Géopolitique

Prolifération nucléaire : conduites à hauts risques

6 min

La France et les Etats-Unis offrent à l'Inde, non signataire du TNP, leur coopération pour le nucléaire civil. Un coup porté à la sécurité du globe, qui s'ajoute à la menace iranienne et nord-coréenne.

Par Yann Mens

Le 27 juin 2008, la Corée du Nord détruisait la tour de refroidissement de sa centrale nucléaire de Yongbyon. Un geste spectaculaire qui accompagnait une déclaration de Pyongyang détaillant son programme de fabrication de plutonium et qui visait à montrer au monde que le régime de Kim Jong-il respectait l’engagement pris en en février 2007 au sein du Groupe des Six 1 de démanteler ses installations. Le fruit de plusieurs années de négociations visant à inverser la logique dans laquelle la Corée du Nord s’était engagée en 2002 - en mettant d’abord fin à un gel de huit ans de son programme de production de plutonium, puis en se retirant du traité de non-prolifération nucléaire (TNP) en janvier 2003, et en annonçant avoir réalisé un premier essai souterrain d’arme nucléaire en octobre 2006.Pourtant, deux mois après la destruction de la tour de refroidissement, la Corée du Nord décidait de remettre en marche la centrale de Yongbyon, arguant de ce que les Etats-Unis n’avaient pas tenu leur engagement de retirer le pays de la liste des Etats soutenant le terrorisme, en échange des gestes de Pyongyang. Washington répliquait que la description du programme de fabrication de plutonium fourni par la Corée n’était pas assez précise et exigeait des inspections plus poussés. Au terme de nouvelles discussions, Pyongyang obtenait mi-octobre son retrait de la fameuse liste, acceptait le principe de contrôles supplémentaires et reprenait le démantèlement de Yongbyon. Les Etats-Unis estiment que la Corée du Nord dispose de toute façon d’un stock de plutonium suffisant pour fabriquer une demi-douzaine de bombes et qu’elle pourrait en outre avoir un programme secret d’enrichissement d’uranium.

Monnaie d’échange

Ce dialogue auxallures de poker menteur entre Washington et Pyongyang illustre les difficultés de la lutte contre la prolifération, fût-ce par la voie du dialogue. La carotte que manie le Groupe des Six est double. A court terme, le régime nord-coréen, économiquement aux abois, a besoin des livraisons de pétrole qui lui ont été promises en échange du démantèlement progressif de ses installations. A moyen terme, il espère une normalisation de ses relations avec les Etats-Unis, et derrière eux avec les institutions financières internationales. Mais la Corée du Nord, dont le programme nucléaire est l’une des rares monnaies d’échange sur la scène internationale, a aussi peu confiance en Washington que les Etats-Unis en elle. Et à chacun de ses gestes, elle menace de le reprendre si elle estime que les promesses n’ont pas été tenues.

Evolution du nombre d’armes nucléaires des cinq grandes puissances signataires du TNP entre 1945 et 2006
Estimation des arsenaux nucléaires des trois pays non signataires du TNP en 2008

Même si le démantèlement du programme nord-coréen avance au rythme de deux pas en avant, un pas et demi en arrière, au moins semble-t-il avancer. Dans le cas de l’Iran à l’inverse, le mélange de négociations et de sanctions que les pays occidentaux ont adopté vis-à-vis de Téhéran porte jusqu’à présent bien peu de fruits. Certes, en décembre 2007, un rapport commun de seize agences de renseignement des Etats-Unis a fait retomber la température en estimant que l’Iran avait stoppé son programme nucléaire militaire en 2003 - et que s’il décidait de le relancer, il ne pourrait sans doute pas disposer d’une bombe avant 2013. Ce rapport a contrarié les ardeurs guerrières d’une partie de l’administration Bush partisane d’une intervention militaire contre les installations iraniennes avant la fin du mandat présidentiel. Mais au cours des mois suivants, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a confirmé que l’Iran continuait à enrichir de l’uranium. A des fins strictement civiles selon Téhé­ran, mais à un rythme accé­léré selon l’Agence, qui estimait en septembre 2008 que les centrifugeuses iraniennes produisaient doré­navant 2 kilos par jour d’uranium faiblement enrichi, contre 1,2 auparavant. A ce rythme,le pays devrait avoir accumulé dans un délai de six mois à deux ans assez d’uranium pour pouvoir fabriquer une bombe, à condition d’accroître encore le taux d’enrichissement de ce combustible (lire ci-contre). L’AIEA note aussi que le pays refuse de faire toute la lumière sur le programme clandestin d’enrichissement qu’il a poursuivi depuis les années 1980.Or c’est l’existence de ce programme, mise au jour en 2002, qui avait justifié l’exigence présentée par les Occidentaux à l’Iran de stopper tout enrichissement d’uranium et d’accepter les inspections de l’AIEA sur l’ensemble des installations. Après avoir gelé provisoirement l’enrichissement, la République islamique avait décidé en 2005 de le relancer. Ce qui avait conduit l’AIEA, en février 2006, à transmettre le dossier iranien au Conseil de sécurité de l’ONU, qui a depuis lors adopté trois vagues de sanctions contre Téhéran (gel d’avoirs financiers à l’étranger de personnalités, d’institutions ou de banques, interdiction de voyager pour certains dirigeants, etc.).

