Royaume-Uni : taupe modèle

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Martin Hogbin passait pour l'un des adversaires les plus acharnés des marchands d'armes. Militant apprécié d'une ONG reconnue, il était en réalité leur premier informateur.

Au sein de la Campagne contre le commerce des armes (CAAT), une association pacifiste réputée en Grande-Bretagne, Martin Hogbin était au début des années 2000 un militant respecté, aimé par ses collègues. Agé d’une cinquantaine d’années, ce permanent, très dévoué à la cause, ne faisait pas mystère de sa carrière passée chez Denel, un fabricant d’armes sud-africain. Une expérience qui donnait plus de poids à sa conversion au pacifisme et lui conférait une expertise sur le commerce que la CAAT combattait. Martin Hogbin s’était d’abord engagé dans l’association comme bénévole au printemps 1997, et en était devenu l’un des salariés en novembre 2001. Le mouvement menait alors campagne contre la vente d’avions de chasse à l’Indonésie par BAE Systems, l’un des trois plus grands industriels de l’armement au monde, pour un montant de 500 millions de dollars. La CAAT estimait que les appareils serviraient à écraser la résistance des habitants du Timor Est qui à l’époque luttaient pour conquérir leur indépendance vis-à-vis de Jakarta.

Docteur Martin et Mister Hogbin

Le vendredi 26 septembre 2003, les dirigeants de la CAAT reçurent un coup de téléphone de journalistes du Sunday Times les informant que le surlendemain, l’hebdomadaire publierait une enquête détaillée concernant l’association. Elle dévoilerait comment la CAAT avait été infiltrée depuis 1995 par plusieurs agents (entre six et huit) travaillant pour une agence privée, Threat Response International (TRI), dirigée par Evelyn Le Chêne, une femme bien introduite dans les milieux du renseignement. BAE Systems avait recruté l’agence pour la renseigner au quotidien sur les actions projetées par de l’association, et même pour manipuler la CAAT. Grâce à un informateur au sein de TRI, les journalistes du Sunday Times avaient obtenu les documents transmis au marchand d’armes. À la CAAT maintenant, de trouver maintenant la taupe...

Les principaux responsables de l’association décidèrent de lancer une enquête interne, mais, dans un premier temps au moins, de ne pas révéler publiquement ses conclusions. Car la tâche était difficile : il fallait établir un lien clair entre des détails contenus dans les fichiers transmis à BAE et des membres précis de l’association. Martin Hogbin devint rapidement le principal suspect. D’autres personnes, également soupçonnées, ne travaillaient plus pour le mouvement. En inspectant le système informatique de l’association, l’enquête interne révéla rapidement une activité très suspecte sur la messagerie de Hogbin. Depuis le début de l’année 1999, il avait transféré vers sa messagerie personnelle ou vers une autre adresse de considérables quantités de courriels. Il reconnut les transferts, mais expliqua que les écrits étaient destinés à un ancien bénévole de la CAAT et qu’ils étaient arrivés ailleurs en raison d’un dysfonctionnement technique. L’explication était peu crédible vu l’étalement dans le temps des messages. Suspendu de son poste, Hogbin démissionna et quitta l’association sur le champ.

Agent double, simple traître

Les investigations se poursuivirent. Bien qu’il ait refusé de coopérer, les enquêteurs internes de la CAAT gardaient l’espoir que des éléments puissent l’exonérer de toute responsabilité. Ils n’en trouvèrent pas, au contraire... Dans de nombreux cas, Hogbin était le seul, ou l’un des très rares membres de l’association, qui ait eu accès aux informations confidentielles retrouvées dans les fichiers de Le Chêne. Ainsi, du compte rendu détaillé d’un voyage à Farnborough, siège de BAE, pour y préparer une action surprise de la CAAT. Le compte-rendu avait été expédié à TRI le 19 juin 1997, soit le lendemain du déplacement. Il décrivait comment les militants comptaient entendaient entrer sur le site de BAE, quels tracts seraient distribués... Autant d’éléments qui permettaient au service de sécurité de la firme d’armement de prendre des mesures préventives.

