Géopolitique

Le nouveau "grand jeu" en Asie centrale

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Comme au XIXe siècle, la région est un terrain d'affrontement entre grandes puissances. Un jeu dans lequel la Chine avance ses pions, elle aussi attirée par l'odeur du gaz, du pétrole ou de l'uranium.

Le regain d’intérêt de l’administration américaine pour l’Afghanistan ne doit pas cacher l’accentuation du " grand jeu " en Asie centrale 1. La région, qui comprend, outre l’Afghanistan, les cinq Etats postsoviétiques du Kazakhstan, du Kirghizstan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Turkménistan, est pauvre en hommes (80 millions d’habitants) mais riche en matières premières. Le pétrole constitue la matrice des intérêts des grandes puissances, en particulier envers le Kazakh-stan, qui contrôlera plus de la moitié de la production caspienne d’ici à 2015-2020. La zone est également riche en gaz : l’" or bleu " se trouve principalement au Turkménistan, qui contiendrait le quatrième ou cinquième plus gros gisement au monde. Le nucléaire est un troisième élément de taille, puisque le Kazakhstan abrite les secondes réserves mondiales d’uranium et compte devenir l’un des principaux fournisseurs des grandes puissances d’ici dix ans. Enfin, les territoires centre-asiatiques sont riches en minerais précieux (or, argent, mais aussi aluminium, cuivre, zinc, plomb et des minerais rares), qui constituent presque l’unique richesse de pays sans ressources en hydrocarbures tels le Kirghizstan et le Tadjikistan. Ces deux Etats riches en eau pourraient contrôler de nombreuses stations hydroélectriques desservant l’Asie du Sud et la Chine.

Zoom L’opium afghan

Environ un tiers de l’opium cultivé en Afghanistan rejoindrait la Russie et l’Europe via deux grandes routes centre-asiatiques : l’une traverse le Turkménistan puis la mer Caspienne ou la Russie, la seconde passe par le Tadjikistan puis soit l’Ouzbékistan, soit le Kirghizstan, pour rejoindre ensuite le Kazakhstan. Lieu de transit depuis toujours, l’Asie centrale est également devenue, en moins de deux décennies, un lieu de production, de transformation (en héroïne) et de consommation.

Narco-Etats

La région reste toutefois fragile. Elle regroupe plusieurs Etats faibles, voire défaillants : l’Afghanistan, mais aussi le Kirghizstan et le Tadjikistan, particulièrement pauvres, touchés par la criminalité et la corruption, qui peuvent être considérés comme des narco-Etats. Les clans au pouvoir et les réseaux islamistes clandestins s’y partagent en effet le contrôle du trafic de drogue, mettant en péril la stabilité de l’ensemble de la zone.

Si les années 1990 avaient été dominées par le binôme russo-américain (surtout autour du bassin caspien) et la présence modeste de la Turquie, la décennie 2000 aura été celle du retour d’influence de la Russie, de la montée en puissance de la Chine et de la diversification des acteurs implantés en Asie centrale.

Les Etats-Unis n’ont cessé de perdre en influence, tant sur le plan économique (faible présence des entreprises, non-aboutissement de projets de pipelines) que politique (la promotion de la démocratisation est de plus en plus mal reçue par les régimes en place). Ils ne résistent efficacement que dans le secteur stratégique (vente d’armes, collaborations militaires dans le cadre du Partenariat pour la paix de l’Otan) et sécuritaire via l’intervention en Afghanistan - soutenue par tous les régimes centre-asiatiques. Moscou, de son côté, a su regagner du pouvoir dans le secteur économique en restaurant les infrastructures héritées de l’ère soviétique, dans le domaine clé des hydrocarbures mais aussi dans l’électricité et les transports, bien que la Russie n’y jouisse plus d’une situation de monopole. L’influence russe est également prépondérante dans le domaine politique et militaire : Moscou accorde un soutien sans faille aux régimes autoritaires de la région et reste leur premier fournisseur d’armements.

Volume des échanges entre la Chine et l’Asie centrale

Toutefois, la présence grandissante de la Chine de la région a remis en cause la suprématie russe plus rapidement que ne l’attendaient les acteurs locaux. En moins de deux décennies, Pékin s’est imposé comme un partenaire fidèle, au niveau bilatéral comme dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) 2. La Chine est également devenue un acteur économique de premier plan. Dans le secteur commercial, ses marchandises occupent une large part des marchés centre-asiatiques. Dans le domaine des hydrocarbures, les grandes sociétés chinoises contrôlent un quart du marché pétrolier kazakh et s’implantent rapidement sur les marchés gazier turkmène, ouzbek et kazakh. En matière d’infrastructures de transport, Pékin est apprécié pour son rôle dans le désenclavement du Kirghizstan et du Tadjikistan. En 2007, les échanges commerciaux entre l’Asie centrale et la Chine avaient déjà atteint 18 milliards de dollars quand ceux entre l’Asie centrale et la Russie s’élevaient à 21 milliards : la Chine est donc appelée à devenir dans moins de cinq ans le premier partenaire commercial de la région.

Consommation et exportations de pétrole

Face à Moscou et à Pékin, les autres acteurs internationaux ont du mal à s’imposer. Jusqu’en 2007, les relations entre l’Union européenne et l’Asie centrale étaient particulièrement modestes : entravées par l’absence d’une stratégie commune de long terme, elles ont buté sur l’incapacité de Bruxelles à concilier objectifs politiques et économiques. Depuis quelques années toutefois, l’UE entend parler d’une voix plus affirmée : la détérioration de la situation en Afghanistan, les déstabilisations du Moyen-Orient, les tensions énergétiques avec la Russie, le besoin d’une diversification par le Sud via le gazoduc Nabucco l’invitent à jouer sa carte dans la région, d’autant plus que les régimes centre-asiatiques l’ont souvent appelée à se manifester plus nettement. Il n’est pourtant pas sûr que l’UE parvienne à transformer les relations économiques bilatérales de chacun de ses Etats membres en une dynamique communautaire qui ait un large impact sur les sociétés de ces pays.

Les routes du gaz et du pétrole en Asie centrale

Le centre de la périphérie.

D’autres acteurs modestes prennent eux aussi pied sur la scène centre-asiatique : le Japon a du mal à transformer son statut de grand donateur en une influence politique mais est de plus en plus actif dans le domaine de la coopération nucléaire. La présence encore discrète de l’Inde devrait croître dans la décennie à venir autour des enjeux énergétiques et de la coopération dans les technologies de pointe. Si New Delhi ne peut, pour l’instant, concurrencer la présence chinoise, sa diplomatie regarde de plus en plus nettement vers le nord et cherche à trouver sa place dans cet axe afghano-caspien. Les Etats centre-asiatiques, lassés des jeux géopolitiques entre grandes puissances, tendent aussi à regarder vers de plus petites puissances, moins impliquées dans des logiques de domination mondiale et plus à même de s’investir dans des projets de développement économique : Corée du Sud, Malaisie, Emirats arabes unis, Singapour, Israël, etc.

Le paradoxe de l’Asie centrale est donc d’être une zone à la fois périphérique et au centre des recompositions géostratégiques du continent. Chacune des grandes puissances historiques de la région espère la contrôler afin de sécuriser son espace frontalier, de freiner l’effet domino né de la situation afghane - et de l’effondrement possible de l’Etat pakistanais - mais également de se garantir l’accès à de nouveaux marchés plus lointains et à des ressources énergétiques. S’y dessinent ainsi les tendances lourdes de demain : ambitions régionales de la Chine en direction de l’ouest, vers l’Iran et le golfe Persique ; volonté de l’Inde de sécuriser son arrière-cour septentrionale et de freiner l’expansion chinoise ; tentatives de l’Iran d’asseoir sa puissance régionale en direction de la Chine ; résistance de la Russie à toute perte de pouvoir sur ses anciens territoires ; difficultés des Etats-Unis et de l’UE à trouver leur légitimité politique et économique dans la région. Le grand jeu est bel est bien de retour.

  • 1. A la fin du xixe siècle, le terme désignait la concurrence russo-britannique dans la région.
  • 2. Créée en 1996, l’OCS inclut la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Sa mission consiste à unifier les stratégies sécuritaires des Etats membres et à promouvoir les relations économiques régionales.

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