Pour tenter de relancer un dialogue enlisé et faire miroiter à l’Iran, en échange de concessions, une éventuelle coopé­ration occidentale (technologies, investissements) dont il a grand besoin pour augmenter sa production d’hydrocarbures, des voix, aux Etats-Unis, proposent de rétablir les relations diplomatiques avec l’Iran interrompues en 1979. Mais le calendrier électoral à Washington (Barack Obama prendra ses fonctions le 20 janvier) et à Téhéran (où le scrutin présidentiel est prévu en juin) exclut probablement une avancée majeure pendant le premier semestre 2009.

Dérogation

Paradoxalement, les pays occidentaux qui mettent en cause le comportement effectivement dangereux de l’Iran et de la Corée du Nord ont eux-mêmes effectué un important accroc dans la lutte contre la prolifération. Le traité de non-prolifération de 1968 prévoit en effet que les cinq Etats qui disposaient de la bombe à cette époque peuvent la conserver, tout en s’engageant "à poursuivre de bonne foi des négociations" en vue d’un désarmement nucléaire. En réalité, elles conservent des stocks considérables (voir ci-dessus). Quoi qu’il en soit, les autres signataires du TNP ont renoncé à acquérir l’arme nucléaire. Mais trois pays ont refusé de le signer : l’Inde, le Pakistan, Israël.

Les 45 pays membres du Groupe des fournisseurs nucléaires (NSG) avaient jusqu’à présent exclu toute coopération, même civile, avec les Etats n’ayant pas accepté les "garanties intégrales" de l’AIEA (contrôle des installations nuclé­aires du pays, y compris militaires), ce qui est le cas des trois non-signataires du TNP. Mais ces dernières années, les Etats-Unis, suivis par la France notamment, ont souhaité pouvoir vendre à l’Inde leur nuclé­aire civil. Ce pays émergent a en effet grand besoin d’accroître son potentiel électrique et il est par ailleurs, pour Washington, un allié stratégique dans la lutte contre le terrorisme. Le 6 septembre 2008, les Etats-Unis et les autres pays intéressés par ce marché ont réussi à convaincre le NSG d’autoriser la conclusion d’accords de coopération civile avec l’Inde. Et ce, sans condition contraignante pour New Delhi. Il n’a pas été requis de l’Inde qu’elle ratifie le traité d’interdiction complète des essais nuclé­aires (Ticen/CTBT). Et le NSG n’a pas explicitement prévu que toute coopération devait cesser si elle effectuait un nouvel essai. Mais elle doit soumettre ses installations à usage civil au contrôle de l’AIEA.

Zoom Uranium et plutonium

L’uranium naturel contient 99,3 % d’uranium 238 et 0,7 % d’uranium 235. Seul le second est fissile : dans certaines conditions, son noyau peut se briser en dégageant de l’énergie.

Pour avoir un combustible qui peut produire de l’électricité, on enrichit l’uranium, c’est-à-dire qu’on augmente sa teneur en uranium 235. Pour les applications civiles, il suffit de la faire passer de 0,7 % à 3 ou 3,5 %. Mais les applications militaires demandent une teneur bien plus forte, au-delà de 90 %. L’enrichissement se fait par diffusion gazeuse ou par centrifugation.

Dans un réacteur nucléaire fonctionnant à l’uranium, une réaction en chaîne provoque l’apparition de plutonium. Son retraitement est nécessaire pour le séparer de l’uranium résiduel et des déchets. Selon la durée de fonctionnement du réacteur, le plutonium contient une proportion plus ou moins grande de plutonium 239, adapté à la réalisation d’un engin explosif.

La béné­diction donnée à la coopération nucléaire avec un Etat non-signataire du TNP et détenteur de la bombe est, pour certains observateurs, un très mauvais coup porté à la lutte contre la prolifération. Les accords entre l’Inde et les Etats-Unis ou la France pourraient, au moins en théorie, être suivis d’un accord entre la Chine et le Pakistan - doté de la bombe et politiquement instable.

  • 1. Créé en août 2003, il regroupe les deux Corées, les Etats-Unis, la Chine, le Japon et la Russie.

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