Entretien

Comment l’on choisit sa famille

10 min
François de Singly Professeur de sociologie à la Sorbonne, directeur du Centre de recherches sur les liens sociaux CNRS-Paris Descartes (Cerlis)

La transition démographique d’une part et la mondialisation d’autre part ont-elles arasé les différences entre les modèles possibles de la famille contemporaine ?

François de Singly : Non, loin de là. Ce qu’il faut comprendre, lorsque l’on parle de la famille contemporaine, c’est qu’elle est indissociable du processus d’individualisation par lequel chacun se constitue dans ses choix et dans l’expression de sa personnalité. Or si l’affirmation de soi engendre des effets identiques dans le monde entier, à mon sens essentiellement chez les femmes, ceux-ci se distribuent selon toute une gamme de particularismes issus de la culture, de l’histoire nationale et de la politique. Ainsi, les Québécoises insisteront beaucoup sur le rôle symbolique de leur patronyme (elles ne prendront pas celui de leur compagnon) mais pourront ne travailler qu’à mi-temps, renforçant une certaine " dépendance " sur d’autres aspects de leur individualisation. Les Françaises, " actives " à temps plein, conservent un rôle domestique plus " traditionnel ". Chacun réalise un bricolage identitaire.

Peut-on parler d’une famille individualiste ou individualisée à l’échelle du monde ou est-ce trop tôt ? Est-ce même légitime ?

F. de S. Il y aura mondialisation de la famille " individualiste " quand il n’y aura plus de mariages arrangés. Dans l’histoire du monde, le mariage arrangé est la forme historiquement et culturellement la plus fréquente de cette institution : un " fils de " se marie avec une " fille de ", dans une logique d’endogamie sociale. Le passage au " non-arrangement ", c’est-à-dire au choix du conjoint, traduit une des modalités de la " première modernité " (la première moitié du xxe siècle) en Occident, et tend à s’étendre au-delà, au moins au niveau de l’imaginaire. L’imposition ou non de la logique de l’élection amoureuse traduit l’existence d’une individualisation des adultes pour leur vie privée.

Les pays en développement vivront-ils linéairement les évolutions que nous avons vécues, sur une sorte de schéma déterministe ?

F. de S. Non, pas nécessairement car les ingrédients de l’individualisation ne s’intègrent pas au plat commun avec la même intensité. Pour qu’il y ait individualisation complète, outre l’amour, dont l’apparition a trait à des facteurs complexes, il faut trois choses. Premièrement le marché (le marché au sens non strictement libéral, mais au sens de la diversification des gens et des choix). Il faut pouvoir se déplacer, rencontrer des gens et avoir le choix (ou la contrainte) de faire autre chose que ses parents. Deuxièmement, la politique. L’exemple allemand est passionnant. Comme il n’y a pas de crèches et pas de cantines, les femmes ont le choix entre travailler et ne pas avoir d’enfant ou ne pas travailler et être mère. C’est très clivant. En France, malgré un discours assez conservateur sur la famille, les politiques publiques ont autorisé l’individualisation des femmes. On s’en rend compte avec la diffusion de l’école à partir de trois ans. Car, l’école maternelle, ça fait du bien aux enfants sans doute, mais ça en fait surtout aux femmes qui peuvent être moins dépendantes de leur mari (par rapport à la période précédente des " femmes au foyer "). Et puis, troisièmement, il faut le diplôme, c’est-à-dire quelque chose qui m’appartient en propre et qui fait que je peux aller sur le marché des relations sociales. Les sociétés à faible taux de scolarisation sont peu individualisées. C’est le cas de l’Afrique.

Taux de scolarisation des filles et des garçons dans l’enseignement supérieur en France

Les femmes françaises, davantage encore que les hommes, semblent valoriser le diplôme (l’un des critères distinctifs majeur du processus d’individualisation selon François de Singly), comme instrument d’émancipation et d’expression de soi.

Taux de scolarisation des filles et des garçons dans l’enseignement supérieur en France

Les femmes françaises, davantage encore que les hommes, semblent valoriser le diplôme (l’un des critères distinctifs majeur du processus d’individualisation selon François de Singly), comme instrument d’émancipation et d’expression de soi.