De la même façon, les fichiers d’Evelyn Le Chêne indiquaient le montant exact de chèques déposés sur le compte de la CAAT. Montant que seul celui qui tenait les livres de compte et transmettait les chèques à la banque pouvait connaître. Or ces tâches relevaient de Hogbin. Étant l’un des rares salariés de l’association, il avait, de manière générale, accès à presque toutes les informations qui passaient. De fait, le contenu des mails transmis à BAE, via TRI, allait des plans d’action de l’association à des notes concernant des procès en cours, en passant par des fichiers d’adresses électroniques ou des procès-verbaux de réunions de collectifs dont la CAAT était membre.

En tant que coordinateur des campagnes nationales, Hogbin était impliqué dans la quasi-totalité des actions contre les ventes d’armes. C’est par son intermédiaire qu’étaient achetées des actions de BAE ou d’autres firmes qui permettaient aux militants d’assister aux réunions annuelles d’actionnaires, et d’interpeller les responsables de ces entreprises sur les ventes d’équipements à des régimes répressifs. Il était également impliqué dans les protestations devant les usines ou lors des salons d’armements, en Grande-Bretagne mais aussi en France (Eurosatory). Il représentait d’ailleurs la CAAT au sein du Réseau européen contre le commerce des armes.

Une affaire sous silence

Le fait que Martin Hogbin ait commencé à transmettre des informations à BAE, via Le Chêne, dès son intégration au CAAT, comme le montre le rapport sur le voyage à Farnborough en juin 1997, prouve qu’il s’agissait bien d’un infiltré. Et pas d’un militant qui aurait été "retourné" par TRI, puis convaincu de faire sortir secrètement des informations.

En dépit des preuves qui s’accumulaient contre lui, certains militants de la CAAT refusaient de voir un traître en Martin Hogbin, un collègue en qui ils avaient toute confiance. Dans un tel climat de division au sein de l’association, l’équipe chargée de l’enquête interne eut beaucoup de mal à travailler, et notamment à obtenir un appui suffisant pour chercher d’autres infiltrés. Le fait que la CAAT ait décidé en septembre 2003 de ne donner aucune publicité à son enquête pouvait se comprendre, mais cela eut par la suite de sérieux inconvénients. Elle fut achevée en janvier 2004, mais publiée seulement en juillet 2005. Ce long silence alimenta chez une partie des militants la conviction que Martin Hogbin était bien innocent. Ce qui lui permit d’assister à tous les événements organisés contre les ventes d’armes. Deux ans après sa démission.

Et Le Chêne rompit

En 2005, les investigations publiées par une instance publique indépendante chargée de la protection des données et devant laquelle le CAAT avait porté plainte, confirmèrent que Hogbin avait transmis des informations par mail à une société liée à Evelyn Le Chêne, et ce jusqu’aux révélations du Sunday Times en 2003. Puis en 2006, BAE admit enfin avoir recruté Evelyn Le Chêne pour espionner la CAAT. La firme fit cet aveu lors d’une action en justice concernant l’agence de renseignement privée qu’elle avait recrutée pour succéder à TRI.

C’est Mark Thomas, comédien et militant réputé, qui au final a convaincu le plus de sceptiques de la culpabilité de Hogbin Dans une chronique publiée dans le Guardian en décembre 2007, il a expliqué combien il pensait lui aussi que les accusations lancées n’étaient "que des conneries". Hogbin continuait d’ailleurs à l’accompagner durant ses tournées et en profitait pour lever des fonds destinés à financer les campagnes contre les ventes d’armes. Mark Thomas aurait eu l’impression de trahir son ami s’il avait lu le dossier de la CAAT. Mais les questions demeuraient... En 2005, le comédien finit par se plonger dans l’enquête de l’association et dut se résoudre à accepter la réalité. Pourtant, il lui fallut deux années encore, soit quatre ans après les révélations du Sunday Times, pour se rendre chez Martin Hogbin et tenter de lui en parler, face à face. Mais son ancien ami refusa.

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