Justine Augier : brève éclaircie beyrouthine

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La tempête n’a cessé que depuis une heure mais la menace semble pour un temps écartée et les Beyrouthins ont déjà repris possession de la corniche, cette promenade qui serpente sur plusieurs kilomètres le long de la Méditerranée. D’un côté la mer et de l’autre, une grande avenue émaillée de palmiers criblés d’impacts de balles et d’un ensemble hétéroclites d’immeubles plus ou moins flambant neufs, et de bâtiments plus ou moins décrépits et marqués par la guerre qui a ravagé le pays de 1975 à 1990.

Le soleil déclinant vient à bout des nuages noirs qui dévoilent, en se dissipant, un ciel d’un bleu métallique sur lequel se détachent, au loin, le mont Liban et ses sommets enneigés. La tempête s’éloigne, les vagues d’un gris de plomb s’écrasent mollement sur les rochers blancs et déchirés qui s’avancent vers la mer, en contrebas. Les Beyrouthins ont repris possession des lieux en ce dimanche soir, donnant à la ville une multitude de visages différents qui composent, comme dans un kaléidoscope, une image singulière à laquelle on voudrait s’accrocher, tant elle semble séduisante et fragile.

Où l’on voit des hommes et femmes de tous âges, tous milieux, tous bords. Des vieux, des familles, des enfants - toujours gâtés -, des couples - main dans la main, enlacés, ou se contentant d’un chaste jeu d’épaules. Des chabab (jeunes) qui, casquette à l’envers, occupent un large bout de promenade, font du roller en musique et ondulent autour de ces gobelets marron dans lesquels on boit le café partout dans la ville. Un groupe d’amies apprêtées - certaines voilées d’autres pas, certaines dénudées d’autres moins. Et des pêcheurs, perchés sur la corniche en petits groupes, ou plus solitaires, qui descendent et s’avancent au plus près du rivage.

Ce soir-là, dans les quelques minutes qui précèdent le coucher du soleil, la lumière se fait rose et intense. Les promeneurs se mettent alors tous à sourire et à se prendre en photo. Ils se rapprochent le plus possible de la mer, sur la pointe des pieds contre les rambardes, sur lesquelles certains se juchent, que d’autres n’hésitent pas à franchir pour faire quelques pas au milieu des fleurs sauvages et se retourner, torse bombé, au bord du précipice. La lumière vient dans la fraîcheur du soir et saisit des visages apaisés, habités de larges sourires qui s’attardent, une fois la photo prise.

Ainsi serpente, monte et descend la corniche, le long du littoral. Parfois elle s’en éloigne, dessine des méandres autour de territoires plus ou moins dissimulés et troubles - plages privées, stade de foot, zones militaires protégées, chantiers qui se dérobent à la vue des passants, lieux de convoitise - zones ouvertes à toutes les spéculations, autour desquelles tournent les rumeurs de Beyrouth.

Au début de la promenade, à l’endroit où a eu lieu l’attentat qui en 2005 a tué l’ancien premier Ministre Rafik Hariri, se dresse la statue en bronze de cet homme dont l’ombre n’en finit pas de planer sur la ville. Et juste en face, sur la carcasse de l’ancien hôtel de luxe Saint-Georges, se trouve un gigantesque sens interdit suspendu sur lequel on lit : "stop Solidere", référence à la société que Hariri avait fondée à la fin de la guerre pour reconstruire Beyrouth, sur un terrain où la frontière entre politique et finance sera condamnée à rester poreuse. L’hôtel surplombe la nouvelle marina - gris clair, yachts bleu marine et blanc - l’une des pièces de cette nouvelle ville que Solidere continue d’assembler, chassant les habitants du centre-ville pour ériger une cité fantôme aux allures de décor.

Quand ils ne fixent pas l’objectif, les promeneurs rivent leurs yeux sur la mer comme pour ne pas se laisser happer vers l’est, vers la ville et les montagnes sur lesquelles les habitations ne cessent de grimper, vers la plaine de la Bekaa qui s’étend derrière, puis vers une nouvelle chaine de montagnes et le pays qu’elle dissimule. Chaque fois que je pense à la Syrie - dont les forces ont occupé le Liban jusqu’en 2005 -, je cherche à me rappeler des paroles exactes de cette femme libanaise éduquée ; a-t-elle dit "ils l’ont bien mérité" ou "bien fait pour eux" ?

Où l’on voit un groupe de vieilles femmes voilées, assises sur un banc, occupées à fumer des cigarettes. Sur le banc d’à côté, deux pêcheurs buvant un café qu’ils viennent de préparer sur un réchaud - vive odeur de cardamome et de sucre. Des touristes qui déambulent, sacs de shopping à la main - griffés pour la plupart. Un petit groupe de travailleuses immigrées. Un vieux beau - short et débardeur noirs, baskets fluorescentes - qui tient une conversation téléphonique et tisse, à l’aide de trois langues, un idiome singulier et fluide. Des réfugiés syriens. Deux hipsters qui font un footing, barbe au vent - souvenir d’un article sérieux, paru dans la presse locale, sur les policiers libanais ayant bien du mal à faire la différence entre ces jeunes branchés barbus et des islamistes.

La lumière rose a laissé place à une clarté d’un jaune pâle, presque blanche, dont l’intensité diminue à vue d’oeil. Je grimpe vers le quartier du Raouché. À droite : la grande roue multicolore, les vendeurs de glace. Plus haut : de récents bâtiments de ce beige foncé que l’on voit partout dans le nouveau centre-ville - une couleur qui m’évoque l’Arabie Saoudite. Et en contrebas, la péninsule de Dalieh - l’un des deux seuls endroits où les Beyrouthins peuvent encore toucher la mer sans payer - s’étire en direction du large. Sur la péninsule se côtoient des maisons de fortune, des petites barques colorées, des amoureux en mal de refuge - deux mois plus tard, deux cents policiers viendront déloger à l’aube les pêcheurs, briser cabanes et bateaux, finir de livrer les lieux, malgré la loi qui les protège, à un nouveau projet de développement immobilier.

La corniche prend fin avec la grande plage de Ramlet el-Beïda, l’autre coin du littoral resté public - mais les rumeurs de menace courent. Pour l’heure, le soleil plonge et les Beyrouthins vont continuer à occuper un peu les lieux. L’image du kaléidoscope persiste malgré la crainte permanente que celle-ci ne s’assombrisse ou ne vole en éclats. Malgré la crainte aussi qu’elle ne soit vidée de son sens à mesure que la ville s’uniformise, et que la corniche ne finisse par devenir une sorte de sanctuaire pittoresque, sur fond d’une mer à son tour changée en décor.

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