Ce qui est intéressant, c’est que si on prend le modèle français de la première moitié du xxe siècle, les femmes ont cru que l’amour et la vie conjugale étaient conciliables - ce qui est une grande nouveauté historique - mais elles n’avaient pas accès à une scolarisation et à une professionnalisation comparables à celles des hommes : aussi restaient-elles dépendantes du mari, souvent femmes au foyer. Or, aujourd’hui à l’inverse dans certains pays, comme le Japon ou la Corée, des femmes sont diplômées et travaillent mais dans une société où le mariage amoureux reste très minoritaire. Ces femmes sont individualisées mais sans la reconnaissance personnelle de leur singularité, apportée par l’amour d’un conjoint, alors que les femmes françaises des années trente vivaient un modèle amoureux mais sans les autres conditions de l’individualisation. Il peut donc y avoir dissociation entre les différentes dimensions de l’individualisation. Pour moi, la grande question des temps à venir est la suivante : jusqu’où l’amour va-t-il s’imposer comme un mode de constitution des individus à leurs propres yeux ?

Quel est votre pronostic ?

F. de S. Je pense que nous vivons pour l’heure une sorte de coexistence pacifique. Dans un certain nombre de pays, notamment au Japon, en Corée, en Chine, en Inde, le modèle de la filiation, du mariage arrangé reste dominant dans les pratiques. Mais en même temps l’imaginaire amoureux, qui filtre par les séries américaines, introduit à une expression amoureuse de soi. Ainsi le film de James Cameron, Titanic, raconte l’histoire d’une femme, Rose, qui dit " je " grâce à l’amour. Ce film a marché absolument dans tous les pays du monde : n’est-ce pas le signe de la diffusion de cette vision individualisée des relations ? La force considérable du modèle de l’amour réside aussi dans le fait que les canaux de diffusion ne sont pas politiques ou ethnocentrés : il prend appui sur un imaginaire (incarné dans les romans, dans les films, etc.).

Mais dans Titanic, il y avait aussi une logique de classe, puisque Jack est sur le troisième pont alors que Rose est sur le premier.

F. de S. C’est normal. Il faut forcément une opposition. Imaginez que je sois une femme et que j’aie une certaine valeur sociale et/ou monétaire : il va falloir que je tombe amoureuse d’un plus " pauvre " que moi pour que l’authenticité de mon amour et de mon choix se voie. Imaginons que Rose tombe réellement amoureuse d’un homme riche : la mère de Rose aurait été heureuse pour la conservation de la lignée et se serait moquée de l’inclination réelle de sa fille, qui serait venue par surcroît, comme la grâce. Donc il faut que le fiancé soit pauvre. Mais s’il n’est que pauvre, c’est insuffisant car pauvre, ce n’est pas une qualité personnelle. Un deuxième élément est nécessaire pour l’amour : je dois être reconnu à titre personnel, et non en tant que " fils " ou " fille de ". Or, si Jack, l’amoureux, est pauvre, il est surtout artiste : il peint. Alors que le fiancé " officiel " achète des croûtes, Jack sait voir au-delà de la valeur d’échange des choses ce qui est vrai. L’équivalent de la beauté du tableau, c’est l’identité profonde de Rose. C’est donc l’amour qui transpose le mieux la croyance du fait que chacun de nous est unique. Et cette grande croyance, qui naît en Occident à partir du xiie siècle, se dédouble sur un autre plan, en politique. Ainsi, nous avons combinaison progressive de deux élections : politique et amoureuse.

Qu’en conclure concernant le Japon ou la Chine ?

F. de S. On pourrait concevoir que les Chinoises fassent concilier l’amour et la vie de couple (au lieu de le vivre sous le mode de la dissociation). Elles auraient alors à leur disposition des modalités d’affirmation de soi multiples, à côté de la réussite professionnelle par exemple. Peut-être que la Chine restera " communiste " tout en devenant intensément amoureuse. Mais cela n’est pas certain car on peut aussi s’affirmer, dire " je ", par la consommation. Si on revient à la France, on peut schématiquement définir l’individualisme français par un peu d’amour conjugal, un peu de compétition méritocratique (la réussite dans le travail) et un peu de démocratie. Trois dimensions donc. La version chinoise peut parvenir à être aussi individualiste que la nôtre mais avec un processus basé essentiellement sur le modèle de la compétition, du marché au sens libéral et méritocratique. Le modèle d’équilibre entre les trois dimensions de l’individualisme occidental n’est manifestement pas le seul. L’individualisme des Chinois est plus unidimensionnel, en raison de leur histoire, de leur culture, de leur Etat. L’alignement de tous les pays sur un seul modèle " individualiste " n’est pas certain. Il n’y aucune raison de penser que l’équilibre entre les différents éléments de l’individualisation qu’a réalisé l’Occident soit le meilleur. Reste qu’au niveau mondial, c’est le modèle compétitif qui domine même si, je le répète, le modèle amoureux a pour lui une sorte de neutralité idéologique.

Qu’est-ce que la société ne peut plus attendre de la famille ?

F. de S. Normalement, la logique amoureuse entraîne une forte instabilité familiale. C’est son coût. On ne tombe pas forcément amoureux pour toujours. Dès lors, le deuxième critère pour voir où en est la mondialisation de la famille individualiste, après le critère du mariage arrangé, c’est le divorce par consentement mutuel. Si vous n’avez pas la possibilité de sortir du couple, ou de la famille que vous avez formée, c’est que la logique amoureuse est un peu biaisée. En France, le divorce par consentement mutuel a été institué sous Giscard en 1975, restaurant celui de 1790, si vite supprimé. Deux siècles pour que la France accepte cette invention. Il n’y aucune raison que dans les pays musulmans et en Afrique cela se fasse en dix ans...

Les Français, comme d’autres, ne veulent plus de l’enfermement général d’un individu dans une institution, dans un lien de filiation, mais ne veulent pas non plus la pure volatilité. On pense bien entendu très spontanément à la stabilité pour les enfants, après un divorce par exemple. Mais il ne faut pas non plus, comme on a tendance à le faire, sous-estimer le besoin de stabilité de l’adulte. L’individu moderne, qui est mobile, ne veut pas être purement nomade. Pour dire " je ", il faut un certain " nous ", une certaine stabilité. Or, la famille - et c’est pour ça qu’elle est aimée, même après Mai-68 - accorde cet espace, et je n’en vois pas d’autre, dans lequel il y a de la reconnaissance personnelle. Dans les autres espaces sociaux, l’école, l’entreprise, chacun n’est reconnu que pour telle ou telle dimension. Pour dire complètement " je ", il faut donc de la famille, mais à condition de s’en extraire : voilà le paradoxe. Il reste un problème, dérivé de l’amour, celui de la durée de la stabilité. De quelle " sécurité ontologique " - pour reprendre le terme du sociologue Anthony Giddens - avons-nous besoin ?

Que peut faire la société pour soutenir la stabilité de la famille ?

F. de S. Pour beaucoup de Français, jusqu’à une époque récente, la valeur centrale était la durée. On pouvait faire beaucoup de choses, mais on ne divorçait pas. La seule question contemporaine est donc celle du temps. S’il y a de plus en plus de moments où la famille brinquebale, nous aurons besoin d’une politique familiale et sociale pour stabiliser les individus. Toute la politique de l’apprentissage consistant à être parent devra être revue. Il faut tenir les deux bouts : du côté de la liberté, il faut participer aux instruments de la liberté (accès des femmes au travail et égalité salariale, activités collectives non-familiale pour les enfants telles qu’écoles de musique, sport etc.) ; de l’autre côté, il faut des politiques de soutien qui compensent la fragilisation des familles contemporaines. Cela passe bien entendu par des politiques de l’emploi ambitieuses, mais pas seulement.). Ainsi, je plaide depuis longtemps pour des écoles des parents. La stabilité relative n’est plus le produit d’une institution, le mariage, mais d’un travail de la relation. De ce point de vue, le débat sur le travail le dimanche en France a été catastrophique. C’est le seul jour où la famille se rassemble. Il aurait fallu tenir là-dessus et mener une lutte de masse. Car c’est dans la famille que se joue un mode de reconnaissance qui n’est ni celui du marché ni celui de la compétition.

Propos recueillis par Bertrand Richard

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