nationales, de gagner les élections législatives anticipées qu’il a promis d’organiser, d’aboutir à un compromis avec Moscou tout en signant le traité d’association avec l’UE et de sauver le pays de la banqueroute... Mais il sera de plus en plus difficile à Vladimir Poutine de continuer à stigmatiser les "fascistes" qui se seraient emparés du pouvoir à Kiev avec l’aide des États-Unis. D’autant plus que les candidats à la présidence des deux formations les plus ultranationalistes (Svoboba et Pravyi Sektor) ont totalisé, le 25 mai, à peine plus de 2 % des suffrages1.
La tempête à Donetsk
Face à cette nouvelle situation, Vladimir Poutine a gardé deux fers au feu. Sur le terrain, il a exclu à ce stade une intervention militaire directe du genre opération Crimée. Tout en faisant reculer de quelques dizaines de kilomètres ses troupes déployées à la frontière russo-ukrainienne, il a cependant favorisé le développement d’une fausse guerre civile de basse intensité opposant une armée ukrainienne plus que médiocre à des combattants présentés par Moscou comme des russophones ukrainiens résistant aux diktats de Kiev. En fait, les combattants séparatistes les plus performants viennent de Russie et sont dirigés par des hommes comme Igor Strelkov, membre des services secrets de l’armée (GRU), ancien de la guerre de Tchétchénie, ou Alexandre Borodaï, autoproclamé Premier ministre de la République de Donetsk, un Russe rouge-brun, bien connu à Moscou où il dirigeait le journal néofasciste Zavtra. Ces hommes disposent de combattants aguerris recrutés soit au Dagestan et en Tchétchénie, soit chez les Cosaques russes ou parmi les militants de mouvements extrémistes comme Unité nationale russe, le Parti national-bolchevique, l’Union des officiers russes. Plusieurs dizaines de cercueils contenant les dépouilles de ces mercenaires ont d’ailleurs été rapatriées en Russie au vu et au su de nombreux témoins à la fin du mois de mai.
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Le rôle de ces milices bien équipées en armes ? Résister bien sûr aux opérations de l’armée de Kiev et de quelques groupes armés d’ultranationalistes ukrainiens partis faire le coup-de-poing en Ukraine orientale, mais aussi mettre au pas des groupes de séparatistes ukrainiens opérant dans le désordre et se livrant parfois au pillage. L’avantage pour le président russe ? Pouvoir affirmer qu’il s’agit d’initiatives individuelles, maintenir le chaos dans la région convoitée et disposer, le moment venu, de délégations séparatistes à ses ordres pour, espère-t-il, mener à bien des négociations avec Kiev sur une fédéralisation en trompe l’oeil du pays puisqu’elle accorderait pratiquement tous les pouvoirs, même régaliens, aux régions (lire p. 16). Une autre arme dont dispose toujours le Kremlin reste le prix du gaz livré à l’Ukraine, le règlement d’une dette évaluée par Gazprom à cinq milliards de dollars (lire encadré p. 14) et le blocage intempestif des produits ukrainiens à la frontière russe. Une méthode dont a été plusieurs fois victime le confiseur Porochenko, dont deux usines situées en Russie ont été saisies.
Les caisses russes se vident
La situation à moyen terme n’est pourtant pas aussi favorable à Vladimir Poutine qu’on pourrait le penser. Quoi qu’il prétende, les sanctions économiques imposées par Washington (plus que celles de l’Europe, qui restent symboliques) ont aggravé la situation économique et financière d’une Russie dont la croissance risque d’être nulle cette année, qui assiste à la fuite de ses capitaux et qui est contrainte d’écorner ses impressionnantes réserves pour sauver la face du rouble. C’est cette conjoncture, alors que les États-Unis se rapprochent de l’indépendance énergétique grâce à l’exploitation du gaz de schiste et que l’Europe semble bien décidée à limiter par tous les moyens sa dépendance au gaz russe, qui a poussé le maître du Kremlin à signer, après plus de dix ans de négociations, un accord gazier de trente ans avec la Chine dont le texte est tenu secret. Pourquoi ? Selon les experts en énergie, parce que Poutine aurait dû en rabattre sur le prix. On est donc loin du pacte stratégique entre égaux auquel fait souvent allusion le président russe. Même si Moscou et Pékin font front commun sur plusieurs grandes questions internationales (Syrie ; nucléaire iranien ; opposition à toute ingérence, en particulier américaine, dans leur zone d’influence ; lutte contre les valeurs et les évolutions sociétales occidentales ; renforcement intensif de leurs capacités militaires), leur rapprochement ne peut être que conjoncturel : la Russie connaît une grave crise démographique ; son économie, fondée essentiellement sur ses ressources énergétiques, stagne et la prise en charge de la Crimée va lui coûter cher ; ses infrastructures datent d’un autre âge et Moscou a de plus en plus de mal à contenir l’influence de la Chine dans plusieurs pays d’Asie centrale.
À la recherche de partenaires
L’Union eurasiatique, chère à Vladimir Poutine pour renforcer la puissance russe, s’assurer un supplément de ressources et l’accès à une main-d’oeuvre supplémentaire, ne suffira pas à rééquilibrer la balance après le refus de l’Ukraine de rejoindre cet embryon d’ensemble post-soviétique. Ce refus a contraint Poutine à se contenter de proclamer à la fin mai une Union croupion, réduite à trois partenaires pour l’instant : la Russie, la Biélorussie, sous la coupe du dictateur Loukachenko et le Kazakhstan de l’autocrate Nazarbaïev en attendant peut-être l’Arménie et le Kirghizstan. Nazarbaïev, qui entretient d’excellentes relations avec la Chine, s’est opposé à ce que l’Union se dote, à ce stade, d’une politique étrangère et d’une monnaie communes. L’annexion de la Crimée par la force explique ce refus du Kazakhstan dont un quart de la population est constitué de russophones...
- 1. On peut penser que Porochenko n’aurait pas été élu dès le premier tour si plusieurs millions d’électeurs de l’est de l’Ukraine n’avaient pas été empêchés d’accéder aux urnes et si les habitants de la Crimée annexée, en grande majorité russophones, n’avaient pas été exclus de facto de la consultation.