Graver dans le plâtre

8 min

Longtemps prisonnier politique de la junte, Htein Lin parcourt Rangoon à la recherche de ses anciens codétenus. Pour recueillir leur histoire... et réaliser un moule de leur avant-bras. Un projet artistique et politique dans un pays qui redécouvre à peine la liberté.

Installé sur la terrasse d’un immeuble qui surplombe un lac de Rangoon, Htein Lin déroule ses bandelettes de plâtre sur le bras d’un de ses anciens camarades de prison. Les deux hommes s’apprécient. Ils plaisantent. Ils se sont connus derrière les barreaux au début des années 2000 à la prison de Mandalay, la deuxième ville de Birmanie. Là-bas, ils se retrouvaient à la douche et dans la cour de promenades. Ils communiquaient d’une cellule à l’autre en criant par les fenêtres. "C’était l’enfer", se souvient Htein Lin qui un temps a même été placé à l’isolement total dans un établissement où il avait été transféré après une mutinerie à Mandalay. "Je n’avais pas le droit de lire. J’avais juste un sac en plastique pour faire mes besoins."

L’homme qu’il plâtre, U Tin Aye Kyu, se laisse manipuler, heureux de participer à sa mesure au projet politique et artistique de son ami. Il lève le bras pour que Htein Lin applique les tissus humides avec précision. Il prend garde à ne pas tâcher l’oeuvre en cours de réalisation. Ce poète a passé vingt ans en prison pour avoir participé à la grande révolte pour la démocratie de 1988. "J’aime le message d’espoir que porte le projet de Htein Lin. Il façonne les mains de ceux qui ont été torturés. Un jour, ces mains vont changer la Birmanie", espère l’homme de 63 ans.

Échanges de prisonniers

Âgé de 48 ans, le créateur a déjà moulé plus de trois cents avant-bras d’anciens détenus de conscience birmans. Pour l’instant, il entrepose ces plâtres dans son appartement désordonné de Rangoon, entre ses peintures, ses cartons de déménagement, et les dessins de sa fille. Il a accroché au poignet de chaque moulage un bracelet portant un numéro qui lui permet d’identifier la pièce. De loin, elles semblent identiques, blanches comme la neige, doigts légèrement écartés et tendus. Mais à y regarder de près, elles sont toutes légèrement différentes. "Le plâtre exprime la fragilité de ceux qui ont été blessés", explique Htein Lin. "Aujourd’hui, alors que notre pays est en transition, les anciens prisonniers politiques sont dans cet état de fragilité. Leur voix est négligée. Beaucoup ont quitté la scène politique, souvent malgré eux parce qu’ils ont perdu contact avec les partis politiques pendant leurs années de prison et que d’autres ont pris leur place par exemple. Ils ne trouvent plus la leur dans la société." Htein Lin projette d’exposer son travail lorsqu’il aura collectionné au moins un millier de plâtres.

L’artiste aime prendre son temps avec ses sujets. Il découpe ses bandelettes de plâtre avec une extrême lenteur tout en discutant. Ses manières nonchalantes d’aujourd’hui tranchent avec sa détermination politique et ses idéaux révolutionnaires d’autrefois. Alors qu’il était encore étudiant en droit, il s’est engagé dans la dissidence. Même s’il le regrette aujourd’hui, il a eu recours à la violence pour essayer d’apporter la démocratie en Birmanie. Il a pris le maquis à la frontière indienne avec un groupe issu de la révolte de 1988. Dix ans plus tard, Htein Lin a été dénoncé et arrêté. Incarcéré pendant plus de six ans, il a peint en cachette. Il a soudoyé ses geôliers pour obtenir des couleurs. Il a récupéré les uniformes blancs de ses camarades pour s’en servir de support. Mais il manquait de pinceaux. Il a donc utilisé ses mains, ses doigts et ses ongles pour appliquer la peinture. "La prison a été la période la plus importante de ma carrière artistique. J’ai beaucoup produit et j’ai mis au point des concepts et des techniques." De sa cellule, Htein Lin a réussi à sortir sous le manteau environ deux cents toiles et dessins. Ces oeuvres ont été exposées bien au-delà des frontières de la Birmanie : au Japon, en Malaisie, en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas...

Mauvaise conscience

Le thème de la prison l’inspire particulièrement depuis qu’il a lui-même été détenu. Mais ce n’est qu’à la fin de l’année 2007 qu’il a conçu ce projet d’empreintes de mains. À cette époque, les bonzes manifestaient en Birmanie contre la vie chère. Htein Lin, lui, vivait tranquillement en exil en Angleterre. Ses anciens frères d’armes ont osé rejoindre les cortèges des moines bouddhistes et défier la dictature militaire dans les rues de Rangoon. Beaucoup ont à nouveau été arrêtés cette année-là. "Je les avais abandonnés et je me sentais coupable de cela. J’ai voulu créer quelque chose pour eux. Je veux que les sacrifices de ces dissidents ne soient pas oubliés."

Mais Htein Lin a dû attendre que la junte militaire passe la main à un gouvernement réformateur en 2011 pour commencer son projet. À la surprise générale, l’équipe d’anciens généraux à la retraite a entrepris des réformes démocratiques rapides. Elle a aboli le système de censure qui obligeait tout artiste à présenter et expliquer son oeuvre à des juges avant de pouvoir la montrer au public. Elle a libéré des centaines de détenus de conscience. En dépit d’une réputation détestable liée à leur passé dictatorial, les anciens militaires au pouvoir ont peu à peu gagné les faveurs de la population birmane. "Ils essaient de se faire passer pour des héros, des saints", analyse Htein Lin. "Mais ils sont coupables d’avoir détruit des vies. Je veux le leur rappeler avec mon projet." Entre 1962 et 2011, les dirigeants militaires ont emprisonné au total environ dix mille partisans de la démocratie, d’après une association spécialisée dans le décompte des incarcérations politiques.

Plâtre de résistance

Bien que la Birmanie ne soit plus une dictature, le respect de la liberté d’expression n’est pas encore un réflexe. Htein Lin le constate régulièrement. Il aime mouler ses plâtres dans des lieux publics : des parcs, des cafés, des restaurants, des pagodes ou encore au beau milieu de marchés animés. "C’est une manière de tester nos droits", s’amuse-t-il. Il n’entreprend rien d’illégal mais les autorités birmanes n’ont pas une sensibilité très prononcée pour l’art contemporain... Elles ont tendance à considérer son travail comme un acte d’opposition. Parfois, des informateurs appellent les autorités pour faire interrompre ses sessions de moulage. Htein Lin doit alors expliquer son projet à des policiers devant des rassemblements de curieux. Jusqu’à présent, il est toujours sorti vainqueur de ces échanges. Car une fois dans le plâtre, son modèle ne peut plus bouger et il doit forcément attendre que l’empreinte sèche.

Il faut une vingtaine de minutes à l’artiste pour recouvrir uniformément de bandelettes l’avant-bras et les doigts de ses sujets. Deux fois plus pour que le moule se solidifie. Pendant cette heure, Htein Lin interroge ses modèles. Il les encourage à raconter leur incarcération et à livrer leurs sentiments. Parfois, il filme leurs témoignages. "J’ai réalisé que tous ont vécu des expériences très différentes de la prison. Certains ont pu bénéficier de régimes moins difficiles : douches plus longues, plus fréquentes, accès à des livres. D’autres ont passé des années à s’opposer à la junte comme ils pouvaient depuis l’intérieur des prisons, en écrivant, en lisant, en se plaignant sans arrêt, en méditant."

Les fruits de la compassion

Ce travail d’écoute fait partie intégrante de son oeuvre. "Certains anciens prisonniers politiques sont toujours traumatisés. Quand je m’assois à côté d’eux, leur attitude change. Leurs yeux rougissent. Ils se mettent à parler de ce qui a détruit leur vie. Certains se disent très déçus par les mensonges du pouvoir réformateur ainsi que par Aung San Suu Kyi." La lauréate du prix Nobel de la paix 1991 est devenue députée d’opposition en avril 2012. Mais elle a choisi de caresser dans le sens du poil les anciens généraux au pouvoir. Elle pense les amener à engager des réformes démocratiques plus ambitieuses. Elle espère avoir une chance d’accéder à la présidence à l’issue des élections de 2015, même si pour l’instant, la Constitution l’en empêche parce qu’elle a été mariée à un étranger. Mais aux yeux de nombreux dissidents, la femme intransigeante qu’ils admiraient est devenue trop calculatrice.

Ces derniers mois, le processus de réformes démocratiques ralentit en Birmanie. Le pouvoir se vante d’avoir libéré tous les détenus de conscience. Pourtant, ceux qui manifestent sans autorisation sont toujours arrêtés. Depuis décembre, six journalistes ont été emprisonnés pour avoir enquêté sur des affaires de corruption et de production d’armes chimiques. Peu de voix s’élèvent pour dénoncer ces injustices. Revenu dans son pays il y a moins d’un an, Htein Lin n’a plus la hargne du révolutionnaire. Optimiste, il croit en la sincérité des anciens généraux. Il accepte de leur donner du temps pour s’attaquer à des réformes difficiles, comme la révision de la Constitution. Son oeuvre n’exprime aucune révolte. Elle traduit surtout un sentiment de compassion pour ces anciens camarades. Elle est davantage tournée vers la compréhension du passé que vers l’avenir. Sa seule revendication : "Que ceux qui nous ont opprimés s’excusent. Ils n’ont jamais reconnu que des familles ont souffert. J’aimerais qu’ils disent pardon."

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !