Economie

La Terre va-t-elle manquer de terres ?

6 min

Les sols cultivables sont peu extensibles : pour nourrir le monde de demain, les hommes doivent revoir leurs modèles agricoles et alimentaires. Et favoriser les petits cultivateurs du Sud.

Faura-t-il assez de terres pour nourrir le monde de demain ? La question soulevée par Malthus à la fin du XVIIIe siècle est de retour. Elle témoigne d’une inquiétude récente due au fait que les terres potentiellement cultivables sont sollicitées non seulement pour l’agriculture (en particulier avec une déforestation rapide en Amazonie et en Asie du Sud-Est), mais aussi pour les biocarburants, et les arbres destinés à produire de l’énergie, alors qu’il faut garder des espaces en réserve pour gérer la biodiversité.

L’équation à résoudre est aussi simple que redoutable. La population mondiale s’accroît, plus exactement celle des pays en développement. Elle devrait plafonner dans les années 2050 vers 9 milliards d’habitants. Il va donc y avoir un accroissement des besoins alimentaires du simple fait de l’augmentation de la population. De plus, si les revenus s’accroissent - ce qu’il faut souhaiter -, les moins alimentés mangeront un peu plus et notamment plus de viande. Or pour produire plus de viande, il faudra produire plus de grains (maïs, soja) si bien qu’il devrait y avoir une accélération des besoins en production végétale. Or celle-ci dépend de deux facteurs : la quantité de terre disponible et les rendements par hectare que l’on peut obtenir. Dès lors, la question se pose en ces termes : en fonction des besoins alimentaires prévisibles en 2050, et compte tenu des terres disponibles et des rendements possibles, pourra-t-on assurer la sécurité alimentaire à l’échelle mondiale ?

Des sols moins fertiles

Qu’en est-il des espaces encore libres ? Selon la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), seuls 40 % de la surface cultivable de la planète seraient cultivés. Ce chiffre est rassurant mais il induit des raisonnements faux. Les 40 % sont les meilleures terres : grandes plaines proches des zones densément peuplées, grandes vallées irriguées, régions faciles d’accès, etc. Le reste comprend les terres les moins fertiles, les zones de climat sec, les zones de pente difficiles à cultiver, les zones de forêt boréale ou tropicale qu’il faut essayer de conserver... Au total, il ne faut donc pas considérer qu’il y a un eldorado des terres libres.

Par ailleurs, ces terres sont réparties de manière très hétérogène. En Asie du Sud, il ne reste pratiquement plus d’espace pour l’agriculture. En revanche, il y a beaucoup de terre disponible en Amérique latine, mais la mettre en culture signifierait déforester plus encore l’Amazonie. L’Afrique, qui aura de grands besoins de terres en raison de l’accroissement de sa population, ne cultive que moins du quart de ses surfaces cultivables, mais là encore, il faut se rappeler qu’une grande partie de l’Afrique est sèche, et ses sols usés, et que les régions humides sont des régions de forêt tropicale qu’il faudrait conserver. Les surfaces réellement disponibles en Afrique subsaharienne sont donc les surfaces en jachère (cultivées une année sur trois ou quatre ou plus), et leur mise en valeur suppose de reconstituer en permanence leur fertilité par des apports d’engrais, ce qui ne se fait pas encore beaucoup. Il y a certes de très grandes réserves foncières en Russie, surtout si le changement climatique permet en 2050 de cultiver des sols aujourd’hui trop froids, de la même manière qu’au Canada ou au nord de la Chine. Mais il faut vérifier la faisabilité et les conséquences écologiques d’une mise en production de ces régions septentrionales. En définitive, la surface de la biosphère utilisable est donc bien plus réduite que ce que l’on a tendance à imaginer. Et c’est donc par la hausse des rendements à l’hectare qu’il faudra accroître la production alimentaire.

Terres cultivables et cultivées (en millions d’hectares)

Qu’est-il possible de faire en ce domaine ? Les pays occidentaux et les pays du Sud ayant connu la révolution verte 1 obtiennent des rendements déjà élevés. Or, depuis 1995 environ, un peu partout dans le monde, ils ont cessé de progresser.

Ces rendements élevés avaient été permis par des prix favorables à l’agriculture, mais, dans les pays du Sud, les politiques d’ajustement structurel ont réduit les subventions qui incitaient à recourir aux techniques permettant de hauts niveaux de productivité. De plus, ces rendements ont été facilités par des prix du pétrole relativement bas autorisant une mécanisation rapide et à haut niveau de puissance, et l’usage de grandes quantités d’engrais azotés issus du gaz naturel. A long terme, la hausse des coûts de l’énergie devrait se traduire par des coûts plus élevés en travail du sol et en fertilisation. A long terme encore, les engrais phosphatés et potassiques pourraient devenir plus rares et plus chers en raison de l’épuisement progressif des meilleurs gisements géologiques. Par ailleurs, les ressources en eau d’irrigation, tendent partout à diminuer, en raison de leur surexploitation, surtout dans les zones tropicales humides telle la vallée du Gange. Enfin, les pesticides, qui protègent les récoltes, sont de plus en plus décriés et interdits.

Si la hausse des rendements est enrayée, la course à l’accroissement des surfaces et à la déforestation pourrait s’accentuer, et ce d’autant plus que des politiques incitatives à la production de biocarburants seront menées. On se rend compte, dès lors, que la question alimentaire devient très sérieuse. Une course de vitesse est désormais engagée entre l’accroissement de la population et de ses besoins, et l’accroissement de la production. Si pendant quelques années, il y a un peu d’excédent alimentaire, les prix mondiaux baissent - au détriment des producteurs qui ne sont plus incités à faire d’effort. Mais si après une ou deux années de sécheresse, la production est insuffisante, les prix flambent et les populations urbaines pauvres des pays en développement s’insurgent contre la vie chère. Il faut donc trouver comment limiter la croissance des surfaces cultivées et accroître les rendements. Il n’y a pas de solution simple.

Nourrir les villes

A très court terme, pour éviter le retour des pénuries, les régions à fort potentiel et ayant des rendements agricoles peu élevés devraient être mises à contribution, comme les régions de la mer Noire (Ukraine, Kazakhstan). Il faut aussi que les agricultures très productives disposent de techniques nouvelles pour maintenir des niveaux de productions élevés et adaptés à la nouvelle donne économique et environnementale. Il faut surtout proposer des politiques agricoles très incitatives aux deux milliards de personnes vivant de l’agriculture familiale en autosubsistance. Ce sont ces agriculteurs qui devront en grande partie fournir l’alimentation des villes dans les pays en développement. On ne peut concevoir qu’ils restent isolés de l’économie générale et que seules 20 millions de grandes exploitations à l’échelle mondiale fournissent l’alimentation des 2,5 milliards de personnes qui naîtront entre 2010 et 2050. Faire en sorte que ces paysans sortent de la pauvreté et commercialisent leur production passe par des politiques complexes au niveau national et international, alliant réformes agraires, soutiens économiques et mesures de protection des marchés. Une tâche immense : il s’agit, à travers l’évolution de l’agriculture, à la fois de nourrir le monde, sortir un tiers de l’humanité de la pauvreté et sauver la biosphère. La question agricole est bel et bien de retour.

  • 1. Politique agricole fondée sur l’irrigation, l’utilisation de variétés à haut rendement, d’engrais et d’une protection phytosanitaire étendue.